Environnement
Analyse

Le sable en Asie du Sud-Est : environnement contre géopolitique

Un vnavire de dragage déverse du sable indonésien au large de Singapour, le 24 juillet 2002. (Crédit : AFP PHOTO / ROSLAN RAHMAN)
Un navire de dragage déverse du sable indonésien au large de Singapour, le 24 juillet 2002. (Crédit : AFP PHOTO / ROSLAN RAHMAN)
10 décembre 2016. Par la voix de son ministère des Mines et de l’Energie relayée par le Cambodia Daily, le Cambodge accuse Singapour de fermer les yeux sur des importations de quantités massives de sable provenant de sources illégales. Car entre 2007 et 2015, la cité-État déclare avoir importé plus de 73,6 millions de tonnes de sable en provenance du Cambodge, soit 26 fois plus que les 2,8 millions de tonnes déclarées par Phnom Penh sur cette même période.
C’est là l’énième incarnation de l’intérêt névralgique que Singapour nourrit pour le sable depuis son indépendance, en 1965. Un tropisme qui la met en porte-à-faux avec de nombreux États de la région – au premier rang desquels ses plus proches voisins, l’Indonésie et la Malaisie. L’Asie du Sud-Est péninsulaire et insulaire apparait en effet comme l’un des meilleurs laboratoires d’étude pour comprendre comment cette denrée abondante en apparence, le sable, s’est transformé en facteur de tension majeur, s’insérant dans un contexte régional déjà tendu.

Contexte

Troisième ressource la plus utilisée et échangée par l’homme derrière l’air et l’eau, le sable investit notre quotidien – sans que nous en soyons conscients. Présent dans la composition de plus de 200 produits finis (verre, peinture, colle, textile, composants électroniques…), le sable sert également à extraire d’autres ressources (gaz de schiste) lorsqu’il n’est pas convoité pour les métaux et minéraux qu’il recèle (or, diamant, fer…). Son intérêt est décuplé dans le secteur de la construction et de l’aménagement du territoire, où le sable entre dans la composition du ciment, lui-même nécessaire à la fabrication du béton.

Selon le Programme pour l’Environnement des Nations unies (PNUE), entre 47 et 59 milliards de tonnes de roches sont extraites chaque année dont 68 à 85% de sable. Une extraction en forte hausse depuis la fin du XXème siècle malgré un épuisement des ressources. Car l’érosion des roches, qui permet le renouvellement des ressources en sables, ne se fait pas suffisamment vite pour permettre de compenser les volumes extraits. À cela s’ajoute « l’inutilité » du sable du désert, qui a été trop poli par le vent. Devenu « rond », il ne possède pas les caractéristiques physiques et géotechniques recherchées par l’homme, qui se tourne donc vers le sable marin.

Singapour au cœur de l’engrenage

Le désir singapourien de sable remonte à l’indépendance de la cité-État, un événement tout d’abord vécu comme un traumatisme pour le pays. Rejetée par son voisin malais et abandonnée par les Britanniques, Singapour est dépourvue de matières premières et d’espace. Son PIB par habitant en 1965 s’élève à seulement 324 euros. La survie du nouvel État est donc en jeu. Dès lors, son emblématique Premier ministre Lee Kuan Yew va tout mettre en œuvre pour que la République de Singapour devienne incontournable dans la région, projetant même son rayonnement à l’international.
Face aux titres des journaux, le Premier ministre Lee Kwan Yew pleure l'expulsion de Singapour de la Malaisie en 1965. (Crédit : Youtube)
Mais un rapide constat s’impose : Singapour est à l’étroit, séparée de la Malaisie au Nord par moins d’un kilomètre (détroit de Johor), et de l’Indonésie (îles Riau) au Sud par moins d’une dizaine de kilomètres (détroit de Singapour). Le petit État est donc pris en étau entre deux voisins ethniquement, religieusement et politiquement différents, ce qui lui confère un sentiment de vulnérabilité.
Pour briser ce ressenti, l’aménagement du territoire devient immédiatement une priorité nationale – ce qui implique une double utilisation du sable. D’abord via la construction de polders, puisque depuis 1965, la cité-Etat a gagné approximativement 23% de sa superficie totale sur la mer passant de 582 à 718,3 km². Mais parce que l’expansion territoriale s’accompagne d’un besoin de construction afin de loger sa population qui ne cesse de croître, de nombreuses tonnes de sables sont également englouties pour ériger de hautes tours de bureaux, de commerce et d’habitations.
Carte de l'expansion territoriale de Singapour, de 1960 à 2030 (projection)
Carte de l'expansion territoriale de Singapour, de 1960 à 2030 (projection)

Les revers malaisiens et indonésiens

Pour assouvir ses besoins immenses en sable, car dotée de ressources nationales plus que limitées, Singapour se tourne vers ses voisins les plus proches – la Malaisie et l’Indonésie, déjà de forts partenaires économiques pour la cité-Etat (triangle d’or économique, ASEAN). Cet échange est initialement plutôt profitable aux trois parties : l’Indonésie et la Malaisie s’enrichissent pendant que Singapour s’agrandit et construit ses bâtiments. Ainsi, jusqu’au début des années 2000, les deux pays représentent 80 à 90 % des importations singapouriennes en sable.
Mais cette coopération vacille une première fois en 1997, lorsque la Malaisie instaure un embargo sur les exportations de sable. Cette première alerte ne fait que refléter un problème de plus en plus visible : la demande exponentielle de la cité-État, contre laquelle Kuala Lumpur cherche à se prémunir. Cependant, il faudra attendre 2003 pour constater une réelle baisse des exportations. Car la presse malaisienne avait publiquement lancé l’alerte l’année précédente. Ainsi le 10 mars 2002, le journal Utusan Malaysia reprochait au gouvernement de « vendre la nation » ou encore « la fierté de la nation » à Singapour. Et quelques jours auparavant, le Sun dénonçait l’expansion territoriale singapourienne en dessin.
Revendications territoriales de Singapour croquées par la presse malaisienne. (Crédit : The Sun Malaysia)
Revendications territoriales de Singapour croquées par la presse malaisienne. (Crédit : The Sun Malaysia)
L’Indonésie devient par la suite le premier fournisseur en sable de Singapour et représente peu à peu 75 % de ses importations. Mais dix années plus tard, c’est à son tour d’interdire le commerce de la ressource avec la cité-État. Une démarche qui s’inscrit dans un processus plus large de sanctuarisation de son territoire archipélagique.
Car ayant essuyé plusieurs revers devant la Cour internationale de Justice suite à différents litiges territoriaux (Timor Oriental, enclave d’Oecusse, îles de Litigan et Sipadan), l’Indonésie décide de s’aligner sur les standards internationaux de délimitation du territoire national. Le plus grand archipel du monde commence à recompter ses îles en débutant par l’identification de ses îles-frontière. En 2002, un décret présidentiel en recense 92 dont 67 proches de ses voisins. L’Indonésie fait ensuite appel à un organisme international, l’UNGEGN (United Nations Group of Experts on Geographical Names), afin de nommer ses îles et de délimiter définitivement ses frontières.
Mis en œuvre de 2005 à 2008, ce processus achève la sanctuarisation du territoire indonésien et décompte 13 466 îles dans l’archipel – contre les 17 504 initialement recensées par Jakarta. Mais c’est durant cette comptabilisation que l’Indonésie accuse Singapour d’être le responsable de la disparition de 24 de ses îles et de la réduction de 7 autres. En cause : le dragage intempestif de sable ayant réduit leur superficie jusqu’à, parfois, leur complet engloutissement. Relayées par la presse nationale et internationale, ces accusations sont appuyées par plusieurs ONG, habitants et élus.
Mais malgré cette double interdiction, un écart conséquent reste visible dans les statistiques du commerce du sable fournies par l’Indonésie, la Malaise et Singapour – comme dans le cas du Cambodge. Selon les années, les importations déclarées par Singapour représentent cent fois plus que les exportations déclarées par les deux autres pays. Les chiffres soulignent donc un delta manquant plus que conséquent. Ce qui fait soupçonner l’existence d’un marché parallèle, révélant le poids du commerce de contrebande, voire le double-jeu des différentes autorités étatiques.

La face cachée du sable convoité

Pour importer du sable, Singapour passe par ses propres entreprises (permis d’exploitation et de commerce) ou l’achète directement à des fournisseurs (État, entreprises privées). Selon l’intermédiaire, l’Indonésie ou la Malaisie ont connaissance de qui exploite leur sol et à qui cela est destiné. Dans ce cas, comment expliquer cet écart statistique et surtout, la poursuite des échanges alors que les pays l’ont interdit ? En premier lieu, par le double-jeu des acteurs étatiques. Selon l’indice de perception de la corruption développé par Transparency International, la Malaisie et l’Indonésie sont en effet loin d’être irréprochables.
Leurs institutions ne sont pas toujours assez puissantes pour faire obstacle aux techniques de corruption employées par différents acteurs économiques, notamment sur le commerce du sable. Et il arrive également que les autorités ferment les yeux. Ce fut le cas en 2013, lors de l’arrestation de deux immigrés clandestins chinois suspectés d’extraction illégale de sable en Indonésie, rapporte le Jakarta Globe. Les autorités avaient alors retenu leur clandestinité comme principal délit, minimisant l’extraction tout aussi illégale.
En outre, plusieurs scandales liés au sable mêlant fonctionnaires, adjoints politiques et responsables d’entreprise ont également éclaté en Malaisie. L’enquête relayée par le Jakarta Globe dans un autre article démontre l’existence d’une véritable mafia du sable employant intimidation, meurtre et corruption… Des ravages politiques, économiques et diplomatiques qui ne doivent pas occulter une dévastation encore plus visible : celle de l’environnement.

Les ravages environnementaux de l’exploitation du sable

C’est l’histoire d’une « double malédiction » pour le sable. Car s’il n’intéresse pas directement l’homme pour ses propriétés directes, le sable peut contenir des métaux précieux ou d’autres substances ayant de la valeur pour l’homme (sable bitumeux, or ou cuivre). C’est le cas de celui dont regorgent deux îles situées au nord de Jakarta, dans l’archipel de la Sonde : Bangka et Belitung. Leur sable renferme de la cassitérite (poussière d’étain) et permet de satisfaire 80% de la demande mondiale depuis 1710 (date à laquelle les premières statistiques de commerce de cassitérite sont apparues). Or on estimait qu’en 2010, 60 à 70 % des mines sur ces îles étaient illégales et dégradaient leur milieu environnemental.
Car pour extraire la cassitérite, la forêt est rasée, le sable retourné en profondeur et « lavé » avec différents produits chimiques pour faire apparaitre l’étain. Cette pratique annihile toute la vie invisible à l’œil nue et laisse des trous béants dans le paysage de ces îles. Décors paradisiaques, jungle luxuriante, eau limpide et abondante se sont transformés en paysages lunaires.
Dégradation environnementale liée à l'extraction de sable contenant de l'étain en Indonésie. (Crédit : Google Earth)
Dégradation environnementale liée à l'extraction de sable contenant de l'étain en Indonésie. (Crédit : Google Earth)
À cette dégradation terrestre s’ajoute une dégradation maritime. Le dragage, technique utilisée pour extraire le sable marin, consiste à ratisser les fonds avec d’énormes tuyaux d’aspiration. L’exploitation industrielle a développé de gigantesques navires (20 à 200 m) afin de satisfaire la demande. Ainsi, quotidiennement, entre 4 000 et 400 000 mètres cubes de sable sont aspirés selon le type d’engin et de chantier.
L’aspiration ne récupère que le sable et rejette en mer tout le reste, dont la vie sous-marine trouvée sur son passage. Cela provoque en outre d’épais nuages de matières solides inorganiques (sables, vases), qui restent en suspension. L’eau devient alors trouble et il est impossible à la vie maritime de s’y réinstaller. Il faut normalement attendre 48 à 60 heures pour que le niveau de turbidité de l’eau redeviennent acceptable et permette un retour à la normal. Le dragage intensif des fonds marins bloque ce processus, puisque les aspirations sont effectuées de manière répétée, et à son tour fabrique de vrais déserts maritimes.
Navire de dragage singapourien dans le détroit de Singapour. (Crédit : Google Earth)
Navire de dragage singapourien dans le détroit de Singapour. (Crédit : Google Earth)

Singapour peut-elle se passer du sable ?

Tant que de nouveaux moyens de construction ayant des propriétés comparables ou supérieures au béton ne seront pas développés, il est encore impossible de se détourner entièrement et durablement du sable. Mais il existe toutefois des moyens de diminuer sa consommation.
En effet, le sable de désert peut être utilisé à hauteur de 30% dans la construction, ce qui n’altèrerait en rien ses propriétés. L’autre substitut potentiel, et qui intéresse particulièrement Singapour, serait le laitier de cuivre. Car ces petites boules de cuivre, comparables à des grains de sable marin, sont produites par la réparation des coques de navires – or la cité-État répare justement 20 % des bateaux mondiaux… Ce qui ouvre la piste du recyclage.
Aujourd’hui, il est également possible de concasser du béton pour en faire du sable – et donc de pouvoir reconstruire avec. La disparition des plages peut aussi être compensée par le verre, qui peut devenir du sable (comme à plage de verre de Fort Bragg, en Californie). Ajoutons à cela les nouvelles façons de créer des polders, puisque aujourd’hui, Singapour comme d’autres, utilisent leurs propres déchets pour « remblayer » et gagner de l’espace sur la mer. Une technique qui certes n’altère pas la perspective de litiges maritimes en matière de tracé des frontières, mais qui a le mérite de préserver l’environnement.
Par Vincent Max

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Diplômé d’école de commerce (EDHEC) et titulaire d’un master en géopolitique (IFG – Université Paris 8), Vincent Max s’est spécialisé dans le management du risque lié aux réseaux criminels transnationaux. Il est auteur d’un mémoire de recherche intitulé "Pour une géopolitique du sable : le cas de l’Asie du Sud-Est péninsulaire".