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Expert - Chine, l'empire numérique

Chine : comment décloisonner les hyper-métropoles ?

Bâtiments résidentiels en voie de démolition à Canton le 3 mars 2016. (Crédits : Zhong Zhenbin / Anadolu Agency / via AFP)
Bâtiments résidentiels en voie de démolition à Canton le 3 mars 2016. (Crédits : Zhong Zhenbin / Anadolu Agency / via AFP)
Conséquence tout autant que moteur de son inclusion dans la mondialisation, l’urbanisation chinoise se fait vertigineuse. Depuis trente ans, la Chine a connu la plus grande vague d’exode rural de l’histoire de l’humanité. D’ici à 2030, plus d’un milliard de Chinois seront urbains. La démesure du phénomène fait dire au prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz que l’urbanisation de la Chine et les nouvelles technologies aux États-Unis seront les deux principaux facteurs économiques structurant le XXIème siècle. Cette transformation est source d’externalités négatives majeures, qu’il s’agisse de la pollution atmosphérique, de l’encombrement automobile, de l’allongement des distances résidence-travail, du stress hydrique ou de la spéculation immobilière. Le défi urbain chinois réside aujourd’hui dans sa capacité à être soutenable, inclusif et humain.

Les vagues d’urbanisation au cours de l’histoire

Sous la dynastie Song (960-1279), la Chine abrite une population urbaine supérieure à celle du reste du monde. Portée par une prospérité commerciale et des gains de productivité croissants dans l’agriculture, les deux capitales impériales successives de Kaifeng et Hangzhou, dépassent le million d’habitants à leur apogée. Le XIXème siècle sera au contraire celui du grand décrochage face à une Europe qui s’industrialise. Le taux d’urbanisation stagne alors à 8% en Chine, contre 30% en Europe.
L’armature urbaine chinoise connaît un réveil au tournant du XXème siècle sous l’influence des concessions étrangères et du commerce international. Pékin, Shanghai et Wuhan atteignent ainsi le million d’habitants entre 1895 et 1911. Il est tentant à cet égard de rappeler la thèse de Max Weber qui attribue au carcan administratif impérial l’incapacité des villes chinoises à faire émerger une classe sociale d’entrepreneurs et une concentration du capital. Au contraire, les enclaves étrangères, par leur approche libérale, amorcent les prémisses d’un proto-capitalisme.
Le maoïsme stoppe net cet élan en prônant un retour vers la ruralité. L’idéologie « des cités rurales et des villages urbains » se fixe pour objectif de dissoudre la ville dans sa périphérie rurale. La concentration urbaine comme instrument de production, d’accumulation de richesses, et donc de consommation, doit disparaitre au profit des « Communes populaires ». Dans ce contexte, le taux d’urbanisation reste inférieur à 20% (en deçà du niveau des pays en voie de développement).
Un mouvement de concentration urbain s’amorce à la suite des réformes économiques de Deng Xiaoping, au début des années 1980. Mais on se méfie alors encore de « la ville qui affranchit ». L’ouverture reste contenue aux Zones économiques spéciales, premières fenêtres sur la mondialisation, qui concentrent les investissements directs étrangers.
La privatisation du foncier en 1995, marque un tournant majeur. Il est désormais possible de négocier les droits d’usage du sol, la propriété restant du domaine public. La vente des droits d’utilisation du sol aux promoteurs constitue, rapidement, la principale ressource financière des collectivités locales. Cette manne est d’autant plus importante que les budgets locaux augmentent du fait d’un désengagement de l’administration centrale, doublé d’une augmentation des dépenses. L’immobilier devient ainsi le carburant des projets d’infrastructures publiques, ainsi que des politiques de stimulus social pour l’éducation, la santé et les retraites. Ce système de financement est dès lors l’une des principales causes de l’étalement urbain irraisonné et des banlieues fantômes.
Vingt ans après le début de l’ouverture économique, le taux d’urbanisation a finalement doublé pour atteindre 40%, à la fin du XXème siècle. Il aura fallu 120 ans à l’Angleterre pour atteindre ce niveau. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population chinoise est urbaine. Le gouvernement tente de contenir cette pression, se fixant l’objectif de 60% d’urbanisation en 2030.

Morphologies urbaines fonctionnalistes et perte d’identité

La Chine compte aujourd’hui plus d’une centaine de villes de plus d’un million d’habitants et, selon l’OCDE, quinze villes de plus de 10 millions. Avec une population de 65 millions d’habitants (estimations 2014-2015), la conurbation de Canton, Shenzhen et Hong Kong constitue la plus grande région urbaine du monde. La croissance de Shenzhen, passée de 5 000 habitants en 1955 à 15 millions en 2015, donne le vertige. Le but du gouvernement est de développer des mégalopoles polycentriques. Le projet de ville nouvelle de Xiongan située à 100 kilomètres de Pékin est ainsi appelé à devenir un pôle de développement d’une superficie de 2000 km2, soit trois fois la taille de New York. L’objectif : créer des économies d’échelle tout en décongestionnant la capitale.
Sous la pression de cette croissance exponentielle, les villes chinoises souffrent toutefois d’une crise identitaire, perdant progressivement leur singularité culturelle. L’urbanisme chinois contemporain est avant tout « fonctionnaliste », participant de la quête d’une société de consommation optimisée et productiviste. A Pékin, le pouvoir politique se matérialise par un plan urbain rectiligne, quadrillé de larges avenues, avec pour centre la Cité Interdite. Chacune des phases d’expansion a doté la ville d’un nouveau périphérique. Il en existe six, un septième étant en projet rapprochant les frontières de la capitale du port de Tianjin. L’espace est sectorisé sur la base de districts fonctionnels bien délimités (administratif, commercial, universitaire, résidentiel, etc.). Ce « poème de l’angle et de la ligne droite » s’inscrit dans un schéma confucéen prônant la primauté de l’ordre social immanent face aux individualités.
Au contraire, certaines villes du sud de la Chine épousent la topographie naturelle des cours d’eau et collines à travers un plan organique. Hong Kong est le parfait archétype du mariage de la modernité et de la nature toute proche. Mais la forme organique reste l’exception. La croissance urbaine exponentielle pousse à l’homogénéité. Les quartiers traditionnels cèdent face aux coups de boutoir des promoteurs immobiliers et des banlieues monotones ne cessent de sortir de terre. Elles photocopient à l’infini de hautes tours d’habitation parcourues de larges avenues entièrement dédiées au tout automobile. La confiance immodérée dans les vertus de la mondialisation et du consumérisme efface progressivement toute identité culturelle.

Des villes moins inclusives

Avant l’ouverture économique du pays, la ville chinoise s’organisait autour des unités de travail, les danwei. Chaque structure constituait une entité autocentrée, sorte de village urbain, fournissant logements, écoles et services sociaux aux employés. La financiarisation du foncier a mis un terme à cette organisation inclusive segmentant l’espace par type d’activité et par niveau social. Le caractère communautaire des quartiers historiques disparait également, remplacé par des résidences immobilières fermées, tournant le dos à la vie urbaine. La ville chinoise est de moins en moins inclusive, poussant en périphérie, à proximité des pôles industriels, les ménages les plus modestes.
Autre source d’exclusion urbaine, le système de registre familial du hukou constitue depuis 1958 la pierre angulaire du contrôle des migrations en assignant à toute la population un statut d’enregistrement binaire « rural » ou « urbain ». Ce système a permis de combiner une industrialisation rapide avec une urbanisation contenue. S’il a été assoupli il y a quelques années, il représente encore un obstacle au franchissement des frontières sociales. Les migrants voient en effet leurs droits sociaux, dont l’accès à la santé et à l’éducation, fortement restreints dans l’espace urbain.

Un métabolisme urbain à réinventer

Les zones urbaines doivent engager une profonde transformation pour limiter les impacts de l’hyper-concentration. La ville intelligente (sart city ») pourrait être une réponse à cet impératif de développement durable. L’exploitation de l’océan de données numériques est en mesure d’optimiser le métabolisme urbain. Qu’il s’agisse de la mobilité, de l’énergie, de l’eau ou encore du traitement des déchets, les algorithmes apportent un saut à la fois quantitatif et qualitatif dans l’intelligence du fonctionnement et des flux urbains.
Les mégalopoles chinoises semblent aborder cette transformation à travers l’optimisation de la mobilité. Les ventes chinoises de véhicules à énergies nouvelles ont augmenté de 53% en 2016 pour atteindre 507 000 unités, soutenues par les primes gouvernementales ainsi que par les facilités d’immatriculation. Cela reste peu au regard des 28 millions de véhicules vendus. Mais les propulsions électriques et hybrides devraient représenter environ 8% du marché d’ici à 2025. Le gouvernement chinois envisage d’ailleurs d’imposer prochainement des quotas de production de véhicules « zéro émission ».
Le transport se réinvente également à travers les services de covoiturage, de vélopartage ou d’autopartage qui s’imposent progressivement comme une alternative sociétale crédible à la propriété automobile. Le nombre de véhicule en autopartage (principalement électrique) devrait atteindre 170 000 en 2020 (contre 30 000 voitures en activité début 2016).
La « petite reine » qui avait été chassée des rues de Pékin ou Shanghai par les voitures, symboles de réussite sociale, fait également son retour par l’intermédiaire des vélos en location libre-service. Ces vélos, sans station d’accueil, disposent d’un système de géolocalisation, d’un QR code et d’un antivol connecté permettant de les louer et de les rendre à n’importe quel endroit.
Les mégalopoles globalisées à n’en pas douter domineront donc le futur, tout comme les empires coloniaux ont dominé le XIXème siècle et les États-nations le XXème. Une nouvelle géographie de la puissance se dessine, faite de réseaux de villes globales (concept développé par la sociologue Saskia Sassen). Mais à l’ère de « l’anthropocène » et des pollutions de masse, la ville doit se réinventer et devenir un lieu de renouveau écologique et citoyen. La Chine parviendra-t-elle à négocier cette grande transformation ?

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A propos de l'auteur
Directeur marketing basé à Pékin, spécialiste du management de l’innovation, Bertrand Hartemann se passionne pour les nouveaux modèles économiques induits par la disruption numérique. Diplômé de la Sorbonne et du CNAM en droit, finances et économie, il a plus de dix ans d’expérience professionnelle partagée entre la France et la Chine.