Culture
Note de lecture

Littérature : "La cité de la victoire", l’empire mythique et très actuel de Salman Rushdie

L'écrivain anglo-américain d'origine indienne Salman Rushdie. (Source : Le Point)
L'écrivain anglo-américain d'origine indienne Salman Rushdie. (Source : Le Point)
À travers la chronique d’un empire imaginaire de l’Inde ancienne, l’écrivain anglo-américain d’origine indienne livre un plaidoyer pour le féminisme et la tolérance en résonance profonde avec les dérives du régime politique actuel de New Delhi.
Retour à l’Inde, toute : pour son dernier roman, Salman Rushdie se – et nous – plonge dans ses racines indiennes. Cela n’était pas le cas dans ses romans précédents. Son extraordinaire Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits était un roman planétaire brassant les lieux et les époques, tandis que le dernier en date, Quichotte était une sorte de transposition folle de Don Quichotte dans l’Amérique d’aujourd’hui. Des choix correspondant au mode de vie de Rushdie qui alterne entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Mais avec La cité de la victoire, ce géant de la littérature actuelle nous rappelle qu’il est né en Inde et qu’il a été baigné dans la culture de ce pays-continent en nous immergeant dans son histoire ancienne et sa mythologie.
Rushdie a terminé l’écriture de ce roman juste avant la tentative d’assassinat qui l’a visé en août 2022. Le choc de cette attaque – les coups de couteau reçus l’ont grièvement blessé et lui ont fait perdre un œil – ne se reflète donc pas dans La cité de la victoire. Ce sera en fait le sujet de son prochain livre. Titré Couteau : méditations après une tentative de meurtre, celui-ci est annoncé pour le printemps prochain.
Dans La cité de la victoire, Rushdie reste dans son registre favori : celui du conte. Le livre se présente comme la traduction résumée d’une épopée ancienne écrite en Inde du sud au XVIème siècle. L’auteur n’aime rien tant que les récits enchâssés les uns dans les autres, sur le modèle des Mille et une nuits : ce procédé lui permet de prendre du recul par rapport à son histoire, de la commenter, de la mettre en perspective… Cette épopée baptisée le Jayaparajaya aurait été écrite à la fin de sa vie par une femme, Pampa Kampana. Mais une femme pas vraiment comme les autres : Pampa aurait été dotée par une déesse de pouvoirs surhumains qui lui auraient permis de vivre deux cent quarante-sept ans, la période allant de la naissance du royaume de Bisnaga (c’est-à-dire « cité de la victoire ») jusqu’à son effondrement.
Pour imaginer Bisnaga, Rushdie s’est inspiré d’un empire bien réel, celui de Vijayanagara, qui s’est étendu sur le sud de l’Inde entre le XIVème et le XVIème siècles. Mais sa cité de la victoire ressort bien davantage, évidemment, des villes des Mille et une nuits. C’est Pampa Kampana elle-même, en fait, qui lui donne naissance en semant des graines magiques données par la déesse. La très jeune femme (à l’époque) insuffle vie et histoires personnelles aux habitants nés des graines en chuchotant à leurs oreilles.
Mission confiée par la déesse à Pampa : créer une ville où les femmes seraient les égales des hommes. Tous les métiers et toutes les positions hiérarchiques devraient leur être ouverts, y compris dans l’armée et le gouvernement. L’un des combats menés par Pampa au fil de l’histoire du royaume sera d’ailleurs de tenter d’imposer l’idée qu’une femme puisse accéder au trône. Autre priorité définie par la déesse et défendue par Pampa tout au long de sa très longue existence : Bisnaga doit être la cité de la tolérance religieuse où tous, hindous, musulmans, chrétiens et autres sont les bienvenus.
De tels messages féministes et progressistes ne passent évidemment pas tout seuls. Dans sa mission, Pampa se heurte au prêtre Vidyasagar, incarnation du fondamentalisme hindou, qui exerce une influence considérable, ouvertement ou en sous-main selon les époques, et rejette expressément le « dieu des Arabes ».
Au fil des décennies et même des siècles, Bisnaga traverse de multiples crises : guerres de succession au sein de la famille royale, guerres aux frontières avec les principautés ou les sultanats voisins, alliances et trahisons, alternance de périodes « éclairées » et répressives… Jusqu’à la catastrophe finale qui voit la disparition de la cité.

« Seule subsiste la cité des mots »

Le récit pseudo-historique que donne Rushdie est bien sûr nourri de références multiples, comme toujours dans ses écrits. Les clins d’œil aux deux grandes épopées hindoues, le Mahabharata et le Ramayana, abondent, parfois soulignés ouvertement dans les commentaires du traducteur imaginaire. C’est le cas par exemple, des années d’exil dans la forêt subies par Pampa et ses filles, qui renvoient directement à des exils similaires dans les deux textes sacrés de l’hindouisme.
Surtout, la confrontation permanente dans l’histoire de Bisnaga entre les forces progressistes et leurs adversaires obscurantistes trouve des échos très directs dans l’actualité indienne. Parlant d’un roi de la cité ayant basculé du côté du fondamentalisme hindou, un de ses proches en dit : « Il ne comprend rien. Nous [les hindouistes, NDLR] sommes les bons, eux [les musulmans] sont les méchants, c’est là à peu près toute sa religion. Mais sous cette idée, je crois bien qu’il a peur d’eux. » Ce qui amène son épouse interloquée à répondre : « Mais eux, nous les avons déjà ici un peu partout à Bisnaga. Nous avons leurs lieux de culte dans plusieurs quartiers et ils vivent parmi nous, ce sont nos amis et nos voisins, nos enfants jouent ensemble et nous disons que notre statut de sujets de Bisnaga passe avant notre appartenance religieuse, n’est-ce pas ? » Autant de réflexions qui s’appliquent à la montée des tensions avec la minorité musulmane orchestrée depuis l’arrivée au pouvoir du BJP, le parti nationaliste hindou, et du Premier ministre Narendra Modi en 2014. De même, l’arrivée au pouvoir à Bisnaga d’un souverain fondamentaliste se traduit par une volonté de réécrire l’histoire du royaume, processus actuellement en cours en Inde.
Au-delà du jeu des références et du plaidoyer pour le féminisme et la liberté, La cité de la victoire procure avant tout, comme toujours chez Rushdie, un grand plaisir de lecture. Cette vasque fresque historique mélange avec bonheur le réalisme et le merveilleux. Elle fourmille de personnages captivants, souverains, enfants royaux, prêtres et bien d’autres. Quant à Pampa Kampana, c’est une héroïne fascinante, mi-sorcière du fait des pouvoirs surnaturels conférés par la déesse, mi-femme ordinaire confrontée à de terribles épreuves personnelles, familiales et autres.
Aveugle à la fin de sa vie comme Homère, elle dicte son épopée car elle sait que rien ne restera de Bisnaga en dehors de son récit. En définitive, écrit-elle, « seule subsiste la cité des mots. Les mots sont les seuls vainqueurs. » Une ultime profession de foi que Salman Rushdie fait sienne sans aucun doute.
Par Patrick de Jacquelot

À lire

Salman Rushdie, La cité de la victoire, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Actes Sud, 336 pages, 23 euros.

A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.