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Depeche Mode invite le groupe chinois re-TROS pour sa tournée européenne

Le groupe de rock chinois Re-Tros. (Copyright : Modern Sky)
Le groupe de rock chinois Re-Tros. (Copyright : Modern Sky)
C’est re-TROS, un groupe de post-punk originaire de Nankin, qui fait la première partie de la tournée européenne de Depeche Mode ! Il y a dix ans, c’était impensable. La Chine ne faisait pas encore partie de « ce monde-là », celui de la pop-culture globale. L’occasion de présenter re-TROS et de voir ce qui les a menés sur le haut du podium.

Re-TROS / Depeche Mode, une vraie rencontre ?

J’ai toujours été fan de Depeche Mode. J’ai donc acheté mon billet pour leur prochain concert parisien il y a quelques mois déjà. Et quelle ne fut pas ma surprise en flânant sur le web en octobre de découvrir que c’est re-TROS, un groupe que j’ai connu à Pékin aux alentours de 2005 qui assurait la première partie du mythique groupe anglais dans leur tournée européenne. Que de chemin parcouru depuis les clubs pékinois jusqu’à Manchester ou l’AccorHotels Arena ! Bien sûr, j’ai voulu en savoir plus et suis directement entrée en contact avec le groupe.
C’est Huadong, le chanteur, guitariste et claviériste du groupe qui répond à mes questions par mail avant la première date avec Depeche Mode à Dublin. Mais ses réponses laconiques sont loin d’étancher ma curiosité. Ce que je veux savoir, c’est comment ce coup a-t-il pu se monter ? Qui a mis les deux groupes en contact ? Est-ce qu’un membre de re-TROS connaissait le chanteur Dave Gahan auparavant, par exemple ? Après tout, le groupe peut s’enorgueillir d’avoir un featuring de Brian Eno au clavier sur leur EP, Cut Off!, paru en 2005. Beaucoup de groupes chinois sont bien plus connectés qu’on ne le croit en Europe. On les imagine souvent prisonniers du Great Firewall imposé à l’Internet chinois, limités dans leurs actions, alors qu’ils ont accès à tout, que certains ont fait des collaborations avec Thurston Moore de Sonic Youth tandis que d’autres sont distribués chez Rough Trade à Londres. Bref, ce que j’attends des réponses de Hua Dong, ce sont des éléments pour déconstruire ces idées reçues, mais il ne me donne pas grand-chose à gloser :
« C’est notre label, Modern Sky, et leur agent en Angleterre, 13artists, qui ont fait passer notre musique à Depeche Mode. On a rencontré Martin Gore le 15 novembre peu avant de monter sur scène et il était très sympa. Mais il ne m’a pas dit grand-chose. »

La galaxie Modern Sky en pleine expansion

Je suis un peu déçue bien sûr. Je m’attendais à une histoire plus « humaine ». D’une certaine manière, ce genre de pratique n’est pas surprenante dans les hautes sphères de l’industrie musicale. Je me tourne donc vers l’équipe de Modern Sky à Pékin, espérant décrocher une histoire savoureuse. Mais là encore, on me donne peu. Deng Yunxin, chef de projet responsable de re-TROS depuis juillet dernier, m’explique qu’elle exécute un plan de développement pour le groupe conçu entre les bureaux de Pékin, Liverpool et New York : « Re-TROS est un des groupes phare de Modern Sky, un de ceux que nous voulons le plus pousser sur le marché international. »
Pas satisfaite de cette réponse trop lisse, je me tourne vers le bureau de New York que dirige Michael Lojudice depuis plusieurs années, et qui organise notamment le Modern Sky Festival depuis 4 ans au cœur de la « Grande Pomme ». Celui-ci confirme que re-TROS est au centre d’un « master plan » depuis la sortie de leur dernier album Before the Applause :
« Aux Etats-Unis, on a sorti l’album en vinyle avant l’Europe et une édition limitée de remixes par Liars et Xiu Xiu avec qui re-TROS vient de finir une tournée américaine. Ça y est ! tout est en place ! »
Lojudice est enthousiaste, ça se sent. Et il a sans doute raison. Car c’est tout un éco-système qui est en train de s’installer pour Modern Sky en Europe et en Angleterre à grand renfort d’investissements venus de Chine. Malgré tout, re-TROS compte à peine plus de 2000 fans sur Facebook et pas beaucoup plus sur Spotify. Le business model parait certes solide mais ne peut se substituer entièrement à l’activité personnelle des artistes, leur façon d’interagir avec leur public en live et en ligne.

Re-TROS, cavaliers solitaires

En ce sens, re-TROS est un groupe assez particulier. Dès leur apparition sur la scène indé chinoise au début des années 2000, ils ont bluffé tout le monde avec leur maîtrise parfaite du post-punk. Ils font partie de ces groupes influencés par Joy Division mais qui mettent la barre très haut musicalement. En Chine, ils jouent très peu et leurs concerts sont attendus comme des grand-messes par les fans. Sur scène, Hua Dong et Liu Min, sa femme qui est à la basse et aux claviers, forment un duo excellent, qui tient l’audience en haleine avec un son lourd et des couplets glaçants. Encore maintenant, j’ai des frissons quand j’écoute leur deuxième album : Watch out ! Climate has changed… fat mum rises, paru en 2009 :
Huit ans séparent ce disque de Before the Applause, et le groupe avait pris quatre ans entre le deuxième album et Cut off! Paresse ? Parcimonie ? En tout cas, il semble que re-TROS applique depuis le début de sa carrière le credo selon lequel ce qui est rare est cher, car Modern Sky a investi beaucoup sur eux. « re-TROS est un groupe lent, confie Hua Dong. On peut passer beaucoup de temps sur quelques phrases de musique. Comme j’aime créer des structures très précises, la composition est longue. Et nous avons un nouveau batteur : cela fait deux ans qu’il s’adapte à notre perfectionnisme. »
Au-delà de cette rigueur qu’on pourrait associer aux années que Hua Dong a passé à l’Université allemande Martin Luther de Halle-Wittemberg à étudier la langue, la philosophie et la philologie allemande, il y a une attitude particulière liée au groupe. Alors que la scène pékinoise est généralement faite de bandes au sein desquelles les gens échangent et collaborent, re-TROS a toujours fait cavalier seul. « Nous n’avons jamais suivi les tendances de Pékin, évacue Hua Dong. Ça ne m’a jamais intéressé. Moi-même je suis originaire de Nankin et j’ai passé plusieurs années à l’étranger. Et puis je ne suis pas un fêtard, la plupart du temps je reste chez moi, je compose, je lis, je dîne avec mes amis. Pour être franc, je ne suis pas très bien placé pour parler de la scène rock en Chine. »

Before the applause, album de la mise en orbite internationale ?

Cela a le mérite d’être clair. Re-TROS vit dans sa bulle, nourri de post-punk des années 70-80, de Steve Reich, de Ryuchi Sakamoto et de littérature japonaise. Peu importe ce que font les autres et ce qui se passe sur les réseaux sociaux, ce dernier album composé dans la lenteur a finalement vu le jour et il est assez différent des deux précédents. Plus électronique qu’avant, avec un penchant Synthwave décliné en 9 morceaux à la fois sombres et brillants de références 80’s aux sons robotiques.
« Hailing Drum » est un des titres phares. Un roulement de batterie sans fin sur lequel s’étalent des nappes de synthé traversées de voix nerveuses. Encore une fois, celle de Liu Min frappe par sa clarté et la tension qu’elle génère sur les titres « Red Rum Aviv » ou « At Mosp Here ». Quant à Hua Dong, sa voix tantôt grave tantôt narquoise et nasillarde (« Pigs in the Water »), nous emmène dans les drôles de fictions que le groupe affectionne (« Red Rum Aviv » a été composé après que Hua Dong eut lu un article sur le Stanford Prison Experiment, par exemple).
Nul doute que toute cette machine qui s’huile depuis tant d’années dans les banlieues résidentielles de Pékin va se déployer parfaitement sur des scènes de 40 mètres d’ouverture. Heureusement, le groupe n’a pas seulement joué dans des clubs confidentiels auparavant. Les podiums du Strawberry Festival organisé par Modern Sky (toujours les mêmes) sont eux-mêmes de plus en plus gigantesques. Je suis confiante quant à la performance scénique de re-TROS, et surtout je suis très curieuse de savoir ce que cette expérience apportera sur le long terme à leur carrière. A mes yeux, ce type d’évènement en dit plus long que tout le soft power officiel sur la nouvelle stature de la Chine dans la sphère de la culture mondiale. Gageons que Modern Sky ne soit pas le seul à récolter tous les fruits de cette dynamique.

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A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.