Société
Reportage

Infanticides en Inde : la malédiction des filles du Rajasthan

Photo de manifestation en Inde contre les infanticides
Ecolières indiennes lors d’une marche de protestation contre les violences faites aux femmes dont le foeticide féminin, à Amritsar dans l’Etat du Penjab (23 mars 2012). Le Penjab a le pire sex-ratio de l’Inde avec mois de 800 filles âgées de 0 à 6 ans pour 1000 garçons. (Crédit : AFP PHOTO/NARINDER NANU)
Elle en a tiré un livre: « Seule fille de mon village » de Sugan Kanwar, avec Célia Mercier, édition Flammarion, octobre 2014
L’infanticide des filles reste une tradition dans cet Etat du nord-ouest de l’Inde. Dans son enquête réalisée à Jaisalmer sur la caste des Rajpouts Bhatti, Célia Mercier raconte les raisons qui conduisent une bonne partie de ses membres à tuer leurs bébés filles, génération après génération.

Le bus de touristes se gare au pied de la somptueuse citadelle. « Voici le fort doré », annonce le guide devant la petite troupe émerveillée. Les visiteurs grimpent sur l’enceinte de la ville fortifiée de Jaisalmer, alpagués par des femmes vêtues de saris rose fushia, couvertes de bijoux. Des touristes du monde entier découvrent chaque année les merveilles de cette ville médiévale du Rajasthan, au cœur du désert du Thar. A l’horizon de cette ancienne étape de la route de la Soie tournent des dizaines d’éoliennes ultra-modernes.

Photo de la cité fortifiée de Jaisalmer en Inde
La cité fortifiée de Jaisalmer dans l’Etat du Rajasthan. (Crédit : Xavier Richer / Photononstop)

Dans ce district ouvert sur le monde, où les éleveurs de chameaux sont devenus guides touristiques, une tradition ancestrale perdure. Une tradition d’une cruauté absolue, qui oblige les mères à tuer leurs filles à la naissance. C’est dans le clan des Rajpouts Bhatti, une caste aux origines guerrières du Rajasthan, qu’elle est appliquée de manière presque systématique. Selon le recensement de 2011, dans le district de Jaisalmer, le sexe-ratio est de 874 filles pour 1000 garçons chez les enfants de moins de six ans. Dans cette population, on compte 69.610 garçons pour 60.853 filles. On peut donc estimer a minima que 6.000 petites filles manquent à l’appel.

Contexte

 Le premier ministre indien Narendra Modi a débuté fin 2014 une “croisade” contre l’infanticide. En janvier, il a lancé la campagne « Save girls, save the girl child » (Beti bachao, beti padhao). Appelant les « parents indiens » à « ne pas tuer leur fille parce qu’ils veulent un garçon », il a décrit le foeticide féminin comme de la « maladie mentale ». Selon le Premier ministre, cette discrimination, si elle ne cesse pas, pourrait engendrer une « terrible crise » à cause du manque de femmes dans le pays. Problème : Modi ne s’attaque pas directement à la question de la dot, qui demeure la cause principale de l’infanticide des filles.

« Pourquoi n’a-t-elle pas de cousine ? »

Les villageois justifient leurs pratiques en vertu d’un fait ancien : selon les historiens locaux, à l’époque des invasions musulmanes, au XVIème siècle, les guerriers Rajpouts éliminaient leur descendance féminine pour éviter que leurs filles soient violées par l’ennemi. Une solution radicale pour éviter le déshonneur, dans cette haute caste prestigieuse… Pourtant comment expliquer qu’elle perdure au XXIème siècle ?

Dans le village de Devda, à une heure de route de Jaisalmer, une jeune femme de 26 ans, est l’une des très rares filles de son village à avoir échappé à ce sort funeste. Sugan Kanwar a une soixantaine de cousins, mais elle n’a jamais pu jouer avec une autre petite fille. Enfant, elle interrogeait sa grand-mère : Pourquoi n’a-t-elle pas de cousine ? La vieille femme lui expliquait que c’est à cause du puits, les femmes enceintes qui boivent son eau n’accouchent que des garçons.

Sugan s’accommode de cette explication. Jusqu’au jour où, à l’âge de onze ans, elle assiste à un mariage. Dans la cuisine, les femmes discutent entre elles, elle se disent qu’il est dommage de ne pas « garder les filles ». Sugan est intriguée et veut en savoir plus. On lui explique alors que les bébés filles sont tuées à la naissance par leur propre mère, qui les étouffe ou les empoisonne avec de l’opium.

Sugan Kanwar en photo avec sa famille
Sugan Kanwar est l’une des très rares filles de son village à avoir échappé à l’infanticide. (Crédit : Célia Mercier)

Passé le choc de cette révélation, la jeune fille comprend qu’elle est une survivante. Ses parents à elle ont décidé de lui laisser la vie sauve. A Devda, elle est la deuxième fille qui a été « gardée » depuis un siècle dans la caste des Rajpouts Bhatti. Ces derniers épousent des femmes venues d’un autre village, mais refusent d’élever leurs propres filles. En interrogeant son entourage, Sugan comprend aussi que la seule raison pour laquelle cette tradition se perpétue est l’argent. Les parents d’une fille doivent payer une dot pour la marier.

Ne pas avoir de fille pour garder son patrimoine

A l’origine, la dot représente la part d’héritage d’une fille, sous forme de biens et d’or qu’elle reçoit lorsqu’elle quitte sa famille pour s’établir dans celle de son époux. C’est une pratique d’équité qui permet aux femmes de recevoir une partie de l’héritage parental. Mais du coup, pour garder son patrimoine, une famille a intérêt à ne pas avoir de filles, et de s’en débarrasser à la naissance…

Photo d'une affiche de la campagne “Sauvez les petites filles" dans un hôpital de New Delhi
Visiteurs d’un hôpital de New Delhi sous d’une affiche de la campagne “Sauvez les petites filles, identifier le sexe d’un foetus est un péché”. (Crédit : AFP PHOTO/Pedro UGARTE/FILES)

Pourtant la dot a été interdite dans l’Inde indépendante, et ce dès 1961, il y a donc plus d’un demi-siècle. Elle punit d’un minimum de cinq ans de prison les familles qui exigent une dot comme condition préalable à un mariage.

Elle reste pourtant toujours en vigueur et n’est pas réprimée par la police, qui semble avoir d’autres chats à fouetter. La dot est une question de statut social dans une société très hiérarchisée, où le prestige est important. Et dans la haute caste de guerriers dont vient Sugan, obtenir un gendre de bonne famille est tout simplement ruineux. Avec l’apogée du consumérisme, les belles-familles réclament désormais de l’électroménager, des voitures, une télévision… Et les requêtes continuent même après les noces.

Alors, plutôt que de remettre en question la coutume de la dot, les familles se livrent aux infanticides, génération après génération. A l’échelle de l’Inde, c’est une société entière qui détruit une partie de ses enfants, par les avortements sélectifs, les infanticides, la négligence et le manque de soins aux fillettes. La situation de Jaisalmer n’en est qu’une sombre parabole.

Dans cette « ville du désert », les autorités ferment les yeux. Les hommes politiques locaux appartiennent eux même à la caste des Rajpouts Bhatti, adepte des infanticides. Le fils d’un notable local, interrogé sur le sort des fillettes, réplique en riant : « Franchement, qui s’en préoccupe ? »

Petite révolution et impunité

Après des décennies d’indifférence, une petite révolution a pourtant lieu en 2012. Le nouveau chef de la police et le nouveau préfet nommés à Jaisalmer sont… des jeunes femmes, énergiques et modernes. Lorsqu’elles réalisent l’ampleur du problème, elles sont stupéfaites. Et décident d’agir : recensement des naissances, enquêtes en cas de décès suspect d’un bébé, tournée d’information dans les villages pour rappeler aux habitants que tuer un bébé est un crime, puni par la loi.

La peur règne dans les villages. Pour la première fois dans la région, un homme est arrêté pour infanticide, accusé d’avoir empoisonné sa fille. Il sera finalement acquitté en première instance après un procès expéditif. La préfète fait appel, dénonçant une « farce judiciaire ».

Mais en 2014, la jeune femme et sa collègue sont nommées ailleurs. Leurs successeurs ne reprennent pas le flambeau. Ils évitent les sujets qui fâchent, ils ne veulent pas d’ennuis. Et l’hécatombe continue, dans l’impunité.

Célia Mercier

Dessin caricaturé d'une petite fille morte
Dessin caricature par Tiery Le

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A propos de l'auteur
Célia Mercier est journaliste. Elle a été correspondante de Libération et du quotidien Le Soir au Pakistan, et a réalisé de nombreux reportages en Afghanistan. Elle a ensuite travaillé en Inde jusqu’en 2014 pour Libération. Elle a publié chez Flammarion le témoignage d’une jeune Pakistanaise vitriolée, Brûlée à l’acide. Elle a reçu en 2009, le Prix Ouest-France Jean Marin des correspondants de guerre à Bayeux pour un reportage dans la revue XXI.