Société
Témoin – Chine : le réveil social

 

La "quête" de deux entrepreneurs tibétains

Les entrepreneurs Tsering Tashi (gauche) et Tsehua (droite).
Les entrepreneurs Tsering Tashi (gauche) et Tsehua (droite). (Crédit : C. Pouget).
Tout a commencé avec deux entrepreneurs, deux rêveurs, deux amis : Tsering Tashi et Tsehua. L’un originaire de la province du Gansu, l’autre du Sichuan et tous deux de l’Amdo, cette région traditionnelle tibétaine réputée pour être le berceau des intellectuels tibétains, écrivains et poètes.

Tsering Tashi et Tsehua

Tsering Tashi et Tsehua ne sont ni écrivains, ni poètes, mais ils ont hérité de l’esprit philosophe qui caractérise chacune des âmes nées dans cette contrée historique. Ils font partie de ceux que l’on entend débattre dans les maisons de thé et dont on entend résonner jusqu’à tard le soir les éclats de voix grave. Des femmes et des hommes fiers de leur culture qui aiment raisonner et réfléchir aux moyens de la préserver.
Je me souviens avoir rencontré Tsering Tashi en septembre 2012, lors d’une formation en commerce organisée par Global Nomad pour des entrepreneurs tibétains. Il était le formateur et avait cette façon si particulière de s’adresser aux gens ; un mélange d’humilité et de douceur, et un don certain pour la communication, cet art délicat qui consiste à savoir se taire aussi pour mieux écouter.
Employé puis directeur de compagnie d’encens à Lhassa, formateur, consultant, créateur d’une plateforme en ligne pour les entreprises tibétaines, Tsering Tashi est un entrepreneur né. Mais depuis que je le connais, un entrepreneur insatisfait cherchant constamment à s’investir ou à créer des projets qui fassent du sens pour lui, mais aussi pour les autres.
Tsehua, son ami de longue date, est le même type de personne. Quelqu’un qui s’interroge, quelqu’un qui cherche, explore et tente aussi. Après deux maîtrises en études internationales et en informatique, il commence à travailler en 2010 pour l’Université de Virginie aux Etats-Unis comme coordinateur sur place d’un projet de préservation et de documentation de la langue et culture tibétaines, notamment par l’utilisation de la technologie digitale et d’une librairie virtuelle. Le programme est intéressant et utile mais il ne suffit pas à assouvir le désir de Tsehua de faire plus, du moins encore mieux.
Tout naturellement donc, à la fin de l’année 2012, Tsering Tashi et Tsehua décident de monter ensemble Norzang, un club de lecture pour les entrepreneurs tibétains issus de tous secteurs d’activités, ayant pour but d’inciter à la lecture et de favoriser l’échange.
Des rencontres autour de livres, des formations, des conférences ont lieu mensuellement jusqu’à ce que le nombre de participants commencent peu à peu à diminuer, lentement mais inexorablement : manque de temps, trop d’obligations, empêchements dus au travail. Toutes sortes de raisons (ou d’excuses) venues se mettre sur le chemin de ce beau projet.
Cependant, l’expérience de Norzang n’est pas vécue comme un échec, bien au contraire, mais comme une motivation et l’évidence qu’un tel projet est bel et bien nécessaire. C’est à partir de ce moment que le mécanisme du fameux « esprit amdowa » se met alors en marche et que les deux compères commencent sérieusement à réfléchir et à planifier. Tous les éléments sont présents, ils connaissent le « pourquoi », savent « le quoi » mais ils ignorent encore « le comment ». Jusqu’à ce jour où leur route croise celle de Wuzhi.
Wuzhi.
Wuzhi. (Crédit : Carol Pouget).

Une entente possible

Wuzhi est chinoise. Si je tiens à le préciser, c’est aussi (et surtout) pour montrer qu’une cohabitation en toute intelligence est permise. C’est à l’occasion d’un voyage dans la province du Sichuan en 2002 que Wuzhi est entrée pour la première fois en contact avec la culture tibétaine, et, depuis lors, n’a eu de cesse d’œuvrer en sa faveur. Que ce soit en tant que militante écologiste, créatrice artisanale ou designer d’intérieur, elle n’a pas hésité à consacrer son temps et son talent au service de cette culture dont elle se sent à présent si attachée.
Cependant, dans tous les projets auxquels elle participe, Wuzhi n’a de statut que celui de volontaire et souhaiterait au contraire s’investir dans le long terme. Quand elle rencontre Tsering Tashi et Tsehua en 2015, c’est son occasion, leur chance. Charu est né.
Charu.
Charu. (Crédit : D.R.).

Charu, plus qu’un espace

Charu évoque le lien. Le nom lui-même vient, en tibétain, de l’attache qui est utilisée pour planter les tentes tibétaines noires, fabriquées en poils de yak. C’est de ce petit ustensile dont ils se sont inspirés pour nommer leur projet parce qu’ils pouvaient y percevoir tout le potentiel de sa fonction : la capacité de relier l’Homme à la Terre, la possibilité de connecter les gens entre eux. Tout simplement.
Mais qu’est-ce que Charu exactement ?
Il pourrait être défini comme une plateforme d’informations et de services aux entrepreneurs, un espace de travail, de « coworking », un lieu d’échange culturel. Il est tout à la fois. La raison première qui lui a permis de voir le jour est de fournir des services aux personnes qui en ont besoin, à ceux qui souhaitent se sentir aidés (et qui ont souvent peur de demander), soutenus, conseillés, pour ceux qui se construisent à partir de modèles, qui ont besoin d’inspiration ou simplement, d’encouragement.
Charu est ce lieu. Un lieu où l’on peut penser, échanger, partager, et être conseillé. Il offre un espace à ceux qui cherchent un environnement différent, calme et paisible où travailler, chaleureux et accueillant, un endroit où l’on se sent bien, où l’on se sent accueilli.
L’espace de coworking Charu.
L’espace de coworking Charu. (Crédit : D.R.).

Une autre façon de travailler

Charu répond aussi à un nouveau besoin né de l’essor de l’entrepreneuriat en Chine, de l’apparition de travailleurs indépendants et de start-up innovantes qui sont sorties de l’emprise parfois étouffante des danwei (单位), défini par la sociologue Chloé Froissart dans son article « Le système du hukou : pilier de la croissance chinoise et du maintien du PCC au pouvoir » (Les Études du CERI, n° 149 Sept.2008) comme : « un terme communément traduit en français par « unité de production », mais qui est, en réalité, un terme générique pour toute entreprise d’Etat ou collective, mais aussi toute unité administrative et institution (par exemple scolaire) en zone urbaine. Il désigne un mode spécifique d’organisation du travail dans le système socialiste. La danwei est une entité à la fois économique, administrative, politique et sociale ».
Apparu dans les années 50, le système des danwei contrôlait tout, du travail au logement en passant par les soins médicaux, la retraite et l’éducation des enfants. Ainsi, on ne posait jamais la question du travail que l’on exerçait mais plutôt du nom de la danwei sous la tutelle de laquelle on vivait.
Le joug de la danwei a aujourd’hui disparu mais l’ombre de son giron plane encore et, lorsque l’on me pose la question de « ma danwei » (le terme s’est à présent étendu aux entreprises privées), j’ai toujours la sensation bizarre que ce n’est pas par intérêt du métier que j’exerce mais pour mieux savoir qui me contrôle socialement.
Bien sûr, le travailleur indépendant connaît les mêmes affres partout ailleurs dans le monde, et la peur de se lancer sans aucun filet n’est pas l’apanage de l’entrepreneur chinois. Mais le poids de l’histoire, pour certains, peut être un frein à l’élan entrepreneurial et au désir de se lancer seul dans une telle entreprise.
C’est pourquoi, ces espaces de travail tels que se veut Charu, qui encouragent et facilitent la créativité, le partage et la collaboration, apparaissent comme des oasis pour l’entrepreneur (car oui, le chemin à parcourir peut parfois ressembler à une longue marche dans le désert…) et offrent la meilleure transition pour une personne qui passe d’un modèle de contrôle extrême à l’autre. Seul, oui, mais aussi avec les autres.
Inspirés des modèles d’espace de coworking européens et américains qui existent depuis plusieurs années maintenant, de tels lieux commencent à voir le jour en Chine et suivent le modèle de l’un des premiers espace de coworking créé à Shanghai par trois Chinois en 2009, « Xindanwei » (signifiant d’ailleurs « Nouvelle Unité de Travail »).
Ces espaces, Anne-Sophie Novel dans son blog Même pas mal en parle ainsi : « Loin de s’apparenter à de simples espaces de bureaux partagés, les espaces de coworking offrent un type d’organisation du travail qui permet de partager un réseau de travailleurs encourageant l’échange et l’ouverture. Né de la multiplication du nombre de travailleurs indépendants souhaitant partager un lieu d’exercice de leur activité facilitant les échanges, la coopération et la créativité, le coworking permet de partager bien plus que de l’espace ».
Le concept de Charu est bien là : dans la volonté de créer une communauté d’entrepreneurs et de favoriser les échanges et les collaborations. D’offrir à ceux qui veulent se lancer seuls un espace où ils ne se sentent pas seuls.

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A propos de l'auteur
Carol Pouget vit en Chine depuis plus de 10 ans. Après avoir travaillé de nombreuses années dans des organisations humanitaires sur des projets de développement local, elle a codirigé Global Nomad, une entreprise œuvrant à la promotion de l’entrepreneuriat social dans les régions tibétaines. Elle travaille à présent dans une agence évènementielle chinoise et poursuit également sa quête d’une "autre Chine" sur son blog Chicinchina
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