Société
Témoignage

Inde : le fléau des mariages d'enfants chez les Dalits au Rajasthan

Campagne contre le mariage d'enfants au Rajasthan dans le nord de l'Inde. (Source : The Samaja)
Campagne contre le mariage d'enfants au Rajasthan dans le nord de l'Inde. (Source : The Samaja)
Dans le Rajasthan au nord de l’Inde, les jeunes filles Bhils, une caste d’intouchables (Dalits), souffrent plus que jamais des mariages précoces. Jacques Monteaux a fondé en 2015 une école pour éduquer les enfants de cette tribu, à Darbari dans le désert du Thar. Il témoigne aujourd’hui pour Asialyst de ce fléau pourtant interdit par la loi.
En juillet 2018, je fus invité au mariage d’une toute jeune fille, à peine sortie de l’enfance. Cela faisait six ans que je la connaissais. Je l’avais vue grandir et elle m’appelait « Oncle ». De cette cérémonie, je suis sorti totalement bouleversé et j’ai aussitôt rédigé le texte suivant : « Le mariage de Sousia ».

Contexte

Les Bhils sont une des tribus Dalit du Rajasthan, et plus particulièrement du désert du Thar autour de la petite ville de Jaisalmer. Ils vivent dans une grande pauvreté et souffrent, particulièrement dans cette État indien, du mépris et de la violence des castes supérieures. Par ailleurs, dans cette région aride et reculée, les traditions sont très fortes. Le taux d’analphabétisme s’élève à 70 %. Les enfants Bhils sont peu scolarisés. Seuls 5 % d’entre eux parviennent au bout de leur scolarité. Pour les filles, la scolarisation est pourtant la seule alternative au mariage dès l’âge de 12–13 ans.
C’est au cœur de cette région qu’après avoir enseigné pendant 40 ans en France, Jacques Monteaux a décidé de se fixer neuf mois par ans pour ouvrir en 2015 une école primaire à destination des enfants Bhils : la Darabari Waldorf School. Il y forme des professeurs indiens dont certains sont eux-mêmes dalits. Cette école a un fonctionnement de type ONG. Pour plus d’informations, consultez la page Facebook de la Darbari Waldorf School.

Aujourd’hui, mardi 17 juillet 2018. Sousia, treize ou quatorze ans, a été mariée. La cérémonie a eu lieu au village de Chodria, dans le désert du Thar. J’y étais invité. Rentré à Darbari, j’ai le cœur lourd. Quel gâchis, quelle tristesse, quel destin.
Je connais Sousia depuis six ans. Elle est l’aînée d’une famille de six enfants avec laquelle la vie, en plus d’être née dalit, n’a pas été tendre. Le papa, Néno Dji est décédé il y a quatre ans des suites d’un diabète mal soigné. J’avais été à son chevet à l’hôpital de Jaisalmer juste avant sa mort. Dans la misère des salles réservées aux Dalits, laissés pour compte, je lui avais rendu visite deux fois. Il m’avait tenu la main avec un regard tout à la fois inquiet et lointain. Un médecin à qui je demandais quelles étaient le chances de guérison de Néno Dji, s’était étonné de me voir au milieu de « ces gens ».
La maman s’appelle Rekha. Une trentaine d’années. Sans ressources. C’est pour l’aider que nous l’avions fait travailler à Pabu Ki Dhani puis, pendant un an, comme gardienne et cuisinière à l’école de Darbari. Nous avons dû interrompre cette collaboration après un histoire de vol d’argent et de passeport. Je ne relaterai pas cette épisode ici.
Rekha a 6 enfants : Sousia, Mamta, Puja, Bhawna, Maya et le petit dernier, né peu avant le décès du papa, Mango, seul garçon de la famille. Si Mamta et ses sœurs ont pu bien profiter de l’école pendant une année entière, Sousia n’en a pas eu l’autorisation. Rekha songeait déjà à marier sa fille aînée. Elle aurait ainsi une bouche de moins à nourrir. De toute façon, c’est dans l’ordre des choses que de marier une fille si jeune dans cette région du Rajasthan et dans cette communauté. Alors pendant un an, lorsqu’elle était à Darbari, Sousia, malgré les efforts de mon collègue Ganpat et les miens, a dû aider sa mère à préparer les repas, faire la lessive, la vaisselle. Attirée par de nouvelles relations, Rekha, la maman, partait souvent sans que nous le sachions, retrouver des hommes en ville, laissant à Sousia tout le travail d’intendance. Nous avons dû intervenir plusieurs fois pour que cela cesse.
Enfin, comble de l’injustice, Sousia a été obligée sous menaces de membres de sa famille de se dénoncer pour le vol d’argent qu’elle n’avait pas commis, pensant que nous serions plus indulgents envers une jeune adolescente. Par chance, nous avons découvert la supercherie odieuse.
C’est cette toute jeune fille qui a été mariée aujourd’hui. Elle m’appelle Oncle et j’ai pu passer du temps avec elle dans une minuscule pièce, jusqu’à l’arrivée de son mari qu’elle ne connaissait pas. Sousia pleurait à chaudes larmes. Je n’avais aucun mot pour la consoler tant tout cela me semblait absurde et révoltant. C’est une enfant, une jeune ado qui aurait pu avoir tant de rêves, qui portait tant d’aspirations en elle ; qui aurait voulu apprendre à lire, à compter, à dessiner, à s’exprimer. Alors je me suis contenté de rester un long moment auprès d’elle, lui donnant des mouchoirs en papier afin qu’elle sèche ses larmes. Un peu plus tard, pendant la cérémonie elle s’est évanouie quelques secondes durant. Nous lui avons donné de l’eau.
Après la cérémonie, je suis retourné la voir. Elle ne pleurait plus mais il y avait au fond de ses yeux une infinie tristesse.
Sousia, jeune fille Bihls (Dalits), le jour de son mariage à l'âge de 14 ans dans le village de Chodira, désert du Thar dans le Rajasthan, au nord de l'Inde, le 17 juillet 2018. (Crédit : Jacques Monteaux)
Sousia, jeune fille Bihls (Dalits), le jour de son mariage à l'âge de 14 ans dans le village de Chodira, désert du Thar dans le Rajasthan, au nord de l'Inde, le 17 juillet 2018. (Crédit : Jacques Monteaux)
Je veux croire que l’école de Darbari pourra sauver de nombreuses Sousia. Mais il faut rester humble et témoigner, partager, faire savoir. Rappeler que la législation indienne interdit les mariages d’enfants, qu’il s’agit d’une violation des droits de l’homme. Faisons chacun ce que nous pouvons, à notre mesure, au nom de la véritable fraternité.

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A propos de l'auteur
Enseignant et formateur pédagogique en France pendant 40 ans, Jacques Monteaux a été touché par la situation des Dalits au Rajasthan, au point d'y fonder une école portée par une ONG, la Darbari Waldorf School. Pour découvrir l'école, cliquez ici sur la vidéo Youtube.