Politique
Analyse

Élections en Malaisie : la candidature de Mahathir, 97 ans, symbole de la sclérose de la vie politique ?

L'ancien Premier ministre malaisien Mahathir Mohamad, 97 ans, de nouveau candidat aux élections du 19 novembre 2022. (Source : Bloomberg)
L'ancien Premier ministre malaisien Mahathir Mohamad, 97 ans, de nouveau candidat aux élections du 19 novembre 2022. (Source : Bloomberg)
À 97 ans et près de sept décennies sur la scène politique, plus d’un homme politique préférerait prendre sa retraite pour profiter de ses dernières années. Ce n’est pas le cas de Mahathir Mohamad, déjà deux fois Premier ministre (1981–2003 et 2018–2020), qui espère bien reprendre les rênes de la Malaisie après deux ans d’instabilité, lors des élections du 19 novembre.
Le 10 octobre dernier, le chef du gouvernement Ismail Sabri Yaakob a annoncé la dissolution du Parlement et la tenue d’élections législatives anticipées dans les 60 jours. Une semaine plus tard, la commission électorale a fixé la date du scrutin au 19 novembre. Ces élections doivent, selon le Premier ministre, apporter une majorité claire et ainsi fermer la parenthèse de la crise politique majeure que traverse le pays depuis février 2020. Jusqu’alors « modèle » de stabilité, la Malaisie a connu trois chefs du gouvernement en deux ans.
Cette crise est le résultat de l’éclatement du Pakatan Harapan (PH, le « Pacte de l’espoir »), la coalition portée au pouvoir en mai 2018, offrant à la Malaisie sa première alternance depuis 1957. Réformateur, le PH s’est structuré autour des partis d’opposition historiques menés par l’éternel opposant Anwar Ibrahim et d’une scission du l’United Malay National Organisation (UMNO) au pouvoir depuis l’indépendance, le Parti Pribumi Bersatu Malaysia (PPBM). Emmenée par Mahathir, ce groupe a quitté l’UMNO en réaction à la révélation de l’affaire 1MDB, un détournement de plusieurs milliards de dollars d’un fond public d’investissement au profit du Premier ministre de l’époque Najib Razak. Le PH s’est accordé pour faire de Mahathir son candidat au poste de chef du gouvernement tout en portant un programme réformateur. Alors âgé de 92 ans, Mahathir faisait office de figure tutélaire unificatrice et s’était engagé à n’être qu’un Premier ministre de transition avant de céder sa place à Anwar Ibrahim.
C’est le refus de ce passage de relais qui a fait éclater le PH. En février 2020, une majorité du PPBM et une faction du parti d’Anwar se rapprochent de l’UMNO et du parti islamiste PAS. Mahathir démissionne, plongeant le pays dans la crise politique. Après avoir consulté tous les parlementaires, le roi nomme Muhyiddin Yassin, leader du PPBM, Premier ministre. Sans majorité claire, il est soutenu par tous les opposants au PH. Pris entre une UMNO peu coopérante et la gestion du Covid-19, le gouvernement de Muhyiddin s’écroule en août 2021. C’est alors Ismail Sabri Yaakob qui prend les rênes du pays. Vice-président de l’UMNO, il permet au parti et à sa coalition, le Barisan Nasional (BN, Front national) battus dans les urnes trois ans plus tôt de revenir au pouvoir. Mais disposant de la même majorité que son prédécesseur, sa position n’est guère tenable. D’où la dissolution du Dewan Rakyat, la chambre basse du Parlement.

Peur de voir son héritage disparaître

Dans les jours qui suivent l’annonce des élections anticipées, toutes les coalitions politiques se mettent en ordre de bataille. Le PH s’organise sous la bannière d’Anwar et engage des discussions avec d’autres petits partis d’opposition. Bien que soutenant le gouvernement, le PPBM et le PAS font bande à part au sein du Perikatan Nasional (PN, Alliance nationale), une coalition islamo-conservatrice. De son côté, les soutiens de Mahathir se sont regroupés au sein d’un nouveau parti et ont fédérés de petits mouvements conservateurs au sein du Gerakan Tanah Air (GTA, Mouvement de la patrie).
Bien que son parti ne compte que quatre parlementaires et qu’une partie de l’opinion publique malaisienne le tient pour responsable de la chute du Pakatan, Mahathir refuse toujours une retraite politique. Cette ténacité s’explique par deux traits caractéristiques de son parcours politique : le développement de la communauté malaise et la peur de voir son héritage politique disparaître.
Mahathir a longtemps fait partie du courant des ultra-nationalistes malais, les tenants de la supériorité de la majorité malaise et des populations autochtones sur les minorités chinoises et indiennes. Dans son ouvrage, The Malay Dilemma, publié en 1970 à Singapour car jugé trop radical et censuré en Malaisie, Mahathir développe ses idées sur le sujet. Sa réflexion s’articule sur une discrimination positive garantie par la Constitution et sur un État paternaliste et développementaliste dirigé par une élite malaise éduquée œuvrant pour permettre aux Malais pauvres et ruraux de s’enrichir.
S’il n’a pas pu appliquer stricto sensu cette vision lorsqu’il était au pouvoir et qu’il a modéré sa politique pour garantir la cohésion de la société malaisienne, Mahathir croit toujours dans la nécessité d’une politique vigoureuse de soutiens aux Malais. Mais celle-ci nécessite l’unité de la communauté, ce qui n’est pas sans rappeler le concept d’unité de l’Ummah dans l’Islam. Mahathir joue régulièrement sur cette similitude résonnant parmi les Malais musulmans.
Or, trois coalitions sur quatre se présentant aux élections prônent une telle politique (BN, PN et GTA). Cela fait craindre à Mahathir une division irrémédiable de la communauté malaise ce qui l’affaiblirait face aux tenants d’une Malaysian Malaysia pour ne pas dire les Chinois de Malaisie. Fort de son image de figure tutélaire et de père du développement de la Malaisie, Mahathir pense pouvoir fédérer les conservateurs malais dans un ticket commun. C’est pour cela qu’il a annoncé être prêt à négocier avec le PN et appelé l’UMNO a se dissoudre pour se débarrasser de ses cadres et militants corrompus.
Dans le même temps, Mahathir craint de voir son héritage économique et politique dilapider. Déjà, lors de sa première « retraite » dans les années 2000, il avait torpillé son successeur Badawi qu’il accusait de ne pas assez bien perpétuer son œuvre ; en somme, d’être trop indépendant. Ainsi, bien qu’en retrait, Mahathir a toujours multiplié les interviews et les petites phrases pour aiguillonner les Premiers ministres qui ne resteraient pas dans ses pas. Et cela jusqu’à son retour sur la scène politique suite au scandale 1MDB. Aussi, revenir au pouvoir est pour lui la meilleure garantie de la perpétuation de son héritage.

Cependant, qu’un presque centenaire déjà deux fois Premier ministre cherche à rempiler traduit une certaine sclérose de la vie politique malaisienne. Malgré l’alternance et la crise, celle-ci peine à se renouveler. Le parlement élu en 2018 avait une moyenne d’âge de 56 ans, ce qui en faisait la sixième plus vieille chambre au monde. Les autres candidats au poste de Premier ministre ont entre 62 et 75 ans et occupent la scène politique depuis des années. Anwar était vice-Premier ministre de Mahathir dans les années 1990, Muhyiddin a occupé son premier poste ministériel en 1982 et, bien qu’il soit le premier chef de gouvernement a être né après l’indépendance, Ismail est député depuis 2004.
La jeunesse est d’ailleurs loin d’être bien vue par les hommes politiques malaisiens. Dans une récente interview, Mahathir a reconnu l’importance des jeunes dans la vie politique. Mais ils ne disposeraient pas de l’expérience nécessaire pour diriger le pays. Selon lui, ces seniors doivent diriger pour montrer l’exemple aux jeunes jusqu’au moment où ils seront suffisamment matures. Cette vision est partagée par toute la classe politique malaisienne.
Jusqu’en 2019, la Malaisie faisait partie des 10 derniers pays à maintenir l’âge du vote à 21 ans. Désormais, tous les Malaisiens à partir de 18 ans peuvent voter, injectant 5,8 millions de nouveaux électeurs. Malgré la force politique que les jeunes représentent, un seul parti mise sur eux. Fondé par Syed Saddiq, ancien membre du PPBM devenu ministre du Pakatan à 25 ans, la Malaysian United Democratic Alliance (MUDA) est un mouvement multiethnique qui cible en priorité la jeunesse afin de transcender les clivages ethniques qui corsètent la vie politique malaisienne. Il affiche son ambition dans son nom puisque l’acronyme du parti signifie « jeune » en malais.
Officiellement créée en 2020, MUDA n’a été enregistré qu’en décembre 2021. Il ne dispose que d’un seul député, Syed Saddiq, élu sous l’étiquette du PPBM en 2018, et d’un élu local au parlement de l’État du Johor. Bien que Syed pense que la jeunesse sera le faiseur de roi dans les élections du 19 novembre, les ambitions de MUDA sont très modestes. Le mouvement a annoncé ne vouloir se présenter que dans 15 circonscriptions sur 222. En cause, son manque d’implantation, qui est compensée par l’utilisation des réseaux sociaux et des métadonnées, une stratégie empruntée à La République en Marche, explicitement citée comme source d’inspiration.
Pour autant, la mobilisation des jeunes semble difficile. Selon un récent sondage, seuls 40 % des 18-21 ans ont l’intention de se rendre aux urnes le 19 novembre. Si la stratégie de MUDA pourrait être couronnée de succès, celle de Mahathir, qui lui aussi mise sur la jeunesse, laisse plus dubitatif. Il dit seulement cibler les jeunes « qui votent comme leur parent ».
Loin de n’être que le prélude d’un nouveau record au Guiness Book du Premier ministre le plus âgé au monde, que Mahathir détient déjà depuis 2018, son ambition de diriger à nouveau la Malaisie traduit avant tout la sclérose de la scène politique malaisienne qui peine à se renouveler. Le dédain dont fait preuve toute une partie de la classe politique à leur égard et la succession des scandales et des retournements de veste entretiennent le faible intérêt des jeunes Malaisiens pour la vie politique de leur pays. Ce qui est loin d’être rassurant pour un pays en crise politique.
Par Victor Germain

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de la Malaisie, Victor Germain est chargé d'études à l'Institut de recherche stratégique de l’École Militaire (IRSEM). Diplômé de Sciences Po Paris en science politique et relations internationales, il a également étudié à l'Universiti of Malaya à Kuala Lumpur. Il est l'auteur d'un mémoire universitaire à l'IEP de Paris sur le populisme dans la politique étrangère de la Malaisie.