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L’Asie du Sud-Est vue par AlterAsia

 

Philippines : l’école tribale qui nourrit les esprits et les communautés

Des enseignants et des diplômés d’Alcadev montrent un manuel dans leur classe improvisée à Tandag City (Surigao del Sur) aux Philippines. (Crédit : J. Ellao / Bulatlat.com)
Le manuel d’enseignement présenté sur la photo peut sembler quelconque, mais il ne l’est absolument pas. Il s’agit en effet d’une étude poussée sur l’agriculture biologique et durable, actualisée chaque année depuis plus de 10 ans par les professeurs et étudiants d’Alcadev en fonction de leur mise en pratique dans leurs fermes respectives.
Alcadev est né d’une résolution commune entre deux organisations tribales locales : Kalunass et Mapasu ont créé cette école en 2004 pour apporter à la fois des compétences universitaires, professionnelles et techniques à des étudiants originaires de 32 communautés Lumad de la région de Caraga. À ses débuts, l’école ne comptait que 10 étudiants, mais le nombre d’inscrits a augmenté rapidement de 46 % par an. À ce jour, près de mille personnes ont suivi les cours d’Alcadev sur ses deux campus, dans les villages de Diatagon (Surigao del Sur) et de Padiay (Agusan del Sur), ce dernier n’ayant été créé qu’en 2013.
« Les efforts de l’école pour nous aider à améliorer nos vies ont longtemps été vilipendés. Le gouvernement prétendait que nos professeurs nous apprenaient à manier les armes et les fusils », explique Lito Sanchez, 28 ans, un des premiers diplômés. En réalité, outre huit matières habituelles également dispensées dans les écoles publiques, Alcadev a un autre programme principal : le « Projet de sécurité alimentaire », consacré à l’agriculture durable et biologique. Les étudiants mettent en pratique ce qu’ils apprennent sur leurs parcelles respectives et même chez eux, dans les fermes familiales.

Agriculture traditionnelle vs agriculture durable?

Au début, l’introduction de nouvelles méthodes a soulevé des différends entre les élèves et leurs parents qui objectaient : « Lumaki na ang buto namin sa pagsasaka » (Nous avons grandi dans l’agriculture !). Parmi les méthodes de « l’agriculture traditionnelle », Lito Sanchez et Richard Campos, 24 ans, un autre diplômé d’Alcadev, mentionnent le système « kaingin » ou la culture sur brûlis, qui n’est pas durable. Sans l’intervention d’Alcadev qui leur a appris à trouver un équilibre entre la préservation de l’environnement et la nécessité de subvenir à leurs besoins, la couverture forestière, indispensable, aurait considérablement diminué. Leurs parents brûlaient les feuilles tombées et les mauvaises herbes, alors qu’aujourd’hui, grâce au paillage, les étudiants utilisent ces feuilles pour couvrir le sol. Lito Sanchez précise que cela permet de maintenir l’humidité du sol et d’alimenter les plantes, tout en réduisant la nécessité d’arrosage. Ils savent également fabriquer du compost avec les déjections animales, autrefois considérées comme des déchets.
Durant la troisième année, les étudiants apprennent à fabriquer des pesticides naturels plutôt que d’utiliser des pesticides chimiques. On trouve par exemple dans leurs cuisines les ingrédients d’un appât pour insectes (vinaigre, sucre et eau). Placée à proximité des cultures, la décoction attire et piège les insectes. Ils plantent également à côté de leurs cultures des oignons et de la citronnelle qui sont des répulsifs naturels pour les insectes. « Tout cela est très différent de ce que nous pensions et a été difficile à mettre en œuvre, explique Richard Campos. Alcadev a apporté de grands changements dans notre communauté. L’agriculture durable nous a aidés à réaliser que nous pouvions améliorer nos vies sans nuire à l’environnement et en prenant soin des animaux. »
Les étudiants établissent enfin un programme de plantation sur l’année incluant des cultures intercalaires. Dans le passé, le riz des hautes terres n’était récolté qu’une fois par an. Désormais grâce aux cultures intercalaires, les locaux cultivent non seulement du riz, mais aussi du maïs et des patates douces.

Formations intergénérationnelles

Joey Dorilag, professeur d’Alcadev, explique que pour réduire le fossé entre les parents et les étudiants, une série de formations ont été organisées afin que les plus âgés trouvent un compromis entre leur connaissance des nouvelles technologies et leur pratique de l’agriculture. Des enseignements efficaces puisque la part des cultures vivrières dans la production de ces communautés est passée de 38% en 2007 à 88% en 2013. Cet accroissement a permis aux familles d’envoyer leurs enfants au collège et de subvenir à leurs besoins. « Avant, notre production n’était destinée qu’à notre consommation. Maintenant, nous pouvons vendre certains de nos produits pour acheter du sel ou du sucre », se réjouit Richard Campos.
Joey Dorilag rappelle que l’école a aussi introduit des cultures commerciales comme l’abaca pour que les familles Lumad génèrent davantage de revenus. De telles améliorations dans leur mode de vie représentent un grand bond en avant, la région de Caraga étant parmi les plus pauvres du pays, d’après les données officielles. Le Département de la protection sociale et du développement note, dans une étude datée de 2013, que la moitié des 2,4 millions d’habitants de la région vivent en dessous du seuil de pauvreté malgré une augmentation du PIB de la région de 7,4% en 2010 à 9,6 % aujourd’hui.

Retour à la communauté

Depuis sa création, l’école a un taux de réussite de presque 100% aux examens d’équivalence du gouvernement qui permettraient aux étudiants d’aller à l’université. Mais Richard Campos fait remarquer que la plupart des étudiants préfèrent retourner dans leur communauté et mettre ce qu’ils ont appris en pratique sur les terres qu’ils cultivent. Cependant, d’autres qui ont fait le choix de l’université retournent finalement dans leur communauté, parfois pour y faire du travail de développement au sein d’organisations non gouvernementales ou bien enseigner dans les écoles tribales.
Glorivic Belandres, ancienne diplômée d’Alcadev maintenant maître-auxiliaire auprès de Trifpss, ONG co-fondatrice d’Alcadev, rappelle que les deux écoles Lumad étaient très attendues par la tribu car la plupart de leurs ainés n’avaient pas pu aller à l’école publique, qui se situe à 16 kilomètres de la communauté. Dans un précédent rapport, elle souligne également que les anciens étaient victimes de discrimination dans ces écoles publiques. Elle ajoute qu’en plus de ce que l’école leur a appris – à la fois sur le plan universitaire et sur la culture durable – les Lumad ont pu vaincre leur “timidité”, qui, selon elle, pourrait être culturelle (du fait notamment de la discrimination dont ils sont victimes).
« Plus important encore, souligne Glorivic Belandres, nous avons appris à combattre pour nos droits si d’autres tentent de les piétiner. C’est devenu une menace pour les militaires. Dès que nous avons été éduqués, ils leur a été difficile de nous tromper. » Selon Richard Campos, il est « naturel » pour un Lumad d’être par exemple contre l’exploitation minière, qui détruit non seulement leurs terres et moyens de subsistance mais aussi leur vie, leur identité et leur culture.
L’école est accusée par les militaires philippins d’être un centre d’entraînement de la Nouvelle Armée du Peuple. Lorena Dorilag, enseignante, attribue ces attaques à l’aspect libérateur de l’éducation prodiguée par l’école : « Les communautés doivent connaître leurs droits et leur rôle dans notre pays. » Mais le summum de ces attaques a été atteint le 1er septembre dernier avec le meurtre de deux responsables tribaux, Dionel Campos et le chef Juvello Sinzo, ainsi que du directeur exécutif d’Alcadev, Emerito Samarca. Cela a provoqué l’évacuation forcée des Lumad à Tandag City.
Richard Campos, qui est le neveu du chef tribal tué, estime que les Lumad n’accepteront rien d’autre du gouvernement que la dissolution du groupe paramilitaire qu’il a formé et armé pour menacer, voire exécuter, ceux qui ne font que protéger leurs domaines ancestraux. Malgré des conditions de vie difficiles depuis leur exil forcé, les Lumad ont déjà décliné l’offre de relocalisation du gouvernement. En effet, pourquoi accepter une telle offre alors que des milliers d’hectares les attendent dans leur communauté ?
Traduction : Edith Disdet
Source : Bulatlat, « Alcadev: the school that feeds minds and communities »

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