Quelle défense pour Tokyo ? Le dilemme japonais
Du Japon, Washington attend un plus grand investissement, y compris en termes de capacité d’action militaire, dans les questions de sécurité. Pour Richard Hass, président du Council on Foreign Relations, les Etats-Unis ont besoin de partenaires pour défendre l’ordre international au niveau régional comme au niveau global, et le Japon, en tant qu’allié, a un rôle majeur à jouer. Dans le même temps, tout développement de ces capacités, comme la récente augmentation – + 2 % – du budget de la défense, après plus de dix ans de stagnation, ou la « réinterprétation » de la constitution pacifiste pour autoriser les forces japonaises à participer à des actions de défense collective, entraîne, en Chine et en Corée comme chez nombre d’analystes extérieurs à la région, une dénonciation des risques de renaissance du « militarisme nippon ».
Mais la société japonaise est traversée des mêmes contradictions. Elle s’inquiète dans des proportions croissantes de la montée en puissance d’une Chine perçue comme agressive. Elle perçoit aussi les menaces croissantes, extérieures à la région, auxquelles le Japon n’a pas échappé, notamment celle du terrorisme en Algérie en 2012 et en Syrie où deux journalistes ont été assassinés par Daech en 2015.
Dans le même temps, la population reste dans sa très grande majorité profondément marquée par un sentiment antimilitariste très puissant, fondé sur l’isolationnisme, fruit des défaites de la seconde guerre mondial.
Dans ce contexte, Shinzo Abe, en dépit des succès électoraux du PLD, est facilement qualifié « d’extrême-droite ». Le Parti communiste, dont l’audience tend à se renforcer, dénonce dans de très dynamiques campagnes les « risques de guerre » et c’est dans l’archipel même que l’on s’attaque aux dérives « nationalistes ».
L’ambiguïté des questions de sécurité
Il s’agit pour Washington, à la fois de rassurer ses alliés, et de convaincre Tokyo de son engagement de sécurité dans la région, y compris sur la question des Senkaku, tout en évitant un accroissement des tensions et en préservant une relation fonctionnelle avec la puissance chinoise.
Il s’agit aussi de maintenir une présence essentielle dans l’archipel, en préservant à long terme les bases à Okinawa tout en s’insérant dans un jeu politique local très complexe, marqué par des relations difficiles entre les autorités locales et le pouvoir central à Tokyo.
Derrière ces tensions, il y a bien sûr le poids de l’histoire. Le royaume de Ryukyu, qui faisait allégeance et payait un tribut à l’Empereur de Chine et au Shogunat, n’a officiellement été incorporé au Japon qu’en 1879, après la restauration Meiji. Le Château de Shuri, « trésor culturel national » entièrement reconstruit après les destructions de la Seconde guerre mondiale, les très nombreuses tombes, liées à un culte des ancêtres vivace, témoignent d’une indéniable proximité culturelle avec la Chine du Sud.
Sur cette spécificité, se sont greffé le souvenir très douloureux de la Seconde guerre mondiale et un ressentiment qui s’adresse autant aux Etats-Unis qu’aux autorités centrales. Mobilisée autoritairement, la population locale a particulièrement souffert lors de la bataille d’Okinawa, avec près de 100 000 victimes civiles pour 150 000 victimes militaires, très majoritairement japonaises.
C’est dans ce contexte que la question des bases américaines et d’une présence plus importante des unités des forces d’autodéfense fait l’objet de débats récurrents, même si le taux de méfiance à l’égard de la Chine s’élève à 89 % dans la préfecture d’Okinawa. Dans les îlots les plus proches des Senkaku, c’est la population qui, dans un référendum récent, a exprimé sa volonté de voir l’installation de nouvelles bases d’auto-défense.
Tokyo se trouve ainsi pris entre d’une part, le positionnement très hostile aux bases américaines du nouveau gouverneur d’Okinawa, dans un jeu politique dont les intérêts économiques, notamment en termes de compensation pour les puissantes associations de propriétaires, ne sont pas absents ; et d’autre part, ceux qui, comme le maire d’Ishigaki et les associations de pêcheurs locales, dénoncent un changement de statu quo de fait et voudraient que Tokyo accorde aux autorités locales une marge de manœuvre plus importante face à la Chine en autorisant le débarquement sur les îles et l’extension des zones de pêche au large des Senkaku.
Maintenir coûte que coûte l’alliance avec les Etats-Unis
Par ailleurs, cette évolution s’inscrit dans un paysage très contrasté entre l’Asie du Nord-Est, où la République populaire de Chine et la Corée du Sud multiplient, essentiellement pour des raisons de politique intérieure, les dénonciations de la puissance japonaise, rendant plus difficile tout rapprochement à long terme ; et le reste de la zone, dans un arc allant des Philippines à l’Inde, où au contraire, pour des raisons de stratégie extérieure cette fois, et en dépit d’un passé aussi douloureux, les attentes à l’égard du Japon, y compris en matière de sécurité, se sont considérablement renforcées.
Après un discours devant le Congrès américain prononcé en anglais pour limiter les ambiguïtés de traduction, il n’est pas certain que de nouvelles expressions de repentance à l’occasion du grand discours préparé par Shinzo Abe pour commémorer le soixante-dixième anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale en Asie, permettent de résoudre les tensions avec une République populaire de Chine pour qui l’histoire demeure un instrument de pouvoir et de puissance.
En revanche, on peut espérer que de nouveaux signes donnés aux femmes de réconfort coréennes, qui iraient au-delà de la condamnation des souffrances infligées aux femmes dans tous les conflits, pourrait faciliter un rapprochement stratégiquement essentiel avec la Corée du Sud. De même, on peut souhaiter un travail mémoriel mené en commun avec les historiens de la République de Chine à Taiwan, seule véritablement légitime pour aborder la question du sac de Nankin qui a longtemps laissé indifférente une République populaire de Chine qui, dans les années 1970, à la grande époque du rapprochement avec Tokyo, se réjouissait par la voix de Mao Zedong d’une guerre qui avait permis l’arrivée au pouvoir du parti communiste.
Plus que l’isolement et la condamnation du Japon, c’est la compréhension et le partage d’expérience que les anciennes grandes puissances coloniales occidentales devraient rechercher, au premier rang desquelles la France qui a attendu 2015 pour accepter de participer, très modestement, à la commémoration des massacres qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts à Setif en 1945.
Par Valérie Niquet
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