Politique
Entretien

De la Chine à la Turquie : l'exil des Ouïghours

Un enfant ouïghour tient une banderole lors d'un rassemblement devant l'ambassade de Thaïlande à Ankara le 9 juillet 2015, pour protester contre le renvoi de 115 Ouïghours ayant migré à Bangkok vers la Chine contre leur volonté
Un enfant ouïghour tient une banderole lors d'un rassemblement devant l'ambassade de Thaïlande à Ankara le 9 juillet 2015, pour protester contre le renvoi de 115 Ouïghours ayant migré à Bangkok vers la Chine contre leur volonté. (Crédits : Binnur Ege Gurun / ANADOLU AGENCY / via AFP)
Ces dernières années, la Chine et la Turquie resserrent leurs relations économiques et militaires. Une pierre d’achoppement demeure : la situation des Ouïghoures, cette ethnie musulmane de langue turque qui vit au Xinjiang, province du Nord-Ouest chinois. Depuis 2009, les tensions ont sensiblement augmenté dans la région et la répression par Pékin du « séparatisme » et des pratiques religieuses de cette minorité pousse toujours plus de Ouïghours à choisir l’exil en Turquie. Ce n’est pas la première vague de migration. Que réprésente la communauté ouïghoure en Turquie ? Quelles sont les motivations de ces migrants « cousins » ? Comment s’intègrent-ils à la société turque ? Entretien avec Rémi Castets, professeur associé à l’université Bordeaux-Montaigne.

Entretien

Rémi Castets est chercheur et professeur associé à l’université de Bordeaux-Montaigne, où il enseigne depuis 2006 dans le département d’études orientales et extrême-orientales. Il est par ailleurs depuis 2011 chargé de cours au sein du Mastère Coopération Internationale et Développement / Gestion des Risques dans les Pays du Sud de l’IEP de Bordeaux. Ses recherches portent principalement sur les phénomènes idéologiques, l’histoire politique du monde chinois, les rapports Islam-politique / centre-périphérie en République populaire de Chine (question ouïghoure notamment), ainsi que sur la politique étrangère de la RPC dans le monde musulman.

Rémi Castets, directeur du Département d'études chinoises à l'université Bordeaux-Montaigne. (Crédit : Rémi Castets)
Rémi Castets, directeur du Département d'études chinoises à l'université Bordeaux-Montaigne. (Crédit : Rémi Castets)
Depuis quelques années, la Turquie a renforcé son soutien à la communauté ouïghoure avec laquelle elle entretient des liens particuliers et dont elle accueille une importante partie de la diaspora. A quoi ressemble le communauté ouïghoure de Turquie et comment s’est-elle construite ?
Rémi Castets : La communauté ouïghoure de Turquie est historiquement la seconde à s’être implantée hors d’Asie centrale, après celle d’Arabie saoudite. La première vague, à l’origine de sa création, a fui l’arrivée au pouvoir des communistes chinois en 1949 lors de la « libération pacifique du Xinjiang ». Il s’agissait pour beaucoup d’anti-communistes djadids panturquistes, une idéologie introduite au début du XIXe siècle par les Tatars de l’Empire russe. Ce courant réformiste nationaliste anticolonial s’appuyait sur l’importation de la modernité occidentale pour se libérer de la domination russe et chinoise. Se diffusant dans les cercles commerçants du Xinjiang au début du XXe siècle, il promouvait le développement d’écoles enseignant les disciplines scientifiques modernes.

Certains des hommes qui sont partis avec la première vague étaient très actifs sur la scène politique du Xinjiang avant l’arrivée du PC chinois. Ils ont parfois joué le rôle de « barbes blanches » (autrement dit de sages, voire de leaders charismatiques). Ils ont soutenu voire encadré avec leurs associations l’accueil des immigrés qui ont constitué une communauté ouïghoure de Turquie aujourd’hui forte de 10 à 20 000 personnes. La migration s’est ensuite poursuivi par à-coups dans les années 1950-60 jusqu’à ce que les frontières du Xinjiang soient fermées plus hermétiquement par Pékin.

La seconde grande vague s’est produite dans les années 1980-90. Elle comprenait notamment des étudiants dont les mouvements étaient réprimés. Le choix de la Turquie s’explique essentiellement par le fait que les régime d’Asie centrale, souvent autoritaires, ont fait le choix de coopérer avec la Chine dans sa lutte contre l’indépendantisme ouïghour et parce que ces pays ont mis en place des politiques favorisant leurs propres communautés nationales au détriment des minorités comme les Ouïghours. Depuis cette époque, la migration ouïghoure du Xinjiang vers la Turquie n’a jamais vraiment cessé. Mais depuis près de 15 ans, les gens supportent de plus en plus mal les conditions de vie sur place et s’en vont parfois par familles entières.

La Thaïlande s’est récemment trouvée sous le feu des médias pour avoir renvoyé en Chine des Ouïghours qui la fuyaient. En général, quels sont les itinéraires choisis par les réfugiés pour rejoindre la Turquie ?
Jusqu’aux année 2000, les Ouïghours qui fuyaient passaient essentiellement par l’Asie centrale qui est le chemin le plus évident, ou par le Pakistan. Le problème pour eux est que la Chine a developpé des relations privilégiées avec tous ces pays, notamment économiques. Or, cette coopération comprend aussi un volet antisépératiste afin que ces régions ne deviennent pas des bases arrières de l’opposition ouïghoure. Ainsi, si vous êtes Ouïghour aujourd’hui et que vous fuyez dans l’un de ces pays, qui plus est si vous êtes un militant politique, vous êtes en danger immédiat d’extradition.

Ceux qui partent ont donc cessé d’utiliser ces itinéraires et passent désormais essentiellement par l’Asie du Sud-Est. Leur point de passage de prédilection est aujourd’hui la zone frontalière qui longe les provinces chinoises du Yunnan et du Guangxi d’un côté et la Birmanie, le Laos et le Vietnam d’autre part. Le but du jeu est ensuite de rejoindre la Malaisie puis la Turquie ou l’Occident, mais ils sont parfois arrêtés avant, comme cela a été le cas en Thaïlande ou aussi au Cambodge. La Malaisie leur apparaît comme un bon point de départ puisque c’est un pays musulman, riche et dynamique. De plus, c’est un épiphénomène mais il y a vraisemblablement dans ces pays, des connexions, des relais qui mettent en contact certains de ces migrants avec les réseaux caritatifs salafis ouïghours de Turquie.

Que représente la Turquie dans l’imaginaire collectif des Ouighours de Chine ? La voient-ils comme une nouvelle mère-patrie ?
Non, pas comme une mère-patrie car tous les peuples turcs sont originaires du sud de la Sibérie et de la Mongolie. La Turquie est plutôt vue comme un pôle de modernité, démocrate, économiquement dynamique et qui réunit les avantages d’être à la fois musulman et turcophone. De plus, la présence de l’AKP au pouvoir renforce l’idée que l’islam et sa pratique y sont respectés. Ce qui n’est pas le cas au Xinjiang et ce dont souffrent certains Ouïghours. Le contrôle et les restrictions religieuses au Xinjiang qui se sont renforcées à partir des années 1990, ont paradoxalement accentué le repli religieux de certains d’entre eux.

Enfin, sur le plan de la langue, l’Ouïghour et le Turc appartiennent à la même famille linguistique, ce qui facilite l’insertion des membres de la diaspora. Les deux langues ne s’étant séparées qu’après nos langues romanes en Europe, les divergences sont bien moins prononcées.

Que trouvent réellement les Ouighours en Turquie ? Sont-ils intégrés à la société turque ?
Les premiers Ouïghours, ceux arrivés dans les années 1950-60, ont immédiatement structuré un tissu associatif et humanitaire qui a facilité l’accueil des nouveaux arrivants. Ce tissu associatif traditionnellement dominé par les panturquistes, fait désormais l’objet d’une sorte de concurrence avec les organisations salafies, ces dernières étant plutôt financées par l’Arabie saoudite et les pays du Golfe.

Bien qu’ils essaient de maintenir leur identité culturelle, les Ouïghours sont bien intégrés à la société turque et ils se « turquisent ». Au point que les plus vieux déplorent que les jeunes ne prennent pas assez leur identité à coeur et cela bien que certains la revendiquent avec ferveur. Globalement, l’absence de ségrégation sociale facilite leur insertion, la « turquisation » et l’abandon dans certaines familles de la langue ouïghoure.

Une fois arrivés en Turquie, les Ouïghours de Chine s’impliquent-ils politiquement ou religieusement plus qu’au Xinjiang ?
Pas vraiment. La plupart d’entre eux aspirent surtout à vivre normalement avec leur famille, à avoir un travail et parfois à pratiquer leur religion tranquillement. C’est la grande différence avec les Ouïghours qui sont arrivés dans les années 1980 et qui partaient essentiellement pour s’engager politiquement. Aujourd’hui, ceux qui s’engagent risquent de voir leurs familles subir des pressions au Xinjiang. Beaucoup de gens soutiennent donc « à distance ».
A plusieurs époques de son histoire, la Turquie s’est positionnée en protectrice de tous les peuples turcs. Qu’en est-il aujourd’hui de sa position sur la cause ouïghoure ?
Mustafa Kemal, le père fondateur de la Nation turque, était un panturquiste et ambitionnait de faire du pays le pôle principal de la culture turque. Mais très rapidement, les kémalistes ont un peu rompu avec un projet panturquiste proactif et la Turquie a été passive sur la question. Pourtant, cette solidarité avec les peuples cousins n’a jamais disparu de l’opinion publique turque. Si bien qu’en Turquie, on ne comprend pas toujours que les autres peuples turques ont développé entre-temps de fortes identités nationales.

Initialement, l’AKP n’était pas très concerné par la cause ouïghoure dans la mesure où son projet politique était focalisé avant tout sur la question de la réislamisation de la Turquie. A l’arrivée au pouvoir du parti, les grands leaders de la diaspora ont d’ailleurs perdu leur rapport privilégié avec les hommes politiques turcs auprès desquels ils avaient leurs entrées. Issus des milieux commerçants, les têtes de l’AKP étaient plus préoccupées par l’établissement de bonnes relations commerciales avec la Chine que par le sort des Ouïghours. Cette realpolitik n’a toutefois pas résisté à la répression violente de 2009 que le président Erdogan n’a pas pu tolérer.

La Turquie n’est toutefois pas prête à se brouiller avec Pékin pour cela. S’il semble difficile pour l’AKP de lâcher les Ouïghours, il s’agit de ménager la chèvre et le choux, et donc les relations économiques entre les deux pays. L’implication turque dans les dossiers ouïghours déplaît fortement aux Chinois qui ne se sont pas privés de le faire savoir à Ankara en mettant leur soutien à l’intégrité du territoire turc dans la balance. C’est une manette que la Chine se tient prête à actionner si nécessaire.

Existe-t-il une chance que la Turquie parvienne à faire infléchir un peu la Chine sur sa politique au Xinjiang ?
Il serait totalement illusoire d’imaginer qu’en l’état des choses un pays, quel qu’il soit, puisse faire infléchir la Chine sur une question de politique intérieure, et a fortiori sur la situation au Tibet ou au Xinjiang.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure à Istanbul

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A propos de l'auteur
Jean-Baptiste Bonaventure est journaliste indépendant, en mouvement entre la France, la Turquie et l'Ukraine. Passionné de problématiques internationales et sociales, il collabore ou a collaboré avec de nombreux médias français parmi lesquels les Echos, Le Parisien Magazine, Ijsberg Magazine, LesInrocks.com, Usbek & Rica, Pays Emergents, Philosophie Magazine (hors-série). Son travail se focalise essentiellement sur les problématiques "froides" et les reportages.