Société
Analyse

Inde, féminisme et "culture en danger"

Des résidents indiens et membres de la communauté chrétienne lors d'une marche silencieuse contre le viol collectif d'une nonne à Caclutta le 16 mars 2016.
Des résidents indiens et membres de la communauté chrétienne lors d'une marche silencieuse contre le viol collectif d'une nonne à Caclutta le 16 mars 2016. (Crédit : STRDEL / AFP)
Etre féministe en Inde ne va toujours pas de soi. La presse indienne est remplie de déclarations « affolées » par la libération des femmes. Il y est question de culture indienne « en danger », de « beauté à couvrir » et de « responsabilités partagées » entre l’homme et la femme dans les cas de violences sexuelles. Autant de clichés qui renforcent les contradictions pour les jeunes filles indiennes, dans leur vie familiale, leur choix de couple et leur apparence vestimentaire. Dans le Tamil Nadu, au sud du pays, Audrey Dugairajan a rencontré des femmes qui s’engagent pour protéger leurs droits et qui tentent de déjouer l’argument « culturel » contre le féminisme.
Dans la culture indienne la mère est sacrée, bien que son rôle se limite aux tâches domestiques et à l’éducation des enfants. La figure maternelle, Shakti (qui signifie « pouvoir »), est respectée et glorifiée par la société. Pourtant, les atrocités envers les femmes ne cessent de faire les gros titres en Inde et à l’étranger. Pour de nombreuses familles pauvres ou issues des classes moyennes, avoir une fille est synonyme de fardeau.

Lorsqu’une petite fille vient au monde, les parents – et particulièrement dans les milieux défavorisés – se lamentent de cet enfant qui ne pourra rester au foyer prendre soin d’eux durant leurs vieux jours. Car la jeune femme une fois mariée devra rejoindre la famille de son époux, et ses revenus, si elle en a, iront dans son nouveau foyer. Mais le plus gros sujet d’inquiétude parentale est de loin le coût de la dot, couplé à l’obligation de supporter une grande partie des dépenses lors du mariage. A l’origine, la dot devait être partagée avec le mari et assurait au couple et à son nouveau foyer, une réserve d’argent suffisante pour l’arrivée d’un enfant (voir notre dossier sur le sujet).

Contexte

Depuis le début de son mandat, le Premier ministre indien Narendra Modi semble vouloir changer l’image de la femme en Inde. Le 26 Janvier dernier, jour de la République, le gouvernement a choisi de mettre les filles à l’honneur dans l’Haryana. L’Etat, dont les naissances de filles sont bien en-dessous de la moyenne du pays, fait l’objet d’un programme national, le « Beti Bachao, Beti Padhao ». L’enjeu : supprimer les discriminations liées au genre de l’enfant, et plus précisément bannir les avortements liés au sexe.

Confusions sur la culture indienne

« Cette culture que l’on identifie comme indienne, ne l’est qu’en partie, précise A. Arulmozhi, avocate a la Haute Cour de Madras, Chennai et membre du parti Dravidar Kazhagam. Par sa taille et son histoire, l’Inde possède en réalité différentes cultures, telles que les cultures tribales, dravidienne (Sud) et indo-aryenne qui existent toujours. »
Pour l’avocate, la place des femmes n’est donc pas forcément liée à la culture du pays, mais plutôt à des questions politico-religieuses. L’objectif du parti dont elle est membre, le Dravidar Kazhagam, l’un des premiers partis dravidiens, est d’éradiquer les maux du système actuel des castes, notamment le statut des « Intouchables ». « Les classes sociales pauvres et les communautés opprimées possèdent encore des semblants de système matriarcal, souligne-t-elle. Le système de caste créé par la religion hindoue est purement patriarcal et cela a affaibli les droits des femmes à travers des textes religieux tels que le Manusmriti. Quand aux autres religions présentes en Inde, à savoir l’Islam et le christianisme, elles répriment également les femmes. Donc ce n’est pas la culture qui est responsable, mais plutôt la religion et ses branches idéologiques qui ont créé et maintiennent le système patriarcal en Inde. »

Conflit de générations

Ce système est pourtant peu à peu mis en cause par les nouvelles générations. Se marier, oui, avoir des enfants, pourquoi pas, mais elles veulent également travailler, sortir, avoir une vie sociale… Autant d’aspirations pas forcement compatibles avec les traditions. « Il y a quelques jours, nous avons reçu une jeune fille de 21 ans à peine, désespérée parce que son mari demandait le divorce après seulement quelques mois de mariage. » Bimla Chandrasekar est la directrice d’EKTA, une ONG donnant des conseils juridiques aux femmes. Pour elle, il s’agit d’une situation de plus en plus courante : « La jeune femme souhaite rester mariée, mais en même temps, elle n’est pas prête à sacrifier son style de vie. Il faut donc lui faire prendre conscience que le mariage n’est pas le but ultime dans une vie, elle a obtenu son master, un travail, elle est entourée par sa famille, il n’y a rien de grave. Le mariage n’est qu’une étape pas une destination », assure Bimla.

Ce discours progressiste reste encore minoritaire dans une société où le mariage arrangé représente toujours 89% des unions en Inde. Toutefois, de plus en plus de familles de classes moyennes choisissent de maquiller les mariages d’amour en mariage arrangé pour les convenances et le bien-être de leurs enfants. Ainsi les jeunes femmes peuvent-elles espérer conserver leurs libertés.

« Le problème en Inde, explique Bimla, c’est que les filles sont mariées très jeunes et que de nombreuses familles les considèrent comme un fardeau en raison de la dot. Donc on trouve un prétendant de façon précipitée et tout est organisé dans l’urgence. Les filles ne sont pas prêtes pour un tel changement, elles ont leur style de vie chez leurs parents, et les couples ne prennent jamais le temps de discuter ensemble. Ils ne se connaissent pas, même après le mariage. »

Moment heureux, le mariage est aussi une épreuve redoutée pour ces jeunes femmes. A l’image d’Anisha et Ponshruti, 18 ans, étudiantes en première année de journalisme à Madurai. Elles confient leur préoccupation : « On ne sait pas si l’on va pouvoir continuer à étudier, s’il nous sera possible de travailler. Cela dépend beaucoup de la personne que l’on épouse, et nous ne choisissons pas. Nous préférons donc ne pas trop y penser. » Dans la famille de Kayalvilzhi, 18 ans également, les choses sont claires : « Mes parents ne souhaitent pas me voir travailler. Lorsque je leur demande pourquoi m’ont-ils laissé faire des études, ils me répondent simplement que je pourrai ainsi éduquer mes enfants. Toute ma famille souhaite me voir mariée dans un an. » La jeune fille appréhende ce moment, d’autant que le prétendant qu’on lui a choisi est son aîné de dix ans. Difficile pour elle de faire infléchir cette décision lorsqu’une fille n’a pas le droit à la parole.

Comment concilier les nouvelles aspirations des jeunes femmes et l’angoisse des familles pour leur sécurité ? Aux yeux de la directrice d’ONG qu’est Bimla, « les enfants autant que les parents doivent être fermes. Il faut que ces jeunes femmes soient claires sur ce qu’elles peuvent et ne peuvent pas accepter, mais toujours en gardant la confiance des parents. Beaucoup de familles craignent que leurs filles ne s’échappent, et partent vivre loin d’elles avec un compagnon. Il faut donc les rassurer. En même temps cette nouvelle génération doit comprendre que l’on ne peut pas toujours vivre dans une zone de confort. »

Regards des hommes et féminisme

Les femmes en Inde ont désormais accès à l’éducation, au travail ainsi qu’aux droits sociaux. Elles ont aussi acquis le droit de se déplacer sans leur mari. Mais qu’en est-il de leur sécurité ? La question est débattue sous tous les angles dans la presse indienne. Côté conservateur, des voix masculines continuent d’appeler la gent féminine à la sobriété vestimentaire pour ne pas provoquer de harcèlements violents. Alors qu’il s’adressait aux étudiants d’une école de musique, le célèbre chanteur K J Yesudas a ainsi déclaré :
« Ce qui doit être couvert doit rester couvert. Notre culture implique que la beauté soit couverte. Les femmes ne devraient pas troubler autrui en portant des jeans. Lorsqu’elles s’habillent en jean, les hommes sont tentés de regarder au-delà [du jean] », prévient le chanteur.
Culture indienne et port du jeans… Bimla dénonce l’absurdité de ce genre de propos : « Je ne crois pas que c’est en imposant un code vestimentaire que nous parviendrons à faire changer les choses. Trouvez-moi un code vestimentaire qui puissent me protéger, qui puissent me permettre de sortir sans être harcelée dans la rue ou touchée, alors je le suivrais. Mais je ne pense pas que cela existe. »

Pour la directrice d’ONG qu’est Bimla, une prise de conscience est nécessaire, et elle passe par la sensibilisation des hommes. « Chacun doit tenter de comprendre l’autre. Lorsque les hommes accompagnent leur femme ou sœur, je leur demande s’ils pensent que les hommes sont respectés dans la « culture indienne ». Ils répondent en général par l’affirmative, alors je leur demande à nouveau pourquoi ressentent-ils le besoin de cacher leurs femmes. Pour les protéger ? De qui ? D’autres hommes ? Qui sont-ils ? Si les hommes sont respectés, cela signifie que nous pouvons leur faire confiance, donc pourquoi devrions-nous cacher les femmes ? Vous sentez-vous honteux de ne pas pouvoir être respecté ? Si oui, changez votre comportement ! » L’argumentaire de Bimla laisse en général les hommes déconcertés.

Défendre le droit des femmes ne va pas de soi en Inde. Le concept même de féminisme étant bien souvent considéré comme « anti-national ». Pourtant là encore, il s’agit d’une notion que l’on retrouve dans la culture populaire indienne, rappelle l’avocate Arulmozhi : « Le féminisme est un concept inventé par les élites et les femmes éduquées. Considérer ce terme comme « étranger » semblait donc la réponse la plus simple. Toutefois, les idées du féminisme se retrouvent dans la littérature populaire. A l’instar de Periyar E. V. Ramasamy au Tamil Nadu, qui a parlé de la philosophie féministe dans des discours publics et lutté contre la répression des femmes. C’est aussi aux féministes de se servir de cette littérature populaire. »

Par Audrey Dugairajan à Madurai (Tamil Nadu)

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A propos de l'auteur
Audrey Durgairajan est journaliste indépendante en Inde, et collabore avec différents médias Français (Ouest-France, Rue 89) et Indiens (Indes Magazine). Lorsqu’elle n’est pas en reportage, elle forme les étudiantes de License Journalisme et Communication de Madurai (Tamil Nadu).