Culture
L'Asie dessinée

BD : du colonialisme dans l’Indochine des années 1920

Couverture de la bande dessinée "La querelle des arbres", scénario Amaya Alsumard et Renaud Farace, dessin Renaud Farace, Casterman. (Source : Casterman)
Couverture de la bande dessinée "La querelle des arbres", scénario Amaya Alsumard et Renaud Farace, dessin Renaud Farace, Casterman. (Source : Casterman)
La querelle des arbres livre un récit captivant sur les tensions entre colons, autochtones et la nature dans une plantation vietnamienne d’il y a cent ans. De son côté, La diplomatie du ping-pong fait revivre un épisode surréaliste des relations entre la Chine et les États-Unis.
*La querelle des arbres, scénario Amaya Alsumard et Renaud Farace, dessin Renaud Farace, 224 pages, Casterman, 30 euros.
La querelle des arbres* se passe au Vietnam dans les années 1920. La colonisation de l’Indochine par la France est à son apogée. Dans une petite ville anonyme au bord du Mékong évoluent de multiples personnages. Côté français, un chef de district particulièrement obtus et intransigeant ; un commissaire de police qui tente de faire son travail en faisant preuve d’un brin de modération, contrairement à son adjoint qui ne connaît que la violence envers les indigènes ; une grande propriétaire de plantation qui se veut humaine et éclairée vis-à-vis de ses ouvriers ; des « apaches », voyous ayant fui la métropole et prêts à tous les mauvais coups ; un aviateur aventurier passablement anarchiste et anticolonialiste ; et surtout Settimo, un bûcheron corse venu dans ce trou perdu suite à quelques sérieux problèmes en France, pour qui la découverte du Vietnam, de ses paysages et de sa population va être une révélation. Côté vietnamien, un ouvrier anticolonialiste ; une jeune femme tenancière de maison close qui d’un côté sert ses clients européens et de l’autre abrite les militants anti-français ; l’intendant de la plantation, éduqué à la Sorbonne ; ou encore un jeune garçon qui « communique avec les arbres ».
Couverture de la bande dessinée "La querelle des arbres", scénario Amaya Alsumard et Renaud Farace, dessin Renaud Farace, Casterman. (Source : Casterman)
Couverture de la bande dessinée "La querelle des arbres", scénario Amaya Alsumard et Renaud Farace, dessin Renaud Farace, Casterman. (Source : Casterman)
Les arbres eux-mêmes font partie des principaux personnages de La querelle des arbres. Il y a les hévéas, importés d’Amérique du Sud pour une exploitation industrielle dans de vastes plantations. Mais aussi et surtout les splendides arbres de la forêt locale. Des arbres qu’il faut abattre pour planter les hévéas. Ou encore les arbres qui poussent dans les rues de la petite ville, qu’il faut là aussi couper parce qu’ils dérangent les colons. Autant de tâches qui incombent tout naturellement à Settimo, qui n’accomplit son métier de bûcheron qu’avec de plus en plus de réticences. D’autant que ces forces de la nature ne se laissent pas toujours abattre sans réagir…
Dans ce petit monde tiraillé par des intérêts contradictoires, la tension monte avec la diffusion de mystérieux tracts appelant les autochtones à la révolte. Les efforts des autorités pour démasquer les rebelles, dans un climat de violence croissante, conduiront à la catastrophe finale.
La querelle des arbres est une pleine réussite. L’ambiance de l’histoire, avec ses touches de fantastique et son évocation de légendes locales, est captivante. Attachants ou détestables, les multiples personnages sont tous bien campés. Leur grand nombre permet d’éviter au récit de tomber dans un trop grand manichéisme. S’il s’agit, évidemment, d’une dénonciation du colonialisme, plusieurs personnages fournissent des points de vue nuancés. Un des leaders secrets de la contestation anticolonialiste se révèle même être un grand admirateur de la culture française, dont il déplore que la plupart des colons en soient complètement ignorants… Magnifiquement illustré, ce long récit se lit d’une traite.
Couverture de la bande dessinée "La diplomatie du ping-pong, 1971 - Un hippie rapproche la Chine et les États-Unis", scénario Alcante, dessin Alain Mounier, Delcourt. (Source : Delcourt)
Couverture de la bande dessinée "La diplomatie du ping-pong, 1971 - Un hippie rapproche la Chine et les États-Unis", scénario Alcante, dessin Alain Mounier, Delcourt. (Source : Delcourt)
*La diplomatie du ping-pong, 1971 – Un hippie rapproche la Chine et les États-Unis, scénario Alcante, dessin Alain Mounier, 112 pages, Delcourt, 23,95 euros.
Il y a décidément des circonstances où des événements réels semblent plus extravagants que des récits issus de l’imagination débridée d’un scénariste. On en a eu un exemple spectaculaire tout récemment avec Le dictateur et le dragon de mousse, l’histoire complètement folle de l’enlèvement de deux stars du cinéma sud-coréen par Kim Jong-il qui rêvait de doter la Corée du Nord d’un cinéma de premier ordre. C’est de nouveau le cas aujourd’hui (même si dans un registre un peu moins extrême) avec La diplomatie du ping-pong* dont le sous-titre résume bien le thème : 1971 – Un hippie rapproche la Chine et les États-Unis.
L’histoire se déroule en 1971, donc, à une époque où Pékin et Washington n’avaient plus le moindre contact officiel depuis des années. Pour la Chine de Mao, l’Amérique incarnait l’ennemi capitaliste et impérialiste tandis que les Américains la voyaient comme le symbole du communisme triomphant. Dans les guerres de Corée et du Vietnam, les deux pays se trouvaient évidemment dans les camps opposés. Mais de part et d’autre, les esprits commençaient à évoluer : deux pays de cette importance pouvaient-ils se permettre de s’ignorer indéfiniment ?
C’est dans ce contexte tendu qu’un improbable personnage fait son apparition : Glenn Cowan, Américain, joueur de ping-pong des plus moyens (même s’il est persuadé du contraire), hippie et passablement déconnecté des réalités géopolitiques… La grande médiocrité de l’équipe américaine de tennis de table lui vaut de faire partie des joueurs envoyés aux championnats du monde de ping-pong qui se tiennent au Japon. Excentrique, incontrôlable, Cowan entre en contact avec les joueurs chinois, hyper professionnels et comptant parmi les meilleurs du monde. Le seul fait qu’un Américain parle avec des membres de la délégation chinoise suffit à susciter une certaine effervescence médiatique. Ce qui donne l’idée au gouvernement de Pékin, avec l’aval de Mao bien sûr, d’inviter l’équipe américaine à une tournée amicale en Chine. Une initiative qui suscite une stupéfaction générale mais que le gouvernement américain accepte, avec l’aval de Nixon bien sûr.
Vu la frénésie médiatique qui se déchaîne et la sensibilité de l’opération, les pongistes américains reçoivent de strictes instructions sur la manière de se comporter sur place, instructions dont le farfelu Cowan ne tiendra évidemment aucun compte. Les matchs amicaux se déroulent dans des salles combles. L’équipe chinoise, la meilleure du monde, se donne beaucoup de mal pour laisser ses invités étrangers gagner une bonne partie des matchs… Leur tournée suscite un engouement incroyable, notamment auprès des médias et du public américains. Si bien que les contacts officiels se renouent, avec une discrète visite de Kissinger en Chine dès juillet 1971, l’entrée de la Chine populaire à l’ONU en octobre et une visite officielle de Richard Nixon à Pékin en février 1972.
Cette histoire complètement folle est légèrement « arrangée » pour en faire une bande dessinée accrocheuse. Le personnage de Cowan occupe la première place (qu’il ne laisserait à personne !) et son amitié avec le joueur star de l’équipe chinoise est quelque peu enjolivée pour les besoins du scénario. Mais l’ambiance de l’époque, les tensions géopolitiques, l’emballement médiatiques sont bien rendus. Et un intermède assez frappant détaille le sort réservé aux joueurs chinois d’élite, « rééduqués » au début de la Révolution culturelle, période pendant laquelle plusieurs d’entre eux se seraient suicidés, avant que les autorités chinoises ne redécouvrent les vertus du sport de compétition. Une BD aussi amusante qu’instructive.
Couverture du récit illustré "Si loin dans le bleu, de Saigon à Saint-Malo", texte et illustrations Marcelino Truong, 160 pages, Éditions Équateurs, 24 euros.
Couverture du récit illustré "Si loin dans le bleu, de Saigon à Saint-Malo", texte et illustrations Marcelino Truong, 160 pages, Éditions Équateurs, 24 euros.
Voici environ dix-huit mois, Marcelino Truong nous avait donné une extraordinaire bande dessinée, 40 hommes et 12 fusils. Dans cette fiction très documentée, il racontait l’histoire d’un jeune Vietnamien de bonne famille enrôlé contre son gré dans les troupes communistes en 1953 pour lutter contre l’occupant français et ses alliés du sud du Vietnam. L’occasion d’une virulente dénonciation du mode de fonctionnement du Viet-Minh, à base d’endoctrinement, de propagande mensongère et de discipline impitoyable.
*Si loin dans le bleu, de Saigon à Saint-Malo, texte et illustrations Marcelino Truong, 160 pages, Éditions Équateurs, 24 euros.
Après cette remarquable BD couronnée par plusieurs prix, Truong revient avec un ouvrage très différent. Ni fiction, ni bande dessinée, Si loin dans le bleu, de Saigon à Saint-Malo* est un livre très personnel dans lequel l’auteur évoque sa vie en un long texte abondamment illustré. Au fil des pages, l’auteur, né d’un père vietnamien et d’une mère française, nous promène dans les différents lieux qui ont marqué son existence : de Saigon à Saint-Malo, comme l’indique le sous-titre du livre, en passant par d’autres endroits comme les Philippines où son père diplomate avait emmené sa petite famille. Avec comme fil directeur la mer, ce que sous-entend le titre Si loin dans le bleu. D’un chapitre à l’autre, Marcelino Truong évoque sa famille, ne nous cachant rien de lourds problèmes de santé et d’un terrible deuil caché. Il égrène ses souvenirs les plus variés, depuis le bruit incessant des pales d’hélicoptères durant son enfance à Saigon pendant la guerre du Vietnam jusqu’à son service militaire dans la Marine nationale et sa passion pour la plongée sous-marine.
En ce qui concerne l’Asie, les lecteurs d’Asialyst apprécieront les évocations des origines annamites de la famille Truong, celles de Saigon ou encore la description du port vietnamien de Hoi An cher à l’artiste. Et ils savoureront bien sûr les nombreuses illustrations. Le texte toujours intéressant et souvent émouvant de l’auteur est en effet accompagné de multiples images : gouaches le plus souvent mais aussi peintures à l’huile, dessins, acrylique, aquarelles, ainsi que de nombreuses photos de famille. Un livre plein de charme et d’élégance.
Par Patrick de Jacquelot

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A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.