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Au Cambodge, le pouvoir ne se partage pas

Le Premier ministre Hun Sen et son parti du peuple cambodgien ont remporté la totalité des 125 sièges à l'assemblée nationale, lors des élections du 29 juillet. (Source : Asia Nikkei Review)
Le Premier ministre Hun Sen et son parti du peuple cambodgien ont remporté la totalité des 125 sièges à l'assemblée nationale, lors des élections du 29 juillet. (Source : Asia Nikkei Review)
Une « victoire » électorale plus totale est impossible. Au Cambodge, l’Assemblée nationale compte 125 sièges et le parti du Premier ministre Hun Sen les a tous « raflés ». Tels sont les résultats définitifs rendus publics ce mercredi 15 août, confirmant ainsi les estimations données le jour des élections, le 29 juillet dernier. Sur sa page Facebook aux quelque dix millions de « fans », l’homme fort du pays depuis les années 1980 a salué des élections « libres, équitables et transparentes ». Interdite de scrutin et dissoute, la seule vraie opposition, le Parti du Sauvetage nationale du Cambodge, n’a plus d’existence politique. Ses dirigeants sont en prison ou en exil, à l’image de Sam Rainsy. Journaliste puis diplomate, en poste à Bangkok depuis 1979, Jacques Bekaert a très vite eu l’occasion d’interviewer Hun Sen. Familier des élections successives au Cambodge, il connaît bien les règles du pouvoir à Phnom Penh.
Lors des élections générales de 1998, je fis partie du groupe des observateurs internationaux, composé avant tout de membres du corps diplomatique en poste au Cambodge. Ce fut pour moi une excellente leçon de choses. Règle d’or : ne jamais quitter le bureau de vote que nous avions décidé de surveiller. Ensuite, le soir au moment du dépouillement, être certain de connaître la version khmère des numéros attribués aux divers partis. Quatre c’est « boun » et pas « four ». Accessoirement, faire respecter la règle qui voulait qu’aucun policier ou soldat ne soit présent dans le bureau de vote.
Le soir-même, les tendances étaient claires : le PPC, le Parti du Peule Cambodgien de Hun Sen, perdait des voix, ainsi que le Funcinpec, parti royaliste du Prince Norodom Ranariddh. De son côté, le nouveau parti du populaire Sam Rainsy se comportait plus qu’honorablement. Ces deux derniers partis semblaient devoir emporter la majorité des 122 sièges de l’Assemblée nationale.
Et soudain, plus rien. Pendant deux ou trois jours, seuls des résultats extrêmement partiels de minuscules villages furent communiqués. Voilà que le PPC regagnait du terrain. Il sortit finalement victorieux.
En 1993, la victoire des royalistes, sous la protection des Nations Unies, avait déclenché des mouvements de chars vers la capitale et la colère du PPC. Le Prince Sihanouk, soucieux d’éviter une nouvelle guerre civile, inventa la solution des deux premiers ministres, et de doubla les ministres les plus importants, comme l’Interieur. Le PPC décida que cet « accident » ne se reproduirait plus jamais. Et depuis 1998, le Parti de Hun Sen n’a plus jamais perdu une élection. Il vient du reste de remporter le 29 juillet une victoire écrasante, raflant la totalité des sièges, avec 76% des suffrages. Il est vrai que le seul vrai parti d’opposition avait été dissous. Bien sûr, les Nations Unies et plusieurs pays occidentaux se fâchèrent. Mais la grande, belle et généreuse Chine félicita le gouvernement en place pour son « éclatant succès ».
Apres la libération (ou l’invasion) du Cambodge, en janvier 1979, le Vietnam était le grand maître des destinées du pays. Un Vietnam fier de sa victoire sur les États-Unis, mais terriblement appauvri par une si longue guerre. Sans compter de graves erreurs dans la gestion de l’économie, spécialement dans le domaine de l’agriculture. Peu à peu, la Chine s’inséra dans le jeu, faisant oublier son soutien aux Khmers Rouges.
Au début des années 2000, je demandai à un haut dignitaire du PPC qui de Pékin ou de Hanoï avait le plus d’influence au Cambodge. Il me répondit : « Le Vietnam nous donne des conseils, la Chine nous donne de l’argent, et ne s’intéresse guère à la façon dont nous le dépensons. » Hanoï avait en outre fâché Hun Sen en rappelant que même si le Vietnam était un pays à parti unique, on changeait de Premier ministre tous les quatre ans, que l’Assemblée nationale avait son mot à dire, pouvait convoquer les ministres et demander des explications, et que des hauts cadres étaient en prison pour corruption. Ce à quoi les maîtres du Cambodge répondaient que le pays était une démocratie multipartite, avec une presse libre. Plus ou moins vrai. Voire de moins en moins.
Presse libre ? Le Cambodia Daily a disparu, tué par des menaces de retard d’impôts faramineux. Discutons, proposa le père fondateur du journal, l’Américain Bernard Krisher. Étalons les paiements. Non, répondit le pouvoir. Tout ou rien. Fin d’un quotidien qui avait formé tant de bons journalistes locaux. Ne reste plus qu’une page Facebook, en khmer. Seul avait survécu le Phnom Penh Post, autrefois un magazine bimensuel d’analyse lancé en 1992 par Michael Hayes et Kathleen O’Keefe, et devenu quotidien en 2008. Mais il était toujours trop libre, trop critique vis-à-vis du pouvoir. Le « Post » fut racheté en mai 2018 par un homme d’affaires malaisien, Sivakumar Ganapathy, patron d’une firme de relations publiques travaillant pour le gouvernement cambodgien.
*Le titre officiel de Hun Sen est : « Lord Premier Ministre, Commandant Suprême Hun Sen ».
L’opposition politique est aujourd’hui en prison ou en exil. Le vrai maître du Cambodge, c’est le Premier ministre Hun Sen. Né en 1952, il devient vice-premier ministre en 1979 avec l’occupation vietnamienne. Il est nommé chef du gouvernement en 1985. Les Vietnamiens, comme les Soviétiques avaient deviné en lui un grand homme potentiel. Et il ne manque pas de qualités. Lui, le petit paysan de Kompong Cham a très vite compris l’importance de l’éducation, et s’est très tôt entouré de Cambodgiens formés à l’étranger, connaissant le monde et les langues. Des gens comme Cham Prasit, Ouch Kiman, Kieu Kanarith ou le défunt Sok An. Il se fait traduire des livres, et avant de rencontrer des personnalités étrangères, se documente soigneusement sur son interlocuteur. Il connaît fort bien l’histoire du Cambodge, et son passé colonial. Il n’est pas plus communiste qu’il n’est capitaliste. Il est Hun Sen, le chef. Il a des titres abondants*, mais surtout il a le pouvoir.
Pour diriger le pays, il dispose d’un parti qui ne conteste jamais son autorité, d’un appareil judiciaire sans indépendance, d’une armée commandée par ses hommes. Et d’une famille qu’il a sortie de l’anonymat et de la pauvreté. Son second fils, Hun Manet, qui doit en principe lui succéder un jour, a été formé à West Point. Je me souviens que Hun Sen m’avait montré des lettres envoyées par Manet des États-Unis, dans un anglais parfait, allant même jusqu’à critiquer certaines décisions de son père. Il en était justement fier.
On a souvent accusé l’UNTAC, la Mission des Nations Unies au Cambodge, qui organisa les premières élections de 1993, de ne pas avoir établi la démocratie dans le pays. Comme si l’on pouvait convertir en quelques années à la démocratie un pays qui ne l’avait jamais vraiment connue. Du reste, ce n’était pas la mission des Nations Unies.
Hun Sen ira en octobre prochain à Bruxelles où il assistera au sommet entre l’Union européenne et les États de l’ASEAN. On y discutera de droits de l’homme et de l’accord préférentiel dont bénéficie son pays. Ce sera un moment délicat. Étape suivante : la Turquie, pour une rencontre avec le président Erdogan, avec qui il devrait se sentir plus à l’aise. Et ensuite, la Suisse, pour une conference internationale.
Le seul vrai rival intellectuel et politique de Hun Sen est Sam Rainsy. Mais il n’est pas au Cambodge. Un homme très proche du pouvoir au PPC m’avait dit un jour : « Au Cambodge, si on a le pouvoir, on le garde. Si on ne l’a pas, on tente de le conquérir. Mais jamais, au grand jamais, on ne le partage. »

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A propos de l'auteur
Jacques Bekaert (1940-2020) fut basé en Thaïlande pendant une quarantaine d'années. Il est né le 11 mai 1940 à Bruges (Belgique), où sa mère fuyait l’invasion nazie. Comme journaliste, il a collaboré au "Quotidien de Paris" (1974-1978), et une fois en Asie, au "Monde", au Far Eastern Service de la BBC, au "Jane Defense Journal". Il a écrit de 1980 a 1992 pour le "Bangkok Post" un article hebdomadaire sur le Cambodge et le Vietnam. Comme diplomate, il a servi au Cambodge et en Thaïlande. Ses travaux photographiques ont été exposés à New York, Hanoi, Phnom Penh, Bruxelles et à Bangkok où il réside. Compositeur, il a aussi pendant longtemps écrit pour le Bangkok Post une chronique hebdomadaire sur le vin, d'abord sous son nom, ensuite sous le nom de Château d'O. Il était l'auteur du roman "Le Vieux Marx", paru chez l'Harmattan en 2015, et d'un recueil de nouvelles, "Lieux de Passage", paru chez Edilivre en 2018. Ses mémoires, en anglais, ont été publiées en 2020 aux États-Unis sous le titre "A Wonderful World".