Société
Entretien

"Femmes de réconfort" : la polémique Park Yu-ha

Des militantes sud-coréennes manifestent en faveur des "femmes de réconfort" devant l’ambassade du Japon à Séoul en décembre 2015
Des militantes sud-coréennes manifestent en faveur des "femmes de réconfort" devant l’ambassade du Japon à Séoul en décembre 2015, quelque jours avant l’accord "historique" signé entre les deux pays. (Crédit : JUNG YEON-JE / AFP)
Malgré l’accord « historique » du 28 décembre entre la Corée du Sud et le Japon, la question des « femmes de réconfort » n’en finit pas de provoquer des remous. Ces jeunes femmes sud-coréennes « recrutées » de force pour être les prostituées des soldats nippons durant la Seconde Guerre mondiale sont encore aujourd’hui au centre de l’attention via le procès pour « préjudice moral » qu’un collectif de soutien a engagé – et gagné – contre l’universitaire sud-coréenne Park Yu-ha. Sans nier les souffrances ni le caractère forcé du « recrutement », cette intellectuelle très controversée a, entre autres, voulu donner une image plus complexe des « femmes de réconfort » et de leurs relations avec l’armée japonaise. Pour comprendre l’intense polémique ainsi créée avec les victimes, l’un de nos correspondants à Tokyo, Yuta Yagishita, s’est entretenu avec la chercheuse.

Entretien

Park Yu-ha est une universitaire coréenne, professeur à l’université Sejong de Séoul et spécialiste de la question des « femmes de réconfort ». Elle est l’auteur d’un ouvrage intitulé Comfort Women of the Empire, the battle over colonial rule and memory. Suite à sa parution en coréen en 2013 puis en japonais en novembre 2014, Park fut accusée de diffamation par un collectif de soutien aux « femmes de réconfort » coréennes et par le parquet sud-coréen.

Le 13 janvier dernier, elle a été jugée, reconnue coupable et condamnée à verser 90 millions de wons pour « préjudice moral » au collectif rassemblant neuf anciennes « femmes de réconfort ». Elle a fait appel de la décision.

Cet entretien a été réalisé avant le jour de la condamnation de Park Yu-ha. Notons que les thèses qu’elles avancent plus bas ne reflètent que sa pensée. Ses propos permettent cependant de saisir l’acuité du débat à l’intérieur même de la société sud-coréenne.

L’universitaire Park Yu-ha
L’universitaire Park Yu-ha (Crédit : Kanako Baba).
Les plus vieilles recherches historiques sur les « femmes de réconfort » datent seulement du début des années 1990, soit plus de 40 ans après la fin de la guerre du Pacifique. Comment expliquer un tel retard ?
Park Yu-ha : C’est avant tout parce qu’il s’agit d’une question sexuelle ! Il ne faut pas oublier que ces femmes, considérées comme les « nanas des soldats », faisaient et font l’objet de discrimination. Et cette tendance est en plus renforcée par le sexisme en vigueur dans la société coréenne. On constate néanmoins des exceptions, comme les dossiers de presse parus dans les journaux japonais en 1970. Mais, en Corée, personne n’a pris la suite. Cela traduit l’indifférence de la société coréenne vis-à-vis de ce sujet, et la difficulté d’y faire face.

Par conséquence, il y a peu, très peu de recherches historiques sur ce sujet en Corée du Sud ! Cela fait plus de vingt ans qu’on en discute ouvertement, mais seule une dizaine de chercheurs travaillent sur le sujet. Et, on peut même compter sur les doigts d’une main le nombre de personnes qui se sont vraiment spécialisées sur cette question.

L’un des plus grands points de clivage est celui du recrutement : certains contredisent le fait que ces « femmes de réconfort” ont été enrôlées de force par l’armée japonaise, et affirment qu’elles étaient avant tout des prostituées volontaires. Que disent vos recherches sur ce point ?
En ce qui concerne la Corée, les « femmes de réconfort » étaient généralement recrutées par des prestataires, en relation directe ou indirecte avec l’armée japonaise. Ces agents – Japonais et Coréens – lançaient souvent des appels publics, et utilisaient des centres d’emplois. Il y avait donc un système institué de recrutement ; mais les cas d’enlèvements et d’escroqueries étaient également nombreux. Par exemple, en terme d’escroquerie, je pense au fait de savoir si les agents du centre d’emploi avaient ou non expliqué en quoi consistait ce « travail » et où il avait lieu.

Officiellement, ces femmes étaient engagées par contrat. Les femmes – trompées ou non – signaient, de gré ou de force, un petit bout de papier. Elles jouissaient également d’un salaire, payé souvent en monnaie spéciale pour soldats. Mais attention, tout cela ne veut pas dire qu’elles étaient payées correctement, ni même que leurs conditions de vie étaient décentes ! Les viols étaient fréquents notamment lors des déplacements, et les agents ne résistaient pas à la tentation de faire valoir la position d’intermédiaire pour s’emparer de l’émolument des femmes.

On a dû mal à connaître le nombre exact de ces « femmes de réconfort ». De nombreux chiffres circulent, allant de 20 000 à 200 000. Pourquoi une telle disparité et comment connaître le nombre total exact ?
Il existe de nombreuses théories quant au nombre total des « femmes de réconfort ». Si nous n’arrivons pas à en connaître le chiffre exact, c’est en grande partie parce que les prestataires n’ont pas laissé de registres fiables. Or, des registres fiables existaient pour tous les autres pans de la société en guerre. Si nous prenons par exemple les données concernant les soldats : ils savaient où ils partaient suite à leur mobilisation, bénéficiaient d’une pension et même de l’indemnisation en cas de blessure ou de décès au combat. Leur statut juridique était assuré par la loi.

Et concernant les « femmes de réconfort » ? Bien sûr, hors de question pour l’armée de Hirohito de mobiliser publiquement les femmes puisque cela serait revenu à officialiser – ni plus ni moins – le statut des « femmes de réconfort » ! Personne non plus n’a pensé à faire des lois sur l’indemnisation, alors même qu’elles étaient dans des situations au moins aussi périlleuses que celles des soldats.

On ignore également la part des Coréennes à proprement parler au sein de la cohorte de ces « femmes de réconfort ». Il ne serait pourtant pas faux de dire qu’elles étaient le contingent le plus nombreux puisque le pays était une colonie du Japon et qu’il était loin d’être riche à l’époque. Mais la pauvreté n’explique pas tout : cela tient aussi de la structure de cette « pseudo-industrie » où chacun prenait des « femmes de réconfort » selon son rang. Ainsi, les officiers prenaient des Japonaises et les soldats sans classe les Coréennes. Comme ces derniers étaient plus nombreux, on peut dire sans se tromper que la part des femmes coréennes aura été plus importante, et également que la situation vécue par ces dernières était de loin la plus épouvantable.

Dans votre livre, vous vous opposez à l’image courante des « femmes de réconfort » en Corée du Sud. A quoi ressemble-t-elle et pourquoi la critiquez-vous ?
D’abord, il faut dire que ces femmes dans leur ensemble ont vécu des expériences très variées, en fonction de l’époque et du lieu. Cette variété est négligée dans mon pays, et seule l’image des jeunes filles innocentes et immaculées, enrôlées de force par les soldats japonais, est reconnue. Lorsque l’on parle « de force », on fait bien allusion ici à un enlèvement physique.

Or, comme je l’explique dans mon livre [Comfort Women of the Empire, the battle over colonial rule and memory, NDLR], il existe une disparité abyssale entre l’image avancée par les négationnistes et celle soutenue par les défenseurs des « femmes de réconfort ».
En effet, on ne peut bien sûr pas donner raison aux négationnistes japonais qui les considèrent comme des prostituées volontaires. Mais, l’image de jeunes vierges innocentes chez les Coréens est au moins tout aussi fausse, car elle est due à une confusion avec un corps de jeunes travailleuses mobilisées par l’Empire japonais. L’âge moyen des femmes de réconfort était d’environ vingt ans, tandis que des jeunes filles de douze ans figuraient dans ce corps.

Dans votre livre, vous avez parlé d’une espèce d’intimité, allant de l’amitié aux sentiments amoureux, nouée entre les « femmes de réconfort » et les soldats. Et ce sont en grande partie ces passages-ci qui sont au coeur des procès intentés contre vous. Pourquoi dîtes-vous que cette relation était possible? Ne serait-ce pas plutôt un cas lié au « syndrome de Stockholm » ?
Je ne pense pas du tout que cela soit lié au syndrome de Stockholm. Les Coréennes, dont le pays faisait partie de l’Empire japonais, ont été mobilisées en tant que peuple de l’empereur Hirohito. Elles devaient le respecter et le vénérer au même titre que les Japonais. Il en va donc de même pour les « femmes de réconfort » coréennes qui étaient obligées d’aimer leur pays – qui n’était pas la Corée mais le Japon.

C’est pour cela qu’une espèce de camaraderie était possible entre elles et les soldats, car eux aussi se battaient pour leur pays. En ce sens, le cas des Coréennes doit être étudié dans un cadre tout à fait différent de celui des autres « femmes de réconfort » [à savoir différent de celles enrôlées en Chine, aux Philippines, en ancienne Indochine, en Birmanie, en Indonésie – à l’époque les Indes néérlandaises – et à Singapour, NDLR).

Ainsi, l’exemple des « femmes de réconfort » en Indonésie, indiqué souvent comme la preuve de l’enrôlement de force par l’armée japonaise, est différent de nature. Aux yeux des soldats de Hirohiro, ces « Européennes » étaient perçues comme des femmes de l’ennemi. La relation entre les deux ressemble alors plus à celle ayant cours entre un conquérant et une conquise.

Au contraire, les Coréennes n’étaient pas des femmes de l’ennemi mais de la colonie. Cette proximité n’empêchait en rien la discrimination, mais la guerre ne permettait pas vraiment d’avoir des ennemis intérieurs.
Donc, des relations amicales voire amoureuses entre ces « femmes de réconfort » coréennes et des soldats japonais étaient possibles. J’en cite d’ailleurs des exemples dans mon livre. Pour autant, notons bien que cette intimité n’a en rien amélioré la situation affreuse de ces femmes.

Vous consacrez une partie de votre livre à la critique des collectifs comme le « Conseil coréen pour les femmes enrôlées de force comme esclaves sexuelles au service de l’armée japonaise ». Pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous êtes critique vis-à-vis de ces mouvements ?
Avant de répondre à la question, il faut bien noter que la question des « femmes de réconfort » devrait et doit être traité au devant du prisme du colonialisme et de l’impérialisme. Un empire colonial, c’est une machine qui envoie des soldats et envahit des pays étrangers. Et pour ce faire, elle dévore des femmes. Donc, la résolution du problème des « femmes de réconfort » n’est pas envisageable tant qu’on ne remet pas en cause cette structure sur le fond. Tant qu’on ne remettra pas en cause l’Empire, il est impossible d’aboutir à une résolution.

Or, les groupes comme le conseil s’auto-proclament en mouvement pour la reconnaissance des droits des femmes, mais sans remettre en cause la question de l’Empire. Ils ont réussi à obtenir des soutiens au-delà même de la Corée du Sud, mais ont échoué à devenir un vrai mouvement de fond pour les femmes ; un de ceux qui s’attaquerait à la structure même de ce que fût l’Empire colonialiste et patriarcal.
Ils tiennent de façon excessive à la reconnaissance des droits des « jeunes filles enrôlées de force » et à accuser le Japon. Mais leur discours devrait aller plus loin.

Deux procès ont été intentés contre vous pour diffamation contre les « femmes de réconfort ». Qu’en pensez-vous?
Ils [les collectifs de « femmes de réconfort », NDLR] disent que j’ai écrit que les « femmes de réconfort » étaient des prostituées volontaires. Mais non, je n’ai pas écrit cela : je n’ai fait que citer un propos d’un négationniste japonais, et c’est totalement injuste de m’accuser pour cette citation. D’autant que cette plainte va à l’encontre même de ma liberté universitaire. J’essaye également de ne pas me reposer essentiellement sur l’argument de la liberté de parole, car cela sous-entendrait que j’ai vraiment écrit des textes diffamatoires, alors que ce n’est pas le cas.
Propos recueillis Yuta Yagishita

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A propos de l'auteur
Yuta Yagishita, journaliste indépendant basé à Tokyo est un spécialiste des questions environnementales et politiques au Japon. Formé à l'ESJ Lille, cet admirateur de Hannah Arendt essaie d'être l'observateur le plus impartial de son pays natal qui ne cesse de vieillir. Il collabore notamment avec la revue ZOOM Japon.