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Malaisie : Anwar Ibrahim Premier ministre, la fin de la crise politique ?

Anwar Ibrahim, nouveau Premier ministre malaisien, a prêté serment le 24 novembre 2022, au palais national à Kuala Lumpur. (Source : CNN)
Anwar Ibrahim, nouveau Premier ministre malaisien, a prêté serment le 24 novembre 2022, au palais national à Kuala Lumpur. (Source : CNN)
Ce jeudi 24 novembre, cinq jours après des élections aux résultats indécis et d’intenses tractations politiques, ce que de nombreux Malaisiens ne pensaient jamais arriver s’est produit : Anwar Ibrahim, l’éternel opposant, l’éternel premier ministrable, a été désigné par le roi pour former un gouvernement. Quelques heures plus tard, il a prêté serment, devenant ainsi officiellement le dixième Premier ministre malaisien.
Depuis février 2020, la Malaisie est en proie à une crise politique. En deux ans, trois chefs du gouvernement se succèdent : Mahathir élu en 2018, puis à l’issue d’un putsch parlementaire, Muhyiddin Yassin de 2020 à 2021 et Ismail Sabri de 2021 à octobre 2022. Ce dernier décide de dissoudre le Parlement pour stabiliser la situation et donner une majorité claire. Des élections anticipées sont convoquées dans la foulée et au terme d’une campagne électorale éclaire, c’est tout l’inverse qui se produit.
Trois grandes coalitions s’affrontent alors. D’abord l’historique Barisan Nasional (BN) dont est issu Ismail Sabri, structuré autour de la United Malay National Organisation (UMNO), et qui a dirigé le pays de son indépendance en 1957 à 2018. Ensuite, le Pakatan Harapan (PH) mené par Anwar Ibrahim, coalition réformiste élue en 2018 mais chassée du pouvoir par le putsch parlementaire de février 2020. Et enfin, le Perikatan Nasional (PN) dirigé par Muhyiddin et constitué principalement de son parti le Bersatu, une scission de l’UMNO, et du PAS, un parti islamiste. D’autres petites coalitions régionales sont également en lice, notamment dans les États malaisiens de Bornéo du Sabah et du Sarawak ainsi que celle dirigée par Mahathir, 97 ans, deux fois Premier ministre, et qui espère revenir au pouvoir.
Deux grands éléments ont prédominé dans cette courte campagne électorale. À commencer par le poids de la jeunesse : pour la première fois, les 18-21 ans ont pu voté. L’abaissement de la majorité électorale a introduit plus de 5 millions de nouveaux électeurs, nouvelle cible de choix pour les coalitions. Cette nouvelle donne a incité les partis politiques à investir les réseaux sociaux, et notamment TikTok. Certains ont mieux su tirer que d’autres leur épingle du jeu, notamment le PN qui a mené une campagne agressive en direction de la jeunesse sur ce réseau social. Muhyiddin n’a ainsi pas hésité à se mettre en scène dans des vidéos en dansant.

Scénario imprévu

Le 19 novembre, les résultats du scrutin sont inattendus. Aucune des trois grandes coalitions n’arrivent à obtenir seule la majorité de 112 sièges nécessaires pour former un gouvernement. Le PH d’Anwar arrive en tête avec 82 sièges, suivis de près par le PN de Muhyddin et ses 73 députés. Le BN connaît quant à lui une déroute historique avec seulement 30 élus, dont 26 pour l’UMNO. Le succès du PN s’explique par la percée du PAS qui devient le premier parti de Malaisie avec 44 députés. Le pays apparaît alors divisé entre les centres urbains et les circonscriptions multiethniques ayant donné leurs voix au PH et les zones rurales, à majorité malaise, qui se sont tournées vers le PN et dans une moindre mesure le BN.
Ce succès du PAS n’avait pas été anticipé. Il est le fruit d’un long travail de terrain. Parti islamiste à la vision rigoriste de l’Islam – son dirigeant n’a pas hésité à saluer la victoire des Talibans en 2021 -, il est très implanté dans la société malaise, dirigeant de nombreuses associations, écoles religieuses et mosquées. Déjà au pouvoir dans les États ruraux du Kelantan et du Terengganu, il a réussi à s’emparer de bastions de l’UMNO dans toute la péninsule malaise et à séduire la jeunesse qui fréquente ses écoles et ses associations.
Au soir du 19 novembre, Muhyiddin proclame sa victoire et annonce tard dans la nuit qu’il dispose d’une majorité suffisante pour former un gouvernement. Gouvernant ensemble avant la dissolution, une alliance BN-PN apparaît plausible, d’autant plus que les 29 députés du Sabah et du Sarawak se disent prêts à travailler avec Muhyiddin. Le roi donne alors deux jours aux coalitions pour lui proposer un nom de Premier ministre.
Pour autant, rien de tout cela ne se produit. La percée du PAS secoue fortement la société malaisienne multiethnique. L’angoisse de voir son idéologie rigoriste se distiller progressivement depuis le gouvernement s’installe au sein des minorités non musulmanes chinoises (27 % de la population) et indiennes (12 %). C’est que le risque existe de faire voler en éclat le consensus social sur lequel est fondé la société malaisienne. Bien que l’Islam soit la religion de la Fédération et que les Malais et les « autochtones » disposent de privilèges constitutionnalisés, la liberté de culte est assurée en Malaisie où est pratiqué une Islam modéré.
L’angoisse se traduit alors par une société civile qui s’agite. Quelques rares manifestations anti-PAS apparaissent dans les rues du Kuching, la capitale du Sarawak. À l’inverse, des vidéos haineuses appelant à attaquer les minorités chinoises font leur apparition sur TikTok.
Alors que les députés de Bornéo font dans un premier temps figure de « faiseurs de roi » – en s’alliant au PH ils lui donneraient la majorité -, c’est progressivement le BN qui prend cette place. L’alliance « naturelle » avec le PN ne se forme pas. Les partis chinois et indiens du Barisan ne se résolvent pas à soutenir un gouvernement dans lequel le PAS serait si dominant.
Se déroule alors un rapprochement inattendu. Après avoir fait campagne sur la dénonciation de la corruption de l’UMNO, des dirigeants du Pakatan et du Barisan Nasional se rencontrent pour envisager un accord gouvernemental et ainsi faire barrage au PAS. Dans le même temps, les députés du Sarawak se disent prêts à travailler avec le PH d’Anwar, ce qui lui donnerait donnerait une véritable majorité.
Mais ce rapprochement n’est pas du goût de tous au sein du BN. Après cette rencontre, le parti annonce qu’il ne soutiendra personne et se résout à passer dans l’opposition. Pour sortir de la crise qui se prolonge, le roi de Malaisie reçoit le dirigeant du BN, de Bornéo et proclame la nécessité de former une gouvernement d’unité nationale pour le bien du pays. Idée immédiatement reprise par le Barisan qui dans un communiqué se dit prêt à participer à tout gouvernement auquel n’appartiendrait pas le PN. L’alliance entre les ennemis d’hier est définitivement scellée lorsque le journal New Straits Times publie ce mercredi 23 novembre un accord de principe entre le PH et le BN : Anwar sera Premier ministre, son vice-premier ministre issu des rangs de l’UMNO et cette alliance de circonstance aura pour objectif de préserver la stabilité politique de la Malaisie.

Les espoirs de réforme vite déçus ?

C’est ainsi que le 24 novembre, le roi nomme officiellement Anwar Ibrahim Premier ministre. Âgé de 75 ans, il est une grande figure de la vie politique malaisienne. Ancien dauphin de Mahathir durant les années 1990, il est violemment purgé en 1997 pour s’être opposé à la politique économique du gouvernement et dénoncé la corruption du clan Mahathir. Il est alors accusé de crime d’homosexualité, arrêté et condamné à de la prison ferme. Anwar devient alors la figure de proue de tous les tenants de la Reformasi, la réforme sociale et politique pour une Malaisie plus juste, plus inclusive et moins corrompue. Relâché en 2004, il incarne l’opposition à l’UMNO et forme une coalition qui réunit sous une même bannière tous les partis d’opposition, dont le PAS. Face à ses succès électoraux, Anwar alterne les condamnations, les passages en prison et les acquittements, toujours pour les mêmes chefs d’accusation : corruption et homosexualité.
Suite au scandale 1MdB, le détournement de plus de 560 millions d’euros d’un fond public d’investissement par le Premier ministre d’alors Najib Razak, Anwar fait la paix avec son ancien « bourreau ». Bien qu’alors en prison, il continue de diriger son parti qui crée le Pakatan Harapan avec Mahathir. Ce dernier ne devait être qu’un Premier ministre de transition avant de laisser sa place à Anwar. Mais le nonagénaire rechigne à céder sa place et sa démission en février 2020 qui déclenche la crise enterre toute chance pour Anwar devenir dans l’immédiat chef du gouvernement.
Mais au-delà de l’arrivée de l’éternel opposant au pouvoir, ces élections sont particulièrement riches d’enseignements. Les Malaisiens ont sanctionné les acteurs de la crise de 2020. À l’exception de Muhyiddin réélu, tous les autres ont perdu. Dont Mahathir qui atteint piteusement les 9 % dans sa circonscription. Malgré l’entrée en lice des jeunes dans l’électorat, il n’y a pas eu de prime à la jeunesse chez les élus. De jeunes et prometteurs politiciens comme Nurul Izzah Anwar, fille d’Anwar, ou l’ancien ministre de la Santé Khairy Jamaluddin sont battus.
Dans le même temps, l’aspiration à une véritable Reformasi n’est pas claire. En pourcentage de voix, le PN et le BN dépassent les 50 %. C’est le jeu politicien qui amène Anwar au pouvoir, pas les urnes. D’autant qu’il va devoir composer avec l’UMNO tant dénoncé mais qui sera au gouvernement. Cette participation pourrait être minimale, l’UMNO cherchant à se donner l’image d’un parti conservateur malais modéré et raisonnable, plaçant l’intérêt du pays au-dessus des divergences politiciennes. Cependant, ses 27 députés pourraient empêcher l’adoption de nombreuses lois trop réformatrices. Par ailleurs, la percée du PAS traduit une tendance conservatrice très forte de toute une partie de la population malaisienne. Le parti islamiste ayant investi le terrain social, cette tendance ne pourra que perdurer.
Si enfin Anwar devient Premier ministre, si enfin la Malaisie dispose d’une majorité stable, si enfin la crise politique semble éteinte, la situation politique renferme en elle les germes de tensions qui ne sauraient être ignorées. La société malaisienne reste divisée et les espoirs de reformes pourraient vite être douchés.
Par Victor Germain

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A propos de l'auteur
Spécialiste de la Malaisie, Victor Germain est chargé d'études à l'Institut de recherche stratégique de l’École Militaire (IRSEM). Diplômé de Sciences Po Paris en science politique et relations internationales, il a également étudié à l'Universiti of Malaya à Kuala Lumpur. Il est l'auteur d'un mémoire universitaire à l'IEP de Paris sur le populisme dans la politique étrangère de la Malaisie.