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Chine : "Copyright Van Gogh", de la copie industrielle du maître à la réalisation de soi

Scène du documentaire "Copyright Van Gogh" de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki. (Source : ASC Distribution)
Scène du documentaire "Copyright Van Gogh" de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki. (Source : ASC Distribution)
Depuis sa sortie en salle en décembre dernier, le documentaire chinois Copyright Van Gogh suscite un intérêt particulier. Le traitement du sujet interpelle, autant que le regard posé sur le destin des ouvriers paysans qui contribuent à la modernisation de la Chine. Le film interroge aussi la relation entre les œuvres d’art et les artisans qui les copient. Lieu du tournage, le village de Dafen, en banlieue de Shenzhen, est l’exemple saisissant du modèle économique du pays depuis son ouverture vers le monde.
Jusqu’en 2009, 70 % des peintures à l’huile vendues sur les marchés européens et américain proviennent de Chine. Parmi elles, 80 % sont produites à Dafen, surnommé « le village de la peinture à l’huile » (大芬油画村, dafen youhua cun). Selon le recensement de l’Association des artistes de Dafen, pas moins de 1 200 galeries et boutiques, et plus de 8 000 artistes et peintres sont dispersés dans ce morceau de terre d’à peine un demi-kilomètre carré. De 2006 à 2008, la valeur annuelle des exportations du village a atteint, au sommet de son existence, plus de 100 millions de dollars.
Le documentaire Copyright Van Gogh, dont une vingtaine de copies est exploitée partout en France, pose sa caméra dans ce village. À travers l’objectif, on sillonne les ateliers, les appartements et les ruelles. La caméra s’arrête longuement sur les artisans labourés par la fatigue et par la sueur. Une commande de 200 copies de tableaux de Van Gogh ne choque personne. Pour respecter leurs délais, les peintres dorment et mangent par terre, entre les cordes à linge où sèchent les toiles et les odeurs des peintures. En 2015, au moment du tournage, le chiffre d’affaires de la vente de tableaux dépassait 65 millions de dollars.
Les réalisateurs, Yu Haibo et sa fille Yu Tianqi, ont suivi l’un de ces peintres, Zhao Xiaoyong pendant plus de quatre ans. Sa famille et lui ont peint environ 100 000 copies d’œuvres de Van Gogh sans avoir jamais vu un tableau original. Après toutes ces années, Zhao ressent une affinité profonde avec le peintre néerlandais. Il décide alors d’aller en Europe pour se rendre d’abord au Musée Van Gogh au Pays-bas, puis visiter la maison de l’artiste et terminer son voyage sur sa tombe à Arles.
À Dafen, surnommé "le village de la peinture à l'huile". (Source : Sohu)
À Dafen, surnommé "le village de la peinture à l'huile". (Source : Sohu)

Du hameau à la capitale mondiale de la production et distribution de tableaux

Le village de Dafen est un exemple typique de la délocalisation réussie de l’industrie hongkongaise vers la Chine. À la fin des années 1980, le peintre et galeriste Huang Jiang, basé à Hong Kong, fait du commerce de peintures de reproduction, en débutant par de très petites quantités, généralement une douzaine par envoi en Amérique du Nord chaque année. Un jour, il reçoit une commande de toiles de la part du géant Wal-Mart avec un délai de livraison de trois mois, ce qui est difficile à garantir à Hong Kong, où le coût de la main-d’œuvre est élevé. En traversant la rivière séparant Hong Kong de la Chine continentale, à l’instar de ses compatriotes, Huang se rend donc à Shenzhen pour trouver des petites mains en renfort. Il fait partie de ces investisseurs hongkongais et taïwanais qui s’aventurent par milliers sur cet immense territoire fermé jusqu’alors.
À l’époque, le village de Dafen est un hameau de 300 villageois, calme et reculé, traversé par un fleuve et entouré de champs de blé et de poules. Un endroit idéal pour peindre, selon Huang. Alors il s’installe avec une vingtaine d’ouvriers venus essentiellement de la même région. Peu de temps après, d’autres ateliers les rejoignent. Les commerçants comme Huang développent peu à peu une chaîne industrielle de production, d’achat et d’exportation de peinture à l’huile. Et le village produit plus d’un million de tableaux par an.
Pendant les années 1990, les artisans-commerçants gèrent leurs commandes, peignent les tableaux et se chargent de la préparation de l’envoi en transit par Hong Kong. La plupart sont des travailleurs migrants peu qualifiés venus des quatre coins de la Chine : ils ont donc tout à apprendre pour utiliser les pinceaux sur place. Cet écosystème permet aux paysans de s’intégrer d’abord à ce modèle économique expérimenté par la Chine et d’accéder au statut d’artisan-commerçant. Devenant leur propre patron, il font naturellement venir les autres membres de leur famille ou recrutent si nécessaire pour livrer la commande à temps. Recourir à la méthode de la chaîne de production comme font les grandes usines garantit la reproduction d’une grosse quantité de tableaux dans un délai souvent serré. Chaque artisan s’occupe d’une partie ou d’une couleur particulière du tableau, et aucun tableau n’est peint complètement par la même personne. Le film nous montre comment, dans l’atelier de Zhao, les différents tableaux passent d’une main à l’autre à un rythme soutenu du matin au soir. Une reproduction se vend plus de 1000 euros, mais les artisans peintres ne touchent que 200 ou 300 yuans.
Extrait du documentaire "Copyright Van Gogh" de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki. (Source : ASC Distribution)
Extrait du documentaire "Copyright Van Gogh" de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki. (Source : ASC Distribution)
À partir de l’année 2000, si le développement de la ville de Shenzhen rattrape celui de Shanghai, elle garde la réputation d’une ville sans âme ni identité. En somme, un désert culturel. Alors le gouvernement local souhaite promouvoir le village de Dafen comme produit culturel en mettant en avant le nombre des artisans peintres et de leurs productions. Des campagnes de promotions nationales sont lancées, financées par les impôts. Il est intéressant de souligner deux phénomènes en particulier, qui permettent à ce village de gagner en notoriété rapidement. Au passage, le gouvernement local ne manque pas de revendiquer l’efficacité de son effort.
Premier phénomène : l’impact de la crise financière de 2008, qui marque un tournant lorsque les exportations chinoises sont en chute libre. Second facteur : à la même période, la population chinoise s’embourgeoise. Le fait d’accrocher une huile au mur du salon est un signe extérieur d’accès à la classe moyenne. Le ralentissement des exportations s’opère désormais au profit d’une demande croissante de l’intérieur : la production de Dafen se tourne donc vers le marché chinois.
« 70 à 80 % de notre production vise le marché intérieur depuis 2012, souligne Lai Xianyou, 35 ans, artiste-peintre à Dafen depuis 2004 et membre du bureau de l’Association des Artistes. Grâce à l’accessibilité du prix de nos produits, les familles chinoises ont le moyen de posséder au moins un tableau chez elles. De ce fait, les artisans de Dafen permettent la démocratisation des peintures à l’huile en Chine. Et tout le monde connaît Van Gogh grâce à nos reproductions. »
On compare à tort le village de Dafen à deux autres hauts lieux emblématiques de la capitale : le village de Songzhuang et l’Usine 798 ou « Dashanzi » abritent un grand nombre d’artistes et d’espaces créatifs, qui permettent de découvrir les stars ou les révélations de l’art contemporain chinois. Néanmoins, réputé pour être populaire et accessible, le village de Dafen attire aujourd’hui les jeunes artistes ayant reçu une formation aux Beaux-arts, à l’instar de Lai Xianyou. Beaucoup d’ateliers réalisent des tableaux de création sur commande des clients. La part de la reproduction diminue ; ce qui laisse plus d’espace pour imiter les styles des maîtres et parvenir à sa propre création. « Ce village permet de créer des emplois et aide les jeunes artistes comme moi, avec peu de moyens financiers, à s’insérer dans ce milieu. Nous savons que nos œuvres ont une valeur plus décorative qu’artistique. Cet endroit assure pleinement son rôle d’incubateur », s’exclame Lai à la fin de l’entretien.
Après avoir acquis une certaine notoriété pendant leurs années d’apprentissage à Dafen, certains artisans quittent Shenzhen et s’installent dans les autres grandes villes, poussant même jusqu’à la capitale.

Du travailleur migrant au peintre-galeriste

Selon les auteurs, le film dresse un portrait intime de la réalisation de soi. Il retrace le parcours d’artistes créant un art qui reflète leur propre identité dans la Chine contemporaine. À la fin du documentaire, le personnage principal, Zhao Xiaoyong quitte le village et prend son envol après son voyage en Europe. Lors de son arrivée à Shenzhen en 1992, Zhao n’a que 19 ans. Avec 200 yuans en poche, lui et les autres villageois errent pendant deux mois. « Nous étions tout un groupe, pédalant sur des vélos, cherchant du travail dans les rues le jour et dormant sur des chantiers la nuit », se souvient-il.
Deux mois plus tard, il gagne enfin son premier salaire à Shenzhen en faisant des petits boulots : 35 yuans pour dix jours de labeur. Il travaille comme assistant dans une usine de fabrication de produits décoratifs, gérée par un patron d’origine philippine. Passionné de dessin depuis son enfance, il fait des croquis ou des esquisses tous les jours après 17h. Ses modèles ? Les calendriers de stars hongkongaises. Il les copie jusque tard dans la nuit, seul sur son lit. Anecdote amusante : au lieu de dessiner ses idoles, les chanteurs masculins, il fait et refait pendant six mois le portrait d’une fille travaillant dans une autre usine. Jusqu’au jour où, assez content du résultat, il prend son vélo, roule dans la campagne à travers champs, se plante devant la fille admirée et lui tend le portrait. « Une façon de faire ma déclaration », confie-t-il.
Au début de l’année 1997, Zhao pose le pied à Dafen. Par chance, il devient l’apprenti d’un professeur des Beaux-arts : Zhao manipule le pinceau et l’huile pour la première fois de sa vie. Au bout de six mois, il commence à recopier deux tableaux de Van Gogh imprimés sur les cartes postales : Tournesol dans un vase et Terrasse de café le soir. À l’époque en Chine, personne ne connaît Van Gogh. Ses piètres copies du maître sont alors invendables, malgré tous ses efforts et surtout l’achat de peintures à l’huile extrêmement onéreuses dans le pays.
Extrait du documentaire "Copyright Van Gogh" de Yu Haibo. et Yu Tianqi Kiki. (Source : ASC Distribution)
Extrait du documentaire "Copyright Van Gogh" de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki. (Source : ASC Distribution)
Complètement fauché, Zhao s’interroge sur le destin de Van Gogh et les conditions de vie à son époque. Plus d’un siècle le sépare de son maître, mais Zhao se sent proche de lui, en particulier après avoir vu un documentaire en noir en blanc consacré à sa vie, diffusé sur CCTV. Bouleversé par son histoire tragique, Zhao décide de continuer son chemin. La première commande de copies s’élève à 20 tableaux, de la part d’un commerçant hongkongais, et puis de 80 tableaux deux mois plus tard. Il fait venir sa femme de son village natal. Tandis qu’elle prépare le fond de la toile, Zhao peint jour et nuit pendant trois mois. On peut deviner la suite : le nombre de commandes monte jusqu’à 1300 copies. Zhao recrute une dizaine d’apprentis et gère un commerce florissant. Tout le monde peint, mange et dort sous les toiles de Van Gogh suspendues, comme le montre le documentaire.
L’air étouffant en été et mal aéré à cause de l’humidité en hiver, la promiscuité du lieu et le quotidien ascétique, amènent Zhao, isolé du monde pendant plus d’une dizaine d’années, à penser qu’il vit dans des conditions similaires à celles de Van Gogh. À l’extérieur, la Chine voit son économie croître à une vitesse galopante. « L’évolution de ce village est liée à celle de la civilisation mondiale et à la transformation des modèles de production de peinture à l’huile, explique Yu Haibo, le réalisateur du film. Ce groupe de peintres a évolué comme 100 millions de travailleurs migrants chinois, avec leurs difficultés et leurs douleurs, leurs peines et leurs joies, leur bonheur et leurs pertes. »
En 2013, un galeriste hollandais arrive à l’improviste devant l’atelier de Zhao et déclare avec stupéfaction : « Je suis dans un musée de tableaux de Van Gogh ! » Après une longue attente, en 2014, Zhao quitte la Chine pour la première fois de sa vie pour se rendre enfin aux Pays-Bas, sur proposition du galeriste. Le film nous invite à suivre les découvertes de Zhao en Europe, et à voir les émotions apparaître sur son visage lorsqu’il s’approche pour la première fois des originaux de son maître. Un peu plus tard, lorsqu’il identifie clairement ses propres peintures accrochées partout dans les vitrines des magasins de souvenirs, Zhao se demande où il est.
Avant d’entamer le pèlerinage aux Pays-Bas, Zhao Xiaoyong tente de peindre autre chose que des reproductions d’œuvres. Il commence à faire quelques autoportraits en imitant le style de son maître. L’idée de la création a germé au fond de son cœur après avoir recopié plus de dix mille tableaux. Ce premier et unique contact avec les œuvres de Van Gogh transforme sa perception, et va modifier plus tard son identité et son regard sur le sens et la valeur de son travail.
Extrait du documentaire "Copyright Van Gogh" de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki. (Source : ASC Distribution)
Extrait du documentaire "Copyright Van Gogh" de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki. (Source : ASC Distribution)
En 2016, il quitte Shenzhen et s’installe dans à Ningbo, à 300 km au Sud. Là, il ouvre une galerie et espère pouvoir vivre de ses créations. Après la diffusion du documentaire en Chine, Zhao est devenu une célébrité et la valeur de ses reproductions monte en flèche. Il multiplie les interviews dans les médias et prend soin de son apparence : on le voit souvent porter un polo noir ou une veste en similicuir sur un pantalon noir. Devant la caméra, il explique ses œuvres et ses inspirations, il nous fait part de ses rêves : la création d’un musée consacré à Van Gogh où réunir toutes les reproductions et exposer ses propres créations.
Zhao est l’exemple vivant de tous les travailleurs migrants, avec leurs déboires et leurs difficultés. Grâce à sa détermination et à son opiniâtreté, il a réussi à changer son destin. De la reproduction à la transformation, en passant par l’imitation, comme ces milliers d’artisans du village de Dafen et ces millions d’ouvriers-paysans migrants à l’échelle du pays, Zhao se rend compte de ses propres limites : chercher à évoluer malgré soi est un impératif en ce pays capitaliste.
« Il se prend pour le Van Gogh chinois [le titre original du film, NDLR]. Malgré le fait d’être ardemment animé par l’envie de création après son voyage en Europe, Zhao cherche à gagner toujours plus d’argent, souligne Yu Haibo. Zhao tente de quitter le village, puis y retourne à plusieurs reprises. Il essaie de peindre autre chose, mais l’ombre de Van Gogh plane inextricablement sur sa tête. Le film montre les destins complexes des travailleurs migrants comme Zhao. Il perd sa force de vivre une fois éloigné de ce lieu qui l’a façonné pendant plus de vingt ans. La création exige une profonde connaissance de soi-même et une compréhension de la vie. »
À travers les images récentes diffusées sur le Net, on retrouve les touches singulières de son maître dans les tableaux accrochés dans la galerie de Zhao. « Van Gogh me hante, insiste-t-il dans le documentaire. Quand je ferme les yeux la nuit après une journée de travail, le ciel étoilé de Van Gogh se déploie devant moi. » Il rencontre toujours son maître dans ses rêves. Zhao est comme le personnage d’un roman avec plusieurs fins possibles. C’est justement ce qu’on regrette dans le film documentaire. Or, et cela tombe bien, le réalisateur est en train d’écrire une fiction sur lui.
Par Tamara Lui

Avec l’aide précieuse de Patrick Cozette

Affiche du documentaire "Copyright Van Gogh" de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki. (Source : ASC Distribution)
Affiche du documentaire "Copyright Van Gogh" de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki. (Source : ASC Distribution)

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A propos de l'auteur
Originaire de Hongkong, ancienne journaliste pour deux grands médias hongkongais, Tamara s'est reconvertie dans le documentaire. Spécialisée dans les études sur l'immigration chinoise en France, elle mène actuellement des projets d'économie sociale et solidaire.