Culture
Note de lecture

Littérature indienne : "Meurtres à Mahim" de Jerry Pinto, le Bombay gay à la sauce polar

(Source : TheWire)
(Source : TheWire)
Jerry Pinto emprunte les habits du polar pour décrire dans Meurtres à Mahim le sort misérable des homosexuels indiens. Ils étaient considérés comme criminels voici quelques années encore.
Un pur polar made in India, voilà qui n’est pas si fréquent. D’où l’intérêt suscité par la publication de Meurtres à Mahim. L’auteur, Jerry Pinto, est un écrivain et journaliste originaire de la communauté catholique de Goa et vivant à Bombay. Autant d’éléments que l’on retrouve dans ce roman, qui se déroule dans le quartier de la métropole où vit Pinto et fait apparaître des membres de sa communauté.
L'écrivain indien Jerry Pinto. (Crédit : DS)
L'écrivain indien Jerry Pinto. (Crédit : DS)
En tant que polar, à vrai dire, Meurtres à Mahim se révèle de facture très classique. Le corps d’un jeune homme est retrouvé dans des toilettes publiques de la gare de Mahim, un quartier central de Bombay. L’homme a été éventré et un rein lui a été prélevé. L’enquête est menée par l’inspecteur Shiva Jende qui se fait aider par un ami d’enfance, le journaliste à la retraite Peter Fernandes. C’est du point de vue de ce dernier qu’est racontée l’histoire.
Le premier meurtre, bien évidemment, est suivi d’autres. Quelques fausses pistes se présentent : un autre homme que tout désignait comme l’assassin est tué à son tour avant que l’un des personnages croisés précédemment se révèle être le vrai coupable. Rien que de très classique, comme on le disait, dans la construction de ce polar qui ne révolutionne pas le genre.
L’intérêt du livre est ailleurs : les meurtres se déroulent au sein de la communauté homosexuelle de Bombay dont le livre offre, du coup, un portrait assez détaillé. Ce qui n’est pas fréquent, même si l’on peut citer un autre intéressant roman, très différent, se passant lui aussi dans les milieux homosexuels de la capitale du Maharashtra : Bollywood Apocalypse de Manil Suri, paru chez Albin Michel en 2014.
Le tableau ainsi brossé de cette communauté n’est, on s’en doute, pas réjouissant. Avant même que le premier meurtre ne donne le coup d’envoi du polar proprement dit, la toile de fond est posée grâce à un incident : le fils de Peter Fernandes, Sunil, apparaît dans une photo du journal local en train de manifester contre la loi réprimant l’homosexualité en Inde. Avec une légende le présentant comme « L’activiste gay Sunil Fernandes ». Ce qui plonge Peter et son épouse Millie dans un profond désarroi : doivent-ils comprendre que leur fils, grand militant des causes sociales, soutient simplement la cause gay ou bien qu’il est lui même homosexuel ? Le couple a beau se vouloir plutôt libéral, une telle révélation constituerait un sacré choc…

Mécanisme de la vengeance

L’affaire permet en tout cas à Jerry Pinto de rappeler le contexte qui prévalait au début des années 2010. L’article historique du Code pénal indien criminalisant l’homosexualité avait alors été abrogé par la Haute Cour de Delhi, avant que cette décision ne soit elle-même annulée par la Cour suprême. L’affaire a été réglée définitivement en 2018 par la même Cour suprême qui a finalement jugé cet article inconstitutionnel, comme le rappelle une note de l’éditeur à la fin du livre.
À l’époque du récit, les Indiens gays vivent en tout cas dans l’illégalité, à Bombay comme partout en Inde. Toute manifestation publique d’homosexualité peut susciter violence, arrestation et emprisonnement. Les gays n’ont donc d’autres ressources que les rencontres furtives et clandestines, le plus souvent dans des lieux sordides comme les toilettes publiques. Un personnage du roman le fait remarquer : ces endroits sont en général tellement infâmes qu’il faut une motivation puissante, comme l’espoir d’y faire une rencontre, pour s’y rendre.
Le stigmate social de l’homosexualité et l’illégalité de sa pratique font en outre de ses adeptes des proies faciles. Un élément central de l’intrigue de Meurtres à Mahim repose ainsi sur une pratique policière connue : un jeune gay est utilisé comme appât, un homosexuel est pris en flagrant délit et devient le proie d’un chantage de la part des policiers. Dans le roman, c’est l’avidité sans limite de ces policiers corrompus qui pousse toute une famille à la ruine et enclenche le mécanisme infernal de la violence et de la vengeance.
Avec sa galerie de personnages hauts en couleurs, le roman dresse aussi le portrait d’une des villes les plus attachantes d’Inde, en décrivant des lieux et des communautés dont le visiteur occasionnel ne peut soupçonner l’existence.
Par Patrick de Jacquelot

À lire

Jerry Pinto, Meurtres à Mahim, traduction de Patrice Ghirardi, 232 pages, Éditions Banyan, 17,50 euros.

Cuoverture du roman de Jery Pinto, "Meurtres à Mahim", Banyan. (Copyright : Banyan)
Cuoverture du roman de Jery Pinto, "Meurtres à Mahim", Banyan. (Copyright : Banyan)
A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.