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Inde : la célébration d'Ayyanar en voie de disparition au Tamil Nadu

Ayyanar est le fils de dieux hindous majeurs, Shiva et Vishnou.
Ayyanar est le fils de dieux hindous majeurs, Shiva et Vishnou. (Crédit : B. Dragon).
Dans l’Etat du Tamil Nadu au sud de l’Inde, chaque village est doté d’un sanctuaire dédié aux divinités villageoises. Ces divinités sont vénérées par certaines castes ou par des clans villageois et ne font pas partie du panthéon Hindou, mais font partie d’un tissu complexe de mythologies. On trouve généralement ces sanctuaires à la périphérie des villages ; leur cœur est un arbre sacré, parfois un banyan centenaire, devant lequel sont alignés des figures de belle taille représentant des chevaux, des vaches ou des éléphants. On peut certaines fois trouver des chevaux surmontés d’un cavalier. Ces figures, traditionnellement réalisées en terre cuite, sont en fait des offrandes au Dieu Ayyanar, un dieu spécifique au Tamil Nadu. Ce dernier est le protecteur du village. Il agit comme faiseur de pluie, amène la prospérité pour la culture des champs et patrouille toute la nuit à la périphérie des villages pour protéger les villageois des esprits du démon. Son nom et son rôle varie cependant d’un village à l’autre. Dans certains sanctuaires, on le trouve entouré de ses deux épouses, Purna et Pushkala, qui apporteraient l’énergie (le feu) et la sérénité à ses jugements. Pourtant, ces célébrations seraient bientôt en voie de disparition car les jeunes générations ne semblent pas cultiver l’intérêt de leurs anciens pour remplir ces tâches héréditaires. Récit d’une tradition qui semble inexorablement en voie d’extinction.
Nous avons découvert les sanctuaires d’Ayyanar lors d’un premier voyage au Chettinad en 2003. Cette région est remarquable par ses milliers de maisons à caractère palatial que l’on trouve dans les 73 villages au tracé urbain en grille de cette micro région culturelle. C’est aussi une région riche en patrimoine vivant comme les rituels liés aux cultes de village. Les sanctuaires dédiés à Ayyanar sont le théâtre de grandes fêtes villageoises où chacun des membres du clan vient chaque année offrir une figurine de terre cuite réalisée par les prêtres potiers.
(Crédit : B. Dragon).

Terre cuite et dévotion

En dehors des grandes figures, majoritairement des chevaux appelés Kutirai, le sanctuaire contient des chevaux de petite taille, vaches, éléphants, mais aussi, serpents, vers de terre, scorpions, tortues, limaces, souris, généralement amassés par centaines, qui guident le pas jusqu’au pied de l’arbre sacré. On trouve également grand nombre de figurines votives de tailles différentes en forme de poupée. Ce sont des offrandes en remerciements au Dieu pour sa protection ou pour un évènement heureux comme un mariage ou une naissance. Elles sont réalisées par les prêtres potiers pour les dévots. Il peut également s’agir d’une offrande en vue un évènement désiré.

La réalisation des Kutirai est un acte sacré perpétré de génération en génération par les prêtres de la communauté des potiers Vellars, assistants d’Ayyanar. Le processus de cette création commence à la nuit lors d’une procession qui démarre de la maison du chef de village pour aller jusqu’au site du sanctuaire. La réalisation d’un cheval de belle taille prend une dizaine de jours. Les villageois mettent une attention particulière dans le style et la beauté des figures de terre cuite qu’ils offrent au Dieu.

Dans le village d’Aranthangi, les maîtres potiers réalisent chaque année un cheval de cinq à six mètres de haut en une seule pièce. Il est l’œuvre de toute la communauté des Vellars et requiert au moins un mois de travail. Il est offert par l’ensemble du clan au sanctuaire de Kutadivayal situé à 5 km. Lorsque les chevaux sont terminés, on prépare une cérémonie élaborée, à la fois folklorique et religieuse – le kutirai etuppu. Le déroulement d’un kutirai etuppu varie d’un village à l’autre et implique l’ensemble de la communauté du village.

(Crédit : B. Dragon).

De la terre à la terre, au cœur du KovilKaduu

C’est à l’extérieur des villages que l’on apprécie les sites les plus spectaculaires, lovés au cœur de bois, qui ont préservé, semble-t-il, une végétation ancienne grâce à leur caractère sacré.
Il suffit de pénétrer ces sites aux allées bordées de centaines de représentations de ces animaux puissants comme les chevaux aux gueules riantes, pour ressentir la présence du sacré où le Dieu bienveillant nous fait entrer dans un univers apaisant. Les figures de terre cuite disparaissent parfois au profit de la nature, les terres cuites recouvertes de lichen prennent l’aspect du végétal, certaines se délitent et s’effondrent pour revenir à la Terre, une tête patinée par les moussons émerge du sol, à moitié recouverte par un buisson.

Un sentiment étrange nous saisit car on voit d’un côté cette usure du temps qui n’est que l’expression d’un cycle, car on sait que ce qui disparaît revient chaque année avec les nouvelles offrandes, et de l’autre côté, ces lieux nous font pénétrer dans les temps anciens, comme si tout s’était arrêté depuis qu’Ayyanar avait choisi d’y établir son siège.

(Crédit : B. Dragon).

Sur les traces d’Ayyanar

Il faut avoir observé les rites animistes des festivals d’Ayyanar pour se poser la question de l’origine de ce culte. On aimerait imaginer des cultes datant de la « nuit des temps », c’est-à- dire d’une époque pré-aryenne, voir préhistorique. Les chevaux seraient cependant arrivés en Inde avec les invasions aryennes, ce qui prône à dire qu’il s’agit de cultes brahmines. Les premières traces iconographiques datent du 7éme siècle, à l’époque Palavas. L’évidence de la présence des sanctuaires dédiés à Ayyanar date du huitième siècle, selon Asko Parpola de l’université d’Helsinki. La réalité historique est complexe car il y a eu durant le sixième et le septième siècle une superposition et une intégration de la culture brahmine (aryenne) avec les cultes tamouls. Le nom même d’Ayyanar, Aiyan, a une certaine similarité avec le mot Aryan, Aaryan et Parpola affirme que le culte d’Ayyanar est une émergence des migrations aryennes en pays Tamoul qui seraient venus accompagnés de chevaux dès le premier siècle de notre ère.

Certains scientifiques s’accordent cependant à dire que les chevaux existaient au Tamil Nadu bien avant l’arrivée des envahisseurs brahmines. Le mot Aiyanar vient d’Ai en tamoul ancien, qui signifie aîné, chef du village. Selon le groupe de chercheurs, Ayyanar trouve ses origines dans la création de la société villageoise au Tamil Nadu. Marc Jarzombek, historien, DEAN au M.I.T., argumente sur la présence dans presque tous les villages au Tamil Nadu des arbres et des bois sacrés (kovilkaadu, temple forêt) liés aux sanctuaires dédiés à la divinité Mère, Kali, Mâri, Amman ou Ellai Pidaari qui est considérée comme la Shakti originelle, pouvoir féminin par qui a été créé Shiva, Vishnou et Brahma.

Le phénomène remarquable est l’adoration au moyen d’offrandes votives placées au pied des arbres sacrés, sculptures de terres cuites cylindriques d’environ 20 centimètres de haut, représentant un corps simplifié et surmonté d’une tête humaine ornée de grands yeux. Selon Jarzombek, ce type de dévotion date du 3ème millénaire avant notre ère et est particulier au Tamil Nadu. Cette statuaire votive est aujourd’hui très présente dans les sites d’Ayyanar. Si le culte d’Ayyanar est plus récent il a été interconnecté aux sanctuaires dédiés à la divinité Mère et est associé au paysage des arbres sacrés et des bois. Selon Jarzombek, il ne s’agit pas d’une fusion de l’ancien et du nouveau, mais d’une revendication du pouvoir du sacré ancien au profit d’un nouvel instrument de contrôle.

Naissance d’Ayyanar

Ce qui devient clair, c’est qu’Ayyanar émerge d’un tissu historique, à l’inverse des divinités hindoues. Ayyanar a, semble-t-il, été perpétuellement réinventé, certains des éléments originels ont été amplifiés, d’autres ont été mis à l’écart.

L’un de ces phénomènes de réinvention date du 13ème siècle, au moment de l’émergence de l’hindouisme comme religion d’Etat, lorsqu’il est devenu la progéniture de Shiva et de Vishnou. La légende raconte que Vishnou aurait pris l’apparence féminine pour déjouer les nouveaux pouvoirs du démon pour venir en aide à Shiva. Shiva aurait en effet involontairement conféré de puissants pouvoirs au démon qui pourrait l’anéantir. Vishnou ayant pris l’apparence d’une créature féminine d’une rare beauté et sensualité, Mohini, reçut la semence de Shiva dans un désir incontrôlable. Ainsi, Ayyanar est le fils de dieux hindous majeurs, Shiva et Vishnou.

Kutirai Etuppu, rencontre avec Dieu

Ces rituels se déroulent sur plusieurs jours. Les offrandes, une fois terminées, sont exposées dans le village de potiers. Le chef des potiers officie en maître de cérémonie le premier soir à la tombée de la nuit. Le sacrifice d’une chèvre est le rituel qui va donner le départ des festivités et permettre de dire si les journées à venir seront placées sous de bons auspices. Les offrandes, toutes parées de leurs guirlandes, vont partir en procession vers le « terrain » proche du sanctuaire, portées par chaque famille de dévots. Elles seront exposées là pendant les deux prochains jours.

Des rituels vont se dérouler chaque jour. Ils varient selon chaque village.
Dans le village de Kothamangalam, le deuxième jour fait l’objet de quelques rituels dont le plus important est le conseil des pujaris pour décider de la prise de fonction de chacun d’eux dans les trois sanctuaires du village. Kothamangalam est en effet remarquable car doté d’un sanctuaire au sud, à l’entrée du village, le Chithakattan Ayyanar, un autre appelé Adaikalamkattan Ayyanar, situé à l’ouest près du grand lac (kanmoi) et le sanctuaire de Vedathalai Ayyanar, le Kovilkaadu situé à l’est en dehors du village. Selon les villageois, le sanctuaire de Chithakattan Ayyanar est le plus puissant. C’est là qu’on trouve le plus de Kutirais. Le conseil se termine par la danse des Samy, le Samyattam.

Le troisième jour est dédié à une cérémonie toute particulière au village. Sept mâles d’une famille vont se grouper dans un trou creusé en forme de cercle pour l’occasion, Pani Kuzhi, ou fosse aux cochons, recouverte de feuillage. Ils vont rester là nus jusqu’à ce que les Pujaris, entourés des villageois, fassent trois fois le tour du cercle, puis attrapent l’un d’eux qui sera considéré comme impur pendant toute une année. L’ensemble des participants iront alors jusqu’au kanmoi, le lac proche, pour se purifier. La marche est dirigée par les Pujaris qui accompagnent le « cochon » impur.

(Crédit : Michel Adment).
Puis, le soir, la grande fête commence. On prépare les offrandes qui seront amenées au cœur du sanctuaire. Les têtes sont ornées d’écharpes aux couleurs chamarrées, surmontées d’un miroir entre les deux oreilles, plusieurs guirlandes de fleurs sont placées autour du cou. On prie, on se photographie avec les kutirais, on rit, les femmes dansent et chantent et surtout on attend de rencontrer le Samy, Dieu vivant pour l’occasion. Leur nombre varie selon les villages.
A Kothamangalam, ils sont au nombre de huit. Ceux sont des hommes que l’on croise tous les jours dans les rues du village, des hommes aux apparences ordinaires, mais qui assurent la fonction divine de recevoir le dieu en eux. Certains reçoivent le puissant Ayyanar, d’autres, l’un de ses compagnons, comme Karupah, le chef guerrier. Le grand rituel de Kutirai Etuppu est le rendez-vous des villageois avec le divin. Les villageois viennent consulter l’homme Dieu, le remercier, le prier, l’implorer, l’écouter individuellement ou collectivement pour suivre ces préceptes et ses recommandations.

La fête avance en heure et les Samy se rassemblent pour le rituel le plus important, celui durant lequel les kutirais vont prendre vie. Un coq est saigné, son sang est appliqué entres yeux du kutirai pour lui donner vie. Il devient alors réellement divin. Plus tard dans la soirée, la procession démarre, dirigée par les Dieux vivants, certains chevauchent les offrandes sacrées. Les kutirais se mettent en route, portés par les dévots, traversent les ruelles du village dans une cavalcade effrénée, entourés de tous les villageois pour se diriger vers les sanctuaires. Après un arrêt devant le temple de Ganeshan, les Kutirais sont déposés dans l’espace sacré du sanctuaire. Tard dans la nuit, les anciennes offrandes, usées par le temps, vont être déplacées vers l’arrière du périmètre sacré pour laisser la place aux nouveaux arrivants.

A Kothamangalam, un autre groupe conduit par Karupah Samy prend le chemin du Vedathalai Ayyanar, le kovilkaadu situé à l’est du village et gardé par ses Paparappans à l’entrée du site. Là, à la lueur des torches seront présentées les offrandes aux habitants célestes du bois.

Ces cérémonies sont d’ une grande émotion. On rit, on pleure, on tombe en transe, on revient à soi assisté de ses proches, tout le monde est là, rassemblé autour du divin. Ayyanar Dieu majeur, fédère et unifie le village. On a besoin de lui.

Adieu Ayyanar

Certes, Ayyanar est encore bien présent dans les campagnes du Tamil Nadu. Aussi bien par ces grandes manifestations annuelles qui impliquent toujours l’ensemble du village, que par l’importance des Samys que l’on consulte régulièrement. Car ils résolvent les problèmes du quotidien et jouent le rôle de médiation en cas de conflit ou de tension parmi les villageois.

Pourtant, les prêtres potiers nous racontent aujourd’hui qu’ils seront les derniers à perpétrer ces rituels, car leurs enfants sont partis vers les grandes villes ou à l’étranger, pour trouver de nouveaux débouchés économiques. Le métier de potier ne semble pas pouvoir faire vivre les jeunes générations qui aspirent à la modernité et au pouvoir d’achat, à tel point qu’ils ont perdu l’intérêt de leurs anciens pour remplir ces tâches héréditaires.

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A propos de l'auteur
Né en 1958 à Bône en Algérie, devient rochelais à l’âge de 3 ans, Michel Adment fait ses études d’architecture aux Beaux Arts de Paris. Il devient architecte conseil auprès de la direction des Musées de France au Ministère de la Culture de 1992 à 1999. Il rejoint ensuite l’équipe de Paul Andreux pour participer à l’élaboration de l’opéra de Pékin et de l’Oriental Art Center à Shanghai. En 2000 il réalise un voyage initiatique de 6 mois en Inde du sud et démarre une activité de création de mobiliers réalisés au Kérala. C’est en 2003 qu’il découvre le Chettinad où il vit actuellement après avoir restauré une maison palatiale de la région, transformée en chambre d’hôtes, Saratha Vilas. Avec Bernard Dragon, il anime depuis 2003 l’association ArcHe-S qui en, partenariat avec l’UNESCO New Delhi, lance la "Revive Chettinad Heritage Campaign". La région a été inscrite dans la liste indicative du patrimoine mondial en avril 2014. C’est dans le cadre la campagne de sauvegarde et de protection de la région du Chettinad que le présent article a été rédigé.
Né en 1960 à Marseille, Bernard Dragon fait ses études à Paris à l’école Camondo. Il travaille au sein du Taller de Arquitectura chez Ricardo Bofill, puis aux ADPI avec Paul Andreux pour l’opéra de Pékin et l’Oriental Art Center de Shanghai. En 2000 il réalise un voyage initiatique de 6 mois en Inde du sud et démarre une activité de création de mobiliers réalisés au Kérala. C’est en 2003 qu’il découvre le Chettinad où il vit actuellement après avoir restauré une maison palatiale de la région, transformée en chambre d’hôtes, Saratha Vilas. Il anime l’association ArcHe-S pour la protection et la sauvegarde de la région du Chettinad en collaboration avec le bureau de l’UNESCO de New Delhi. C’est dans ce cadre que le présent article a été rédigé.