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Livres d'Asie du Sud

Littérature indienne : "La Voix de Sita", ou les multiples voix des femmes dans l’Inde d’aujourd’hui

(Source : World Bank)
(Source : World Bank)
Mêlant mythes éternels aux réalités les plus concrètes de notre temps, ce premier roman de Clea Chakraverty dresse un panorama impressionnant de la situation des Indiennes et de leur volonté farouche de dépasser les traditions qui les oppriment.
La Voix de Sita commence par un rappel bref mais violent du drame qui a secoué l’Inde il y a dix ans de cela : quand, en décembre 2012 à Delhi, une jeune femme a subi un viol collectif particulièrement atroce accompagné d’actes de barbarie ayant entraîné sa mort. Un événement qui avait suscité une émotion considérable et une mobilisation massive des Indiennes sur le thème du « plus jamais ça ». Avec la portée concrète habituelle chaque fois qu’un mouvement d’indignation proclame « plus jamais ça » : rien n’a changé depuis, bien évidemment. Cet événement tragique, qui n’est ensuite évoqué que très épisodiquement dans le roman, introduit d’emblée le lecteur dans le sujet du roman : le sort des femmes en Inde.
L’intrigue comporte plusieurs strates. La principale suit un avocat d’une petite ville de l’État du Bihar, porté sur les coups médiatiques et un peu inconscient. Horrifié par le fait que dix ans après le viol de Delhi rien n’ait changé, justement, Madhu Singh décide de frapper un grand coup : attaquer en justice le dieu Ram, en l’accusant d’être à l’origine de l’oppression des femmes en Inde du fait de son comportement envers son épouse Sita décrit dans le Ramayana, l’un des deux grands textes de la mythologie hindoue avec le Mahabharata.
Cette initiative iconoclaste (moins absurde qu’on peut le croire : il arrive effectivement que des dieux du panthéon hindou se voient reconnaître une personnalité juridique par les tribunaux indiens) est accueillie par un engouement médiatique considérable et suscite une levée de boucliers de la part des fondamentalistes hindous, menés dans le roman par un certain Yogi Abhinyav (qui ne manque pas de rappeler Yogi Adityanath, le moine hindou extrémiste actuellement ministre en chef de l’Uttar Pradesh, plus grand État du pays). Pour étayer son acte d’accusation, Madhu se fait aider par l’universitaire Zulfiya Wallace. Celle-ci exhume notamment les multiples versions autres du Ramayana qui donnent à Sita un rôle beaucoup plus actif et important, où elle n’est plus une simple victime passive. Autant de versions insupportables pour les fondamentalistes hindous. Là encore, le roman s’appuie sur des faits bien réels. En 2011, par exemple, les extrémistes hindous ont obligé l’Université de Delhi à retirer du programme le livre de l’universitaire AK Ramanujan consacré aux innombrables versions du Ramayana que l’on trouve dans l’ensemble de l’Asie.
Pendant que ces deux protagonistes se préparent un « procès », qui prendra la forme d’un débat télévisé à grand spectacle entre Madhu et Yogi Abhinyav, un autre événement se déroule en parallèle : il semble que la déesse Sita se soit réincarnée dans Sati, une jeune fille du Bihar vivant avec les bauls, des musiciens mystiques errants. La nouvelle du retour de la déesse se répand : dans l’Inde entière, les femmes y voient le signe que l’heure de la fin de leur oppression est enfin venue. Elles affluent par dizaines de milliers sur la grande place située au coeur de New Delhi pour assister au « procès », moment où les deux fils de l’histoire se rejoignent.

Réseaux sociaux et culte de la déesse

Premier roman de Clea Chakraverty, journaliste franco-indienne, La Voix de Sita est une œuvre ambitieuse. Le lecteur y trouve d’abord une évocation détaillée des multiples dimensions de l’oppression des femmes en Inde : avortements sélectifs, filles maltraitées, moins éduquées, dot, violences en tous genres… L’auteure s’en prend avec virulence aux systèmes oppressifs qui pèsent sur les femmes dans les différentes religions du pays, et pas seulement la religion dominante hindoue. Un statut de la femme tel que le principal vœu de la jeune épouse de l’avocat est tout simplement de « ne jamais avoir de fille »… Les milices extrémistes hindoues sont dépeintes avec une plume acérée dans toute leur violence et leurs discours de haine.
Le roman décrit simultanément le mythe de Sita dans le Ramayana et ses multiples interprétations, son importance pour les femmes indiennes d’aujourd’hui qui placent toujours leur foi dans la déesse. Tout cela s’enchevêtre : le roman mêle en permanence modes de vie de l’Inde d’aujourd’hui et traditions éternelles. L’annonce du « retour de Sita » circule sur WhatsApp, les réseaux sociaux sont aussi omniprésents que le culte de la déesse.
Sous la plume de Clea Chakraverty, des personnages très convaincants prennent vie : l’avocat aventureux, l’universitaire militante, le redoutable Yogi et ses sbires plus terrifiants encore… Très bien écrit, le roman multiplie les changements de ton et les registres d’écriture : récits contemporains « journalistiques », rêves mystiques, messages Instagram, poèmes… L’auteure passe sans difficulté de descriptions très réalistes de lieux ou de modes de vie actuels à des scènes fantasmagoriques. Elle n’hésite même pas à évoquer la vie de Sita à son époque. Avec beaucoup d’habileté, la journaliste trouve le moyen de faire passer plein de statistiques sur le sort des femmes via les messages d’une influenceuse sur Instagram.
Très ambitieux, donc, puissant, créatif, le roman en fait tout de même parfois un peu trop. Les changements incessants de ton, de points de vue et de personnages ne sont pas toujours faciles à suivre. Une évocation de Salman Rushdie et de l’interdiction de ses Versets sataniques s’accompagne de l’insertion pas du tout indispensable de quatre pages de chronologie sur l’affaire : le livre aurait sans doute gagné à être un peu simplifié et raccourci. Par ailleurs, même si Clea Chakraverty fournit beaucoup d’élément d’explication, connaître déjà un peu le Ramayana aide certainement à la lecture.
La Voix de Sita n’en constitue pas moins un premier roman impressionnant. À noter : même s’il s’agit d’une œuvre militante en faveur de la défense des femmes indiennes, le livre évite tout dogmatisme et ne tombe pas dans la condamnation universelle des hommes. Si elles veulent surmonter le sort qui est le leur, est-il suggéré, les Indiennes doivent puiser dans leurs propres traditions et non pas imiter directement le féminisme occidental. La réponse à l’oppression des femmes véhiculée par la conception prévalante de la religion hindoue ne réside pas dans le rejet de celle-ci mais dans la réinterprétation des mythes : une révolution féministe 100 % indienne à venir !
Par Patrick de Jacquelot

À lire

Clea Chakraverty, La Voix de Sita, Globe, 2022, 22 euros.

A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.