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Faut-il craindre un califat de Daech en Asie du Sud-Est ?

Soldat philippin pendant la "bataille de Marawi", ville de Mindanao prise par un groupe affilié à l'organisation État Islamique, le 10 avril 2017. (Source : Daily Beast)
Soldat philippin pendant la "bataille de Marawi", ville de Mindanao prise par un groupe affilié à l'organisation État Islamique, le 10 avril 2017. (Source : Daily Beast)
Le danger islamiste dans le Sud-Est asiatique serait « présent et immédiat ». C’est ce qu’a assuré l’an dernier le Premier ministre singapourien Lee Hsien Loong. D’aucuns voient déjà dans le sud des Philippines la base arrière d’un nouveau califat. Mais la littérature académique est plus nuancée : les obstacles à l’émergence d’une « province » du groupe État islamique restent nombreux.
Huit attentats en Thaïlande, en Indonésie ou aux Philippines depuis 2016. L’Asie du Sud-Est est autant voire plus frappée que l’Occident par le terrorisme islamiste. Dernier exemple en date, le double attentat du 27 janvier a coûté la vie à 18 personnes à Jolo dans le sud-ouest de l’archipel philippin. L’attaque, revendiquée par le groupe État Islamique, a frappé la cathédrale de Notre-Dame du Mont-Carmel lors d’une messe, puis les militaires venus secourir les blessés. Les autorités ont immédiatement avancé la piste du groupe islamiste Abu Sayyaf, avant que l’attaque soit revendiquée par Daech. « Quand vous parlez de terrorisme dans la province de Sulu, le premier suspect est toujours Abu Sayyaf mais nous ne pouvons exclure la possibilité d’autres responsables », confiait le lieutenant-colonel Besana à l’AFP.
Et les « autres responsables » potentiels sont nombreux en Asie du Sud-Est. La présence de groupes radicaux a été relevée dans toute la région, où vivent 685 millions d’habitants dont 255 millions de musulmans. La menace concerne l’Indonésie, touchée par une vague d’attentats entre 2016 et 2018, la Malaisie et Singapour, mais surtout les Philippines. « Les groupes pro-Daech se terrent soit à Mindanao, au sud des Philippines, et jusque dans les îles de la mer de Sulu, soit dans la jungle de Sulawesi-Central en Indonésie, énumère Éric Frécon, enseignant-chercheur à l’École navale. Il avait été aussi question d’un islam particulièrement radical sur les îles de Nusa Tenggara Occidental, comme à Bima. » Des réseaux ont aussi émergé dans certaines villes de Java, comme à Solo.
Ce nouvel islam radical prend racine dans des dynamiques anciennes. A Banten, en Indonésie, « le militantisme et l’activisme radical sont façonnés par des structures historiques héritières de lignées impliquées dans la lutte anticoloniale dès la dissolution du sultanat de Banten en 1813 », note Habaib Salim, chercheur en sciences sociales. S’y sont combinés des structures anciennes d’orientation moderniste et salafiste jihadiste, des mouvements de prédication et des réseaux militants et humanitaires.
Le tout forme un lacis complexe de membres actifs, militants et sympathisants occasionnels dont il est difficile d’évaluer les contours. « Formellement, résume Éric Frécon, je serais tenté de dire que Daech n’est… nulle part. »

Menace au plus haut depuis 2002

Pour évaluer cette menace parmi d’autres sujets, se tient tous les ans à Singapour le Shangri-La Dialogue, conférence internationale de référence consacrée à la sécurité et à la défense en Asie-Pacifique. Organisée conjointement par le gouvernement singapourien et le think tank britannique International Institute for Strategic Studies (IISS), elle réunit les représentants d’une cinquantaine de pays, des autorités militaires et des acteurs privés liés à la défense. Les échanges lors de la dernière session, du 1er au 3 juin 2018, ont été alarmistes quant à la menace islamiste dans la région. « Les organisations terroristes, sous des arguments fallacieux, continuent de menacer la communauté globale, avertissait le secrétaire d’Etat philippin à la Défense, Delfin Lorenzana. Les attaques de Marawi l’an dernier, et plus récemment de Surabaya, commises par des groupes inspirés par Daech, reflètent les nouvelles dimensions du militantisme et du fondamentalisme religieux en Asie du Sud-Est. Les organisations terroristes sont de plus en plus innovantes sur l’efficacité meurtrière et l’ambition tactique, et leurs stratégies de recrutement révèlent des modes opératoires de plus en plus sophistiqués. »
Et son homologue singapourien Ng Eng Hen de renchérir : « L’incident de Marawi l’an dernier [un affrontement de plusieurs mois entre une faction de Daech implantée dans la ville et l’armée philippine, NDLR], et les terribles attentats-suicides récemment perpétrés par des familles en Indonésie, nous rappellent cruellement que la menace d’attaques terroristes visant des villes de l’ASEAN – y compris occidentales – est à son plus haut niveau depuis l’attentat de Bali en 2002. »
« On connaît la propension des Singapouriens à exagérer par moment certaines menaces à des fins domestiques », raille Éric Frécon. En août 2016, le gouvernement de la cité-État avait ainsi agité un prétendu complot fomenté sur l’île voisine de Batam, en Indonésie, contre des symboles singapouriens. Selon le chercheur français, la situation régionale ne serait pas alarmante à l’heure actuelle. « Parler de danger « présent et immédiat », comme l’a fait le Premier ministre singapourien, est quelque peu exagéré. Marawi n’était pas Raqqa : c’est le manque d’expérience de l’armée philippine conjuguée à la configuration de la ville qui a rendu les opérations difficiles. Globalement, la situation semble sous contrôle. » Et de concéder : « Au mieux, il convient peut-être de s’inquiéter et de rester en veille. »
A Singapour même, le terreau pourrait être fertile pour une radicalisation de certains musulmans. Cette minorité, qui ne représente que 14% de la population, est la plus en retard pour les revenus et la scolarité. Sans compter, rappelle Éric Frécon, que « l’harmonie raciale » mise en place par le gouvernement prône un savoir-vivre « côte-à-côte » plutôt que « ensemble ». Néanmoins, ajoute-t-il, « Tout est tellement contrôlé que le moindre signe de radicalisation excessif serait repéré. Certains ont ainsi été présentés comme radicaux en puissance sans savoir s’il s’agissait de pathologies psychiatriques personnelles plutôt que de démarches politico-religieuses. »

Les nombreux obstacles à l’établissement d’une province du « Califat »

C’est souvent sur l’Indonésie que sont rivés les regards lorsqu’on évoque une montée potentielle du jihadisme sud-asiatique. Une crainte décuplée par les attentats qui ont frappé le pays entre 2016 et 2018. L’immensité de l’archipel indonésien semble pourtant rendre la tâche difficile pour Daech. En outre, aucune zone grise pouvant fournir une cible pour l’établissement d’une province du Califat ou wilaya, n’échappe au contrôle de Jakarta. Si la situation devenait trop dangereuse, estime Éric Frécon, le gouvernement indonésien saurait réagir, comme il l’a fait pour mettre à mal la Jemaah Islamiyah (JI). Surtout, l’Indonésie reste le terreau d’un islam globalement tolérant. « Impossible de nier les actions violentes des milices, les fatwas parfois surprenantes, l’arabisation et la surenchère dans la pratique, concède-t-il. Mais même le colistier de Joko Widodo pour les prochaines élections, Ma’ruf Amin, le chef de file spirituel de la Nahdlatul Ulama ou NU, a adouci son discours. Le président a de son côté multiplié les initiatives et ouvertures vers les autres religions. La pratique – au quotidien ou pour le Ramadan – demeure bien différente de celle au Moyen-Orient : beaucoup plus souple, avec encore des ferments de culture pré-islamique. »
Aux Philippines en revanche, la menace est plus précise. La bataille de Marawi, qui a ensanglanté l’île de Mindanao de mai à octobre 2017, est encore dans tous les esprits, et les radicaux restent nombreux dans l’archipel. À Mindanao, le groupuscule Abu Sayyaf est régulièrement accusé d’exactions crapuleuses ou terroristes, comme l’attentat de la cathédrale de Jolo.
Pour autant, l’établissement d’une wilaya stricto sensu ne semble pas être à l’ordre du jour, assure le chercheur londonien Charlie Winter de l’International Centre for the Study of Radicalisation (ICSR). Au regard des vidéos de propagande produites par Daech, la stratégie provinciale semble avoir changé : créer une wilaya au sud des Philippines pourrait engendrer plus de coûts logistiques que de bénéfices symboliques. Quant à Abu Sayyaf en particulier, relève Éric Frécon, « il n’existe pas « un » Abu Sayyaf susceptible de porter ce projet, mais quatre clans principaux divisés en quelque 80 familles, chacune avec des intérêts différents : implantation d’un califat pour quelques-uns, autonomie de la région pour beaucoup, financement des activités essentiellement… »
Par ailleurs, l’établissement officiel d’une wilaya de l’État Islamique, si elle survient un jour, relèverait davantage d’une stratégie de communication que d’un accroissement effectif de la menace. « Cela requiert une déclaration du chef de l’État Islamique qui accepte l’allégeance d’un groupe ou d’une faction, rappelle Romain Quivooij, chercheur associé à la Rajaratnam School of International Studies (RSIS) de Singapour. Une « province » de l’EI aux Philippines est d’abord et avant tout un changement de nom, autrement dit une nouvelle marque qui entraîne une plus grande visibilité médiatique. » Cette dernière est moins à craindre en elle-même que ce qu’elle signifierait : la montée en puissance des factions locales.

La fragilité des constructions nationales, terreau fertile pour Daech

Si aucune situation ne se ressemble d’un pays à l’autre, une constance explique les craintes de la radicalisation en Asie du Sud-Est : la fragilité des constructions nationales, couplée à des contextes pluriethniques. Certains des facteurs qui ont favorisé l’émergence de Daech au Moyen-Orient se retrouvent dans la région. Parmi eux, la faiblesse du pouvoir central, les tensions religieuses et des problèmes récurrents de corruption. « Globalement, rappelle Éric Frécon, les pays doivent apprendre à gérer leurs « sociétés plurielles », selon le terme de John Sydenham Furnivall, autrement que par l’autoritarisme ou la colonisation. Ce qui n’est pas simple. » L’ambition de construire un projet national, explique-t-il, est souvent contrecarrée par le caractère archipélagique, multiethnique ou plurireligieux des pays.
Cela dit, la région dispose aussi d’atouts, tempère Éric Frécon : « institutionnels – ASEAN et minilatéralisme, expérimenté dans le détroit de Malacca et à présent en mers de Sulu-Sulawesi -, technologiques – à la différence de certaines armées du Sahel – et même diplomatiques avec les soutiens américains – même aux Philippines malgré Duterte ! -, japonais ou australiens. La Chine aussi investit le terrain du contre-terrorisme. »
Sans compter que Daech comme al-Qaïda se sont heurtés à de nombreux obstacles en tentant de se dupliquer dans la région. « Les causes et facteurs des conflits armés dans des pays comme la Thaïlande et les Philippines sont divers et multiples, rappelle Romain Quivooij : conflits agraires, disponibilité des armes à feu ou rivalités entre factions. »

L’épineuse question des revenants

Quel futur pour Daech dans en Asie du Sud-Est ? L’évolution des radicalisations semble difficile à pronostiquer. Un seul acte terroriste, fût-il isolé, suffirait à bouleverser les approches – et la région compte plus de 600 millions d’habitants. Dans chaque pays, souligne Éric Frécon, « on trouvera toujours des récits personnels mêlant aigreur vis-à-vis du gouvernement, difficultés économiques et déscolarisation ou désocialisation ».
L’oppression des populations musulmanes en particulier, qu’elle soit réelle ou fantasmée, est l’un des piliers de la propagande jihadiste. Dans cette perspective, les observateurs s’inquiètent de la situation en Birmanie. « Le risque, analyse Romain Quivooij, est que des groupes comme al-Qaïda et l’État Islamique utilisent la situation des Rohingyas comme une « preuve » que leur discours binaire opposant les musulmans et les non-musulmans est fondé. Cela risquerait en retour d’attiser la violence et le sectarisme religieux. »
À cela s’ajoute la question du retrait des combattants du Moyen-Orient. Avec la dissolution de la poche d’Idleb, en Syrie, que deviendront les jihadistes survivants ? Il est à craindre qu’ils tentent d’établir une base arrière en Asie du Sud-Est, par exemple aux Philippines. « La menace des combattants de retour d’Irak-Syrie est prise très au sérieux dans la région, en particulier à Singapour, affirme Romain Quivooij. L’une de des craintes est qu’un « mini-Califat » voie le jour en Asie du Sud-Est. » L’Indonésie est le pays le plus visé par le phénomène des « revenants », plusieurs centaines d’Indonésiens s’étant rendus sur le théâtre syro-irakien depuis 2014.
En réponse à cette menace, les gouvernements de la région ont intensifié leur coopération dans les domaines du contre-terrorisme et de la contre-radicalisation. En particulier, les autorités surveillent de près les trafics et flux illégaux de biens et de personnes à travers la mer de Sulu-Sulawesi. « Je doute qu’un flux de jihadistes asiatiques parvienne à tromper la vigilance des forces de sécurité et à s’implanter en masse à Mindanao, rassure Romain Quivooij. C’est d’autant plus vrai dans le cas des jihadistes en provenance d’autres pays et régions du monde. »
Pas de « mini-Califat » en perspective, donc, en Asie du Sud-Est. « La région profite d’une croissance forte, d’investissements directs étrangers et de la course d’influence entre Chine et États-Unis au cœur de l’Indo-Pacifique, carrefour de la mondialisation, résume Éric Frécon. On est donc très loin de ce qui se vit entre Irak et Syrie ou aux confins du Sahel. La situation devrait demeurer sous contrôle. »

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A propos de l'auteur
Journaliste basée à Accra (Ghana), Marine Jeannin est la correspondante de RFI, Le Monde, TV5 Monde, Géo et autres médias audiovisuelles et numériques francophones.