Société
Chroniques d'Asie du Sud-Est

Thaïlande : la mystérieuse affaire de "l'usine à bébés"

Interpol a ouvert une enquête sur l'homme d'affaires japonais Mitsuoki Shigeta, créateur d'une "usine à bébés" en Thaïlande, déjà père de 16 enfants et avide d'une "large famille". (Source : The Nation)
Interpol a ouvert une enquête sur l'homme d'affaires japonais Mitsuoki Shigeta, créateur d'une "usine à bébés" en Thaïlande, déjà père de 16 enfants et avide d'une "large famille". (Source : The Nation)
Vivre en Thaïlande conduit très vite dans les coulisses du hub touristique majeur du Sud-Est asiatique. Malgré l’exposition quasi quotidienne aux innombrables histoires étranges, parfois glauques, souvent amusantes, mais jamais anodines, peu d’affaires m’ont marqué autant que l’affaire du jeune Japonais de 24 ans, Mitsutoki Shigeta, et de son « usine à bébés ». Une affaire pas comme les autres qui se clôture au bout de quatre ans.
Nous sommes en août 2014. La Thaïlande se remet à peine du coup d’État qui conclut une année d’instabilité et de violence politiques. Les médias, intimidés par une junte déterminée à faire taire toute opposition, restent singulièrement muets. La Coupe du Monde de football, offerte gracieusement et gratuitement aux téléspectateurs par le nouveau generalissimo au pouvoir, est finie. L’Allemagne a gagné. Seuls les lakorns, les soap operas thaïlandais, égayent un programme télé fade et stérile, ponctué des interventions journalières du général Prayuth Chan-ocha qui promet déjà des élections prochaines.
Nous sommes en août 2014. Les autorités thaïlandaises perquisitionnent à Bangkok l’appartement du millionnaire japonais Mitsutoki Shigeta. Dans des chambres peu meublées, entre des biberons, des parcs, des couches et des chaises pour enfants, ils trouvent un bébé. Puis un autre. Et encore un autre. Ils en trouveront neuf au total, chacun d’eux accompagné d’une nourrice.
La perquisition a été effectuée dans le cadre d’une enquête qui ciblait les nombreuses cliniques de fécondation présentes dans le pays. Elle faisait notamment suite à l’affaire très controversée du bébé Gammy et du couple australien qui aurait refusé de prendre en charge l’enfant né de mère porteuse, après avoir découvert qu’il était trisomique. Si le couple a nié les accusations jusqu’à obtenir gain de cause deux ans plus tard, le scandale a néanmoins attiré l’attention des autorités sur le marché, jusqu’à présent complètement dérégulé, des cliniques qui offrent des services de fécondation in vitro et de gestation pour autrui, à une clientèle étrangère pour l’essentiel. À la suite du scandale, au moins neuf cliniques ont été perquisitionnées ; elles mettront les enquêteurs sur les traces de Mitsutoki Shigeta, fils aîné de 24 ans du milliardaire japonais Yasumitsu Shigeta.
Les neufs bébés découverts lors de la perquisition – ainsi que quatre autres – ont en effet tous été conçus sous la supervision du directeur de la clinique All-IVF, le docteur Pisit Tantiwattanakul. Tous sont les enfants de Mitsutoki Shigeta, qui a fui le pays immédiatement après la perquisition.
Soupçonnant une affaire de trafic de bébés et d’exploitation d’enfants, Interpol ouvre sans tarder une enquête internationale qui mobilisera ses bureaux, du Cambodge au Japon, en passant par Hong Kong et même par l’Inde. All-IVF a été contraint de fermer ses portes, au détriment de plus de cinquante couples étrangers dans l’attente d’un enfant. Quant aux treize bébés de Shigeta, ils sont pris en charge par les services sociaux thaïlandais. « Tout ce que je peux vous dire à ce stade, annonce publiquement Apichart Suribunya, directeur pays d’Interpol à Bangkok, c’est que je n’ai jamais vu une affaire comme celle-ci ».
Mitsutoki Shigeta aurait effectué près de quarante et un voyages en Thaïlande depuis 2010. Il s’est rendu aussi de nombreuses fois au Cambodge voisin. Autant de séjours durant lesquels il aurait embauché une dizaine de femmes pour enfanter sa progéniture. Pour celles-ci, rémunérées entre 9 300 et 12 500 dollars pour les neuf mois de labeur, l’attrait de l’argent est énorme. Daeng, une ouvrière trentenaire qui fut payée l’équivalent de dix ans de salaire pour porter des jumeaux pour Shigeta, avoue que, malgré les difficultés, elle le referait si elle en avait l’occasion.
Alors que l’enquête se poursuit, de plus en plus de détails sont révélés. En plus des treize bébés retrouvés en Thaïlande, Shigeta en a déjà quatre au Japon et deux autres au Cambodge. La première clinique utilisée par lui pour rencontrer ses deux premières mères porteuses, la New Life Clinic, aurait d’ailleurs arrêté de travailler avec lui dès 2013 à la suite de nombreux rapports des employés qui s’interrogeaient sur les intentions du jeune Japonais. Mariam Kukunashvili, la fondatrice de cette clinique multinationale présente dans six autres pays, avait même alerté Interpol avant la naissance du premier bébé : « Dès que les premières femmes sont tombées enceinte, il en voulait déjà plus. Il disait qu’il en voulait mille ; dix à quinze bébés par an, et qu’il voulait continuer comme ça jusqu’à sa mort. »
Après lui avoir fait savoir ses premières inquiétudes, l’avocat de Shigeta, Rapratan Tulatorn, avait assuré que son client n’était impliqué dans aucune affaire illicite. Selon elle, il voulait simplement « une grande famille qui puisse voter parce qu’il voulait gagner des élections, et la meilleure chose qu’il pouvait faire pour le monde serait d’y laisser de nombreux enfants ». En outre, avait expliqué l’avocate, étant détenteur d’une dizaine de passeports, Shigeta n’avait aucun problème à inscrire les naissances dans différentes ambassades et, étant fils de milliardaire, et millionnaire lui-même, les enfants seraient évidemment bien pris en charge et ne manqueraient de rien.
Avec les médias en manque de sujets originaux, l’affaire prend très vite une grande ampleur. Les actions de la société du père de Shigeta, géant des télécommunications Hikari Tsushi, sont même considérablement affectées à la Bourse de Tokyo, chutant d’une valeur de 7,610 yens à 6,740 yens en 11 jours.
Alors que le scandale pousse le nouveau « gouvernement d’intérim », toujours en train de prendre ses marques, à abolir les cliniques de fécondation pour étrangers, Mitsutoki Shigeta entre dans la danse depuis le Japon. A travers son avocat, il poursuit le ministère thaïlandais du Développement social et de la Sécurité des personnes pour obtenir la garde de ses enfants. Mais le Bureau qui s’occupait jusque alors d’eux commence à considérer leur retour auprès de leur mère biologique.
En 2015, le gouvernement adopte enfin une loi limitant les cliniques de fécondation aux couples thaïlandais et interdisant la commercialisation des services de fécondation in vitro et de gestation pour autrui. Conséquence attendue dans cette région du monde : le business des « wombs for hire » (« utérus à louer ») ne fait que se déplacer de l’autre côté de la frontière, au Cambodge – jusqu’à ce que le pays interdise à son tour la pratique en 2016 -, puis au Laos, où les maternités de substitution ne sont pas encore réglementées. Le jour où le Laos entérinera à son tour des lois régulant l’activité, la mondialisation des marchés, les inégalités croissantes et le désir insatiable d’enfant continueront inévitablement de faire perdurer le business très lucratif des « usines à bébés ». La pénalisation de ces pratiques risque aussi de les pousser dans les tentacules de l’économie souterraine, déjà importante dans la région.
Le mois dernier, après plus de trois ans, le tribunal pour la jeunesse et la famille de Bangkok a finalement accordé « l’intégralité des droits parentaux » de ses treize enfants à Mitustoki Shigeta, tranchant que leur père biologique n’avait pas « d’antécédent de mauvais comportements » et qu’il ne voyait aucune raison valable de ne pas lui accorder la garde de ses enfants. Jugeant que les mères porteuses n’avaient donc aucun droit sur les enfants, le tribunal a déclaré qu’ils seraient mieux pris en charge par leur père que sous la tutelle de l’État, après s’être rendu au Japon pour évaluer les conditions de vie des quatre enfants qui y grandissent déjà. Affaire close, donc.
Nous sommes en mars 2018. Les dix-neuf enfants seront donc élevés au Japon par un mystérieux célibataire millionnaire de 28 ans et son armée de nourrices. En Thaïlande, le bébé trisomique Gammy vit désormais avec sa mère porteuse et sa famille adoptive. À la télé, on voit toujours Prayuth Chan-ocha, qui a troqué son costume de général pour celui de Premier ministre, et qui promet des élections prochaines. Et cet été, c’est la Coupe du Monde…

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A propos de l'auteur
Franco-britannique né à Paris en 1989, Tom Eisenchteter est diplômé en Sciences Politiques de l’Université de Nottingham. Après avoir travaillé à Johannesburg à la Chambre de Commerce franco-sud-africaine, il rejoint l’ONU à Bangkok où il vit pendant trois ans. Spécialisé en politique thaïlandaise et en géopolitique régionale, il rejoint le bureau régional de la Fédération Internationale de la Croix Rouge à Kuala Lumpur d’où il couvre notamment le typhon Haiyan aux Philippines et le tremblement de terre au Népal. Aujourd’hui de retour en France, il travaille dans la promotion des relations franco-asiatiques à Paris.