Politique
Entretien

David Camroux : "La mort du roi de Thaïlande, un bon prétexte pour repousser les élections"

Le prince héritier Maha Vajiralongkorn lors de la cérémonie du Labour royal à Sanam Luang, à Bangkok le 13 mai 2015.
Le prince héritier Maha Vajiralongkorn lors de la cérémonie du Labour royal à Sanam Luang, à Bangkok le 13 mai 2015. (Crédits : PORNCHAI KITTIWONGSAKUL / AFP)
Les Thaïlandais sont en deuil. Jeudi 13 octobre, leur roi Bhumibol Adulyadej, Rama IX, s’est éteint à 88 ans après 7 décennies de règne. Vendredi, ils étaient des milliers dans les rues pour un dernier hommage à leur souverain, considéré comme une quasi-divinité. Journaux, télévisions se sont parés de noir et de blanc et les drapeaux ont été mis en berne pour une période d’un mois. Nombreux sont les Thaïlandais qui n’ont connu que ce monarque et pour qui cet événement ouvre un nouveau chapitre de l’histoire de leur pays. Même s’il n’avait aucun rôle politique, Rama IX, était perçu comme le ciment de la nation. Et sa disparition fait planer la crainte d’un regain de tensions d’autant plus que la succession au trône du prince héritier Maha Vajiralongkorn ne paraît pas évidente. Quelles sont les conséquences concrètes de la mort de Bhumibol Adulyadej ? Cyrielle Cabot s’est entretenue avec le chercheur David Camroux.

Contexte

Docteur en histoire politique, David Camroux est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de recherches internationales (CERI), où il participe au groupe de recherche « Migrations et relations internationales ». Auparavant, il a été directeur des études et de la recherche au Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes (CHEAM) de 1994 à 1998, directeur exécutif du Centre Asie-Europe de 1998 à 2004. Son expérience de rédacteur européen et correspondant fondateur à la Pacific Review de 1994 à 2008, puis de rédacteur en chef adjoint du Journal of Current Southeast Asian Affairs depuis 2009, le conduisent à intervenir dans les médias sur les questions liées à l’Asie-Pacifique. Il enseigne également dans les universités de Tokyo (Keio), Séoul (Yonsei) et Kuala Lumpur (Malaisie).

Outre ses activités de chercheur, David Camroux a été conseiller scientifique et évaluateur de programmes soutenus par la Commission européenne, au Vietnam de 2001 à 2004 et en Chine de 2004 à 2008, puis membre du conseil d’administration du projet PCRD 6, EU-NESCA de 2004 à 2008. Il siège désormais au conseil scientifique du réseau EsiA (European studies in Asia) de la Fondation Asie-Europe de Singapour.

Pourquoi le roi est-il considéré comme le ciment de la nation thaïlandaise ?
Avant Rama IX, seul le roi Chulalongkorn, Rama V, avait joui d’une telle popularité. Au pouvoir de 1868 à 1910, il avait réussi deux choses : maintenir l’indépendance du royaume du Siam en évitant la colonisation, et moderniser la Thaïlande. On lui doit les chemins de fer, la première université ou encore les services postaux. C’est aussi lui qui a aboli l’esclavage. Les trois souverains qui lui ont succédé, avant l’arrivée au trône de Rama IX, ont régné alors que la monarchie connaissait un important déclin. C’est d’ailleurs sous le règne du roi Rama VII, surnommé Pokklao, que la monarchie absolue tombe en 1932 après un coup d’Etat militaire. Entre 1935 et 1945, il n’y a même aucun roi sur le trône de Thaïlande. Ainsi, à son arrivée sur le trône en 1946, le jeune Rama IX avait du pain sur la planche pour redorer le blason de la monarchie. Il y est parvenu en devenant une véritable machine de relations publiques, et l’armée a tout fait pour le hisser comme ciment de l’unité du pays. Tout a été prévu pour pousser au maximum le culte de la personnalité, et en faire ainsi leur soutien et une base de leur légitimité. On le voit bien avec les portraits du roi omniprésents dans les rues et les vidéos relatant les grands moments de sa vie.
Que va-t-il se passer dans les prochaines semaines ?
Une année de deuil s’est ouverte jeudi 13 octobre. Et pendant un mois, les Thaïlandais sont privés de fêtes, d’alcool, et de divertissements en tout genre. La musique a d’ailleurs été interdite à la télévision. Et en parallèle de ce deuil interminable, la succession se mettra en place doucement. Pour l’instant, c’est un régent qui a pris les rennes : Prem Tinsulanonda. Agé de 96 ans, il a été Premier ministre du pays de 1981 à 1987 et il était le plus proche conseiller du souverain. Le prince héritier Vajiralongkorn a en effet demandé un « délai » avant de monter sur le trône, plaidant qu’il souhaitant faire le deuil de son père. Pourtant, les choses auraient pu se faire très rapidement puisque la seule étape officielle à l’intronisation est un vote par le Parlement. Ce qui ne devrait pas poser de souci puisqu’en 1972, le roi défunt avait officiellement désigné son fils, le prince Vajiralongkorn comme son successeur.
Pourquoi l’intronisation du prince héritier pose-t-elle problème ?
Les Thaïlandais ne sont pas monarchistes, ils sont bhumibolistes. L’aura de la royauté a pâli ces dernières années : ce que les Thaïlandais aiment ce n’est pas un titre mais bien l’homme. Rama IX était considéré comme le père du peuple, celui qui était prêt à tout sacrifier pour son pays. On met systématiquement en avant sa bonté et son comportement quasi monastique. Le prince héritier, Maha Vajiralongkorn, a une réputation totalement opposée. C’est le playboy qui s’est marié trois fois, a eu des maîtresses et passe tout son temps en Allemagne. Il est bien loin de l’austérité de son père. En bref, on ne pouvait pas imaginer meilleur contre-pied à l’homme que les Thaïlandais adoraient plus que tout. Et si la loi de lèse-majesté n’existait pas, son impopularité serait encore plus criante. Sans compter qu’une vieille croyance affirme que le neuvième monarque de la dynastie Chakri, donc le roi défunt, n’aura pas de successeur. Voilà de quoi inquiéter les Thaïlandais alors que le prince héritier devrait prendre logiquement le titre de Rama X.

Globalement, personne n’aime Vajiralongkorn. Le régent ne l’apprécie pas parce qu’il entache l’image de la monarchie avec ses histoires d’amour rocambolesques. Les militaires ne lui sont pas non plus favorables car il est connu pour être proche de Thaksin Shinawatra, le frère de l’ancienne Premier ministre Yingluck Shinawatra chassée du pouvoir lors du coup d’Etat de mai 2014. Mais pour autant, personne ne devrait s’opposer à son intronisation. La junte a toujours affirmé qu’elle le soutiendrait. D’abord parce qu’elle n’a pas le choix selon la Constitution, mais aussi parce qu’elle a l’impression qu’elle peut canaliser cet homme, qui finalement n’y connaît pas grand-chose en matière de gestion d’un pays.

De toute façon, personne d’autre ne pourrait prendre sa place sur le trône. Certains, notamment au sein du Conseil du roi préfèreraient Maha Chakri Sirindhorn, l’une des filles du roi, mais cela semble peu probable. D’autres aimeraient voir le petit-fils de Rama IX monter sur le trône mais des rumeurs courent qu’il aurait des problèmes de santé. Vajiralongkorn serait donc bel et bien le seul candidat viable au trône.

Le roi était une source de légitimité pour la junte. Cette dernière va-t-elle se retrouver fragilisée ?
Elle ne sera pas fragilisée car depuis le coup d’Etat de mai 2014, elle s’est installée, plus ou moins explicitement, pour assurer cette transition. Mais elle va tout de même en subir les conséquences. La junte avait tout misé sur ce roi comme le symbole d’unité nationale. Reste à savoir ce qui va se produire maintenant que ce symbole a disparu.

Au sein même de la monarchie, la question de la succession risque de diviser. En arrivant au pouvoir, le Prince va certainement vouloir se séparer de tous ses détracteurs actuels et rajeunir le Conseil. Et cela n’est pas bon pour la junte qui, pour l’instant, peut globalement s’appuyer sur lui. Par ailleurs, la grogne de la population se fera entendre si les élections sont repoussées. Or, il paraît peu probable qu’elles aient lieu fin 2017 comme prévu alors que cela correspondrait à peine à la fin de la période de deuil. Depuis le départ, Prayuth Chan-ocha cherche à repousser ces élections. La mort du roi Bhumibol est certainement le meilleur des prétextes. Une dernière question reste en suspens : le prince finira-t-il par tenter un retour de Thaksin Shinawatra au gouvernement ? Ce ne sera certainement pas sa volonté immédiate, mais c’est envisageable quand on sait les rapports qu’il entretient avec la junte actuelle.

Propos recueillis par Cyrielle Cabot

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A propos de l'auteur
Jeune journaliste diplômée de l’école du CELSA (Paris-Sorbonne), Cyrielle Cabot est passionnée par l’Asie du Sud-Est, en particulier la Thaïlande, la Birmanie et les questions de société. Elle est passée par l’Agence-France Presse à Bangkok, Libération et Le Monde.