Société
Les Attentats de Paris vus d’Asie

 

A Taïwan, l’horreur sur écran plasma

Dessin d’Ivan Gros. (Crédit : Ivan Gros)

Contexte

Comment l’Asie a-t-elle perçu les attentats qui ont causé 129 morts et 352 blessés à Paris, vendredi 13 novembre ? Sur un continent où la violence extrême du terrorisme est parfois le quotidien des populations, une immense vague de soutien à la France s’est manifestée immédiatement. Des débats, des différences de perceptions ont aussi émergé. Asialyst y consacre un dossier spécial, avec les témoignages et les points de vue rassemblés et traduits par nos chroniqueurs. Suite de notre dossier à Taïwan.

Samedi matin, 8h53, le soleil semble vouloir tenir les promesses du week-end. Brusquement, le reste de la famille appelle à grands cris depuis le salon : « Il se passe quelque chose de grave à Paris ». Un stress puissant envahit progressivement l’esprit qui se met à bourdonner. Les mots clés de la dizaine de messages arrivés sur le téléphone depuis 6h du matin vous sautent au visage: « 40 morts, multiples attentats, Hollande évacué, 60 otages, carnage, état d’urgence ». Les images des amis se bousculent dans l’esprit, avec celles de ces rues familières.
L’horreur se décuple, elle arrive par tous les canaux électroniques. On va de chaîne en chaîne, de visages contrits de présentateurs en images de gyrophares à perte de vue, sous-titrés en gros caractères chinois. La dernière fois qu’on a eu ce mauvais goût à la bouche, c’était en 2011 avec le tsunami à Sendai au Japon. Maintenant, c’est à Paris, en direct, à la maison, en couleur sur grand écran plasma, haute définition, 55 pouces. Trois heures figé devant le sang en direct en version chinoise, anglaise, française, japonaise. On ne comprend plus, on ne récapitule plus, on s’épuise, pétrifié de fascination morbide et de douleur hébétée. Les faits barrent les mots.
A Taïwan, longtemps médiatiquement isolée, on compte six chaînes d’information continues, 14 quotidiens nationaux, des émissions politiques à la pelle et le taux de pénétration de Facebook le plus élevé du monde pour 23 millions d’habitants. Il y a dix ans, les journalistes tournaient en rond pour trouver des sujets et la flaque de sang sur le trottoir après l’accident de scooter était l’apanage de la « breaking news », ce néologisme au goût de catastrophe à l’adrénaline amère. Aujourd’hui dans l’île, la « breaking news » s’est professionnalisée, sophistiquée, mondialisée. Ce samedi matin, elle a démultiplié l’horreur, faisant de la rue de Charonne et du boulevard Voltaire, des rues de Taipei tout juste un peu lointaines.
Les Taïwanais, victimes de l’ostracisme de la communauté internationale, s’appliquent toujours quand il s’agit d’interagir de manière officielle avec l’étranger. Des communiqués de presse impeccables tombent un à un : présidence de la République, Premier ministre, Affaires étrangères, candidats à l’élection présidentielle… Ils sont tous Parisiens avec la sincérité qui les caractérise quand l’humanité le réclame. La gigantesque tour Taipei 101, s’illumine aux couleurs de la France. Des espaces publicitaires affichent les trois couleurs et à l’entrée de quelques magasins, on lit le slogan en trois mots aussi. Les Taïwanais sont des gens toujours compatissants. A titre d’exemple, après le tsunami du 11 mars 2011 au Japon, ils ont donné 20 milliards de yens de leur poche, une somme jamais égalée dans l’histoire mondiale des dons aux victimes des catastrophes naturelles. C’est leur manière d’être citoyens du monde face à l’irrédentisme chinois.
Sur les comptes Facebook des amis taïwanais, il n’y a plus que du bleu-blanc-rouge. A ceux qui vous interrogent le lendemain, il faut expliquer péniblement. « Mais pourquoi la France ? Pourquoi pas les Etats-Unis ? Mais que fait la police ? Le port d’arme est autorisé en France ? Y a pas de frontières ? Mais pourquoi vous faîtes la guerre en Syrie ? C’est tellement romantique Paris, pourquoi cette haine ? La France n’est-elle pas un pays ami des Arabes ? » Les 11 000 km de distance psychologique frappent sourdement à la porte. A nouveau, on ne sait plus comment oser un regard objectif sur la barbarie. On se sent figé comme un clown triste dans un discours vain sur l’Etat de droit et les libertés publiques… au détriment de la sécurité des biens et des personnes, semble-t-on entendre ? Ici, on a connu la loi martiale, la police politique et la menace de la guerre. Personne n’insiste, pudique.
Encore les réseaux sociaux, sonnés par la tragédie, qui convoquent sobrement sur l’esplanade de la liberté, face au mémorial Tchang Kaï-shek au cœur de Taipei, dimanche à 18h30. Quelques deux cents personnes, des dizaines de bougies, des drapeaux ; une majorité de jeunes Français et Taïwanais, francophones et concernés, communient assis en tailleur ; le représentant français est venu parler ; on trouve des quinquagénaires connus et d’autres jamais rencontrés ; des journalistes interviewent discrètement. C’est comme « Charlie », en plus silencieux et en plus poignant.
Puis vient lundi matin au bureau où les discussions ouvertes entre collègues ne font pas partie de la culture locale. Silence de la direction. On ne sait comment apparaître avec cette honte inexplicable et l’illusion que le monde entier nous scrute. Tout au long d’une journée faussement paisible, on est surpris par les quelques mots de soutien glissés en passant, discrètement. Une pression sur l’épaule, un regard compatissant, un encouragement bref et discret : « Ça va chez vous ? » Cela vient des gens simples, ceux auxquels on ne pense jamais. L’horreur sur écran plasma nous a rappelé, après toutes ces années, qu’on vit ici avec eux, qu’on est leur Français, qu’ils nous ont accueillis et qu’on peut rester, vu qu’à la télé, dans notre pays, si loin si proche, c’est la guerre…
Victor Yu à Taipei

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A propos de l'auteur
Hubert Kilian vit à Taiwan depuis 2003 où il a travaillé comme journaliste pour des publications et des médias gouvernementaux. Il a régulièrement contribué à la revue "China Analysis". Il suit les questions de politiques étrangères et continentales à Taïwan, ainsi que certaines questions de société. Photographe, il a exposé à Paris, Taipei et Bandung.
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