Culture
Reportage

Indonésie : l’univers impitoyable du Sinetron

L’actrice indonésienne Manohara Odelia Pinot se prépare lors d’un casting de sa sitcom à Jakarta, le 1er juillet 2009. (Crédit : ADEK BERRY / AFP)
En Indonésie, les sitcoms sont appelées Sinetron (pour cinéma électronique) et envahissent les antennes des chaînes nationales à partir de 16h30. Les épisodes sont tournés le jour pour le lendemain et modifiés ou répétés dans la foulée en fonction de l’audience. Pour ses détracteurs, l’industrie télévisuelle, où quantité prime sur qualité, contribue au manque d’éducation des masses. A Jakarta, Jean-Baptiste Chauvin nous introduit dans les coulisses des Sinetron.
*Chiffres datés de 2012, selon l’Agence nationale des statistiques.
RCTI est la première chaîne indonésienne en audience. Tous les jours à partir de 16h30 c’est une suite de sept Sinetrons différents qui s’y succèdent à l’antenne. Aux heures des plus grandes audiences. Et jusqu’à minuit. Des histoires qui mêlent religion, mysticisme, tromperie, violence, confrontation entre riches et pauvres, irrationalité et autres clichés sur la société indonésienne. Le cocktail attire des dizaines de millions de foyers indonésiens tous les jours devant leur écran. Car dans un pays ou près de la moitié de la population vit avec moins de deux dollars par jour, la télévision a une influence énorme. Elle est regardée par 92% des Indonésiens âgés de plus de 10 ans, loin devant la radio (19%) et la presse écrite (18%)*.
A Jakarta et dans les autres centres urbains de l’archipel, la population peut jongler entre Internet, les chaînes du câble et du satellite ou les chaînes nationales. Ce n’est pas le cas dans les immenses zones rurales du pays ou seules les chaînes nationales et leurs Sinetrons sont disponibles. Difficile dès lors de savoir si ces mélodrames répondent véritablement aux attentes des audiences. Pour beaucoup, le choix n’existe pas.

Contexte

La première chaîne de télévision indonésienne, la publique TVRI, est apparue en 1962. Son monopole a pris fin en 1989 avec la création de RCTI, la première chaîne privée du pays. Beaucoup d’autres ont suivi et on dénombrait 394 chaînes nationales et locales en 2014. Cette prolifération a entraîné une compétition féroce pour attirer l’attention des audiences, et les énormes revenus publicitaires qui l’accompagnent.

La formule magique : le « stripping »

C’est au début des années 2000 que les chaînes ont trouvé ce qui constitue aujourd’hui encore la potion magique : les Sinetron tournés en « stripping », une formule qui consiste à produire et à mettre a l’antenne les sitcoms quotidiennement. Les épisodes tournés aujourd’hui seront diffusés ce soir, demain au plus tard. Ces Sinetron ont très vite enchanté les populations, compromettant en qualité ce qu’ils gagnaient en audience.
« Après la diffusion d’un épisode nous obtenons très vite les chiffres d’audience qui montrent les fluctuations à la minute, explique Chand Parwez Servia, le propriétaire de la société de production Starvision Plus. Généralement, les scènes qui génèrent les plus grosses audiences sont ainsi répétées dans les épisodes suivants. Ces scènes favorites sont alors répétées à l’envi au point que le Sinetron dévie inévitablement de son scénario original. »
Parwez avoue sans mal éprouver davantage de liberté à produire des films pour le cinéma. « On met notre film sur le marché et le public a le choix d’aller le voir ou non. C’est différent avec l’industrie de la télévision. Ce que fabrique une société de production ne peut atteindre l’audience que si les chaînes acceptent de le mettre à l’antenne. Tout doit être fait en fonction des desiderata des chaînes de télé. »
A voir pour se plonger dans l’ambiance, la vidéo du casting d’un Sinetron :


L’autre potion pour tenir : le Neurobiol

Les audiences font donc le scénario et la vie ou la mort d’un Sinetron au quotidien. Toute l’industrie, par ce fonctionnement en stripping, s’est transformée en usine à tournages. Ce flux tendu permet chaque jour la fabrication d’au moins un épisode d’une heure. Parfois deux ou trois. En recevant les audiences sur son smartphone tous les jours, le réalisateur peut ainsi grâce au stripping changer le scénario autant que nécessaire. Car les chaînes de télévision ont le doigt sur le bouton pour mettre fin à la série à tout moment.
Dans ces conditions, la qualité du jeu d’acteur, du scénario, du tournage ou encore du montage importe peu. On tourne dans les studios jusqu’à 18 heures par jour pour produire la ration quotidienne. Cela peut durer des mois si le Sinetron trouve son public et est renouvelé par la chaîne. Une pression physique et mentale énorme pour tous ceux impliqués sur le tournage, des acteurs principaux aux monteurs, en passant par les scénaristes ou les accessoiristes. Pour maintenir le rythme et la productivité de tous, un acteur explique : « On tourne tous les jours, de neuf heures le matin à minuit voire deux heures du matin le lendemain. Un docteur vient une fois par semaine administrer a tous ceux qui le souhaitent une piqûre de Neurobiol. Il s’agit du même docteur sur tous les tournages ».
Le Neurobiol est un stimulant intellectuel développé pour contribuer à entretenir la mémoire et la forme physique grâce à de nombreuses vitamines et à la noix de kola, utilisée en Afrique depuis des millénaires pour aider à combattre la fatigue passagère. D’autres témoignages font tous état de ces mêmes piqûres de « vitamines », fournies par la production – et souvent imposées – en insistant néanmoins sur le fait que personne ne sait vraiment de quoi elles sont composées. Une réalisatrice se souvient ainsi avoir déjà dirigé des tournages en se déplaçant avec une perfusion pour tenir la cadence !

« En quatorze ans de Sinetron, je n’ai jamais reçu un script »

Très clairement, ce n’est pas la qualité des productions ou les conditions de tournage qui attirent les acteurs. L’un des plus connus, qui préfère néanmoins ne pas être nommé, raconte : « J’ai été repéré en 2001 dans un centre commercial par un directeur de casting. J’étais étudiant et n’avais aucune expérience de comédien. En quatorze ans de Sinetron, je n’ai jamais reçu un script. On m’appelle et dès le lendemain le tournage débute. Et d’ajouter dans un grand sourire : « Quel que soit le Sinetron, j’ai l’impression de jouer le même rôle depuis au moins cinq ans. Celui d’un homme riche que les circonstances vont rendre pauvre. La seule raison pour laquelle moi et beaucoup d’autres faisons du Sinetron est l’argent. »
Nikita Willy est une autre de ces stars de l’industrie du Sinetron. Elle est apparue pour la première fois dans une de ces sitcoms à l’âge de sept ans. A 21 ans aujourd’hui, elle a déjà plus de 25 Sinetrons à son actif, auxquels il faut ajouter plus d’une dizaine de téléfilms et quelques apparitions au cinéma, sans compter ses nombreux contrats publicitaires. Dans une industrie ou les actrices sont mieux payées que les acteurs, son salaire est estimé entre quatre et cinq mille dollars par épisode. Deux ou trois épisodes pouvant être tournés en une seule journée, on comprend mieux l’acceptation par les acteurs des conditions de tournage.

Sinetron, business et religion

Les sociétés de production s’y retrouvent aussi. Sinemart est l’une des principales à Jakarta, et celle qui travaille le plus avec RCTI. Elle peut fournir à la chaîne jusqu’à plus de trois heures de programmes, et donc autant d’épisodes, par jour. Pour Sinemart, un épisode de Sinetron coûte environ 15 a 20 000 dollars à produire. Il est vendu près du double à RCTI.
La chaîne, elle, se rémunère évidemment à travers la publicité et le sponsoring de programme. Il en coûte généralement entre 500 et 1000 dollars aux annonceurs pour la diffusion d’un court spot publicitaire. Ces tarifs peuvent doubler selon la période. En particulier pendant le Ramadan : des Sinetron religieux sont alors spécialement produits et diffusés avant le lever du soleil, quand les musulmans se lèvent pour le Sahur, un repas précédant le jeûne.
Soap opera et religion : publicité pour un sitcom Sinetron indonésien durant le Ramadan. Copie écran du site Inside Indonesia.
Depuis 15 ans, la télévision indonésienne a donc aussi surfé sur le succès commercial des Sinetrons islamiques, appelés sinetron religi. Leur canevas est bien loin des rêves de vie de luxe de la classe moyenne supérieure, comme dans les séries Bollywood en Inde. Les sitcoms religieuses sont conçues pour offrir aux classes populaires les principes de l’Islam pour résoudre les tribulations de la vie. Le business model est simple : une production à bas coût, un message moral et religieux attractif pour l’audience, et donc pour les annonceurs.
Le succès commercial des sinetron religi n’a pas manqué de créer le débat en Indonésie. D’un côté, après le succès massif du film Ayat-ayat Cinta (Versets d’amour) répliqué maintes fois sous forme de sinetrons, les autorités religieuses se sont réjouies. Din Syamsuddin, le dirigeant de Muhammadiyah, l’une des plus grandes organisations musulmanes du pays, a loué « l’image pacifique de l’Islam » véhiculée par ces séries, au lieu de l’association faite communément entre religion musulmane et violence. De l’autre côté, certains intellectuels ont dénoncé la vénalité des télévisions qui « s’enrichissent sur la piété islamique » ou qui « rendent triviales les valeurs de l’Islam » en « fourvoyant les téléspectateurs musulmans ».
Réactifs et par suite hautement rentables, les Sinetrons indonésiens se voient régulièrement reprocher de ne pas contribuer à l’éducation des masses ni au maintien de la moralité. Surtout dans une société qui aime se dépeindre avec l’empreinte de la religiosité. Mais ce n’est peut-être pas le souci majeur d’une industrie télévisuelle dont toutes les composantes ont pour unique motivation l’argent. En Indonésie, comme ailleurs.
Jean-Baptiste Chauvin à Jakarta

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A propos de l'auteur
Jean-Baptiste Chauvin est installé à Jakarta depuis 2006. Il a été correspondant pour France 24, TV5, Radio Canada, La Croix ou le Journal du Dimanche, et continue à contribuer au developpement de la Gazette de Bali, le seul journal francophone de l'archipel. Egalement consultant en intelligence économique sur Internet, il dirige Indo Web Watch, une société qui fournit de l’analyse de données et d’informations pour les entreprises.