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Analyse

Bitcoin : la longue marche des mineurs chinois

La Chine concentrait encore récemment près de 65 % du minage mondial, jusqu'à ce que les autorités de Pékin imposent aux fournisseurs d’électricité de couper le courant aux entreprises de minage au début du mois de juin 2021. (Source : Wired)
La Chine concentrait encore récemment près de 65 % du minage mondial, jusqu'à ce que les autorités de Pékin imposent aux fournisseurs d’électricité de couper le courant aux entreprises de minage au début du mois de juin 2021. (Source : Wired)
La Chine coupe le courant à plus d’un million d’ordinateurs spécialisés dans le minage de bitcoin. C’est le branle-bas de combat dans toute une industrie qui cherche à survivre à cette nouvelle donne.
Les employés s’activent à la tâche. Ils alignent côte à côte, à même le sol, des centaines de machines électroniques avant de les étiqueter et de les emballer dans des cartons. Qui sait quand elles seront déballées à nouveau ? Ces machines, appelées miner ou ASIC en anglais, sont des ordinateurs spécialisés dans le minage de bitcoin. Elles se revendent pour plusieurs milliers d’euros sur le marché de l’occasion. Les employés sont donc minutieux. Il y a encore quelques jours, cette halle située à Zhundong, près de Urumqi, la capitale de la région chinoise du Xinjiang, raisonnait du vrombissement incessant des ventilateurs de ces machines de calcul. En temps normal, les ASICs sont installées en rack sur toute la longueur de la halle, et calculent 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 afin de vérifier des transactions de bitcoins et d’ajouter des « blocs » à la blockchain. Ce faisant, elles sont rémunérées en bitcoin. Cette activité appelée minage peut être très rentable.
Aujourd’hui les ASICs sont silencieux. Et pour cause, au début du mois de juin, les autorités chinoises ont imposé aux fournisseurs d’électricité de couper le courant aux entreprises de minage. La décision touche plusieurs provinces chinoises dont le Xinjiang. C’est le début de la fin pour ce qui est devenu une industrie gigantesque. La Chine concentrait encore récemment près de 65 % du minage mondial mesuré par son hashrate, l’unité de la puissance de calcul pour le minage. Depuis la mi-mai, cet indicateur a baissé de près de 58 %, preuve que des centaines de milliers d’ordinateurs sont débranchés partout en Chine.
L’une des raisons avancées pour expliquer l’interdiction du minage est le formidable coût énergétique des mines de bitcoin et par extension, l’impact qu’elles auraient sur l’environnement. En effet, miner du bitcoin nécessite une grande puissance de calcul et donc une grande puissance électrique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les entreprises du secteur s’installent dans le Xinjiang, la Mongolie-Intérieure ou encore le Sichuan. L’été, la mousson alimente les barrages hydrauliques du Sichuan et le surplus d’énergie est revendu aux mineurs pour la somme dérisoire d’un centime de dollar le kilowatt. L’hiver, le Xinjiang et la Mongolie-Intérieure rallument les centrales à charbon et vendent leur énergie autour de 4 centimes le kilowatt. Une étude du journal Nature Communications estime que si l’industrie n’était pas régulée, alors la consommation énergétique du minage de bitcoin atteindrait son pic en 2024 avec 296 térawatts consommés et 130 millions de tonnes de carbone émises dans l’atmosphère, autant que le Qatar. Cette consommation n’aide pas les objectifs environnementaux chinois comme celui d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2060.
L’argument environnemental est recevable pour le minage dépendant des centrales à charbon du nord de la Chine, fortement polluantes. Ce n’est cependant pas une explication viable pour le minage alimenté par les centrales hydrauliques. Au contraire, dans certains cas le minage du bitcoin semble même avoir été un facteur de développement de l’industrie hydraulique décarbonée. Ainsi, depuis les restrictions, certaines centrales n’ont pas eu d’autres choix que de se mettre en vente dû à la soudaine baisse de rentabilité après la perte des clients mineurs. Ces derniers installent leurs opérations à proximité directe de centrales hydrauliques éloignées du réseau national. Zhang Nangeng, PDG de l’équipementier de minage Canaan explique que bien souvent les mineurs achètent ainsi des surplus qui seraient sinon gaspillés.
Seconde hypothèse pour expliquer les nouvelles restrictions : la forte pénurie d’électricité qui frappe actuellement la Chine. L’action combinée des canicules asséchant les cours d’eau, la production insuffisante de charbon, les limitations sur son importation ainsi que l’augmentation générale de la demande électrique ont mis le réseau chinois sous très forte tension, au point ou l’on parle aujourd’hui de la pire pénurie d’électricité depuis 2011. La province du Guangdong est frappée de plein fouet. Depuis la mi-mai, 17 villes dont Canton, Zhuhai et Dongguan rationnent l’électricité, forçant les très nombreuses usines de cette région industrielle à fermer deux jours par semaine. Le Guangxi aurait quant à lui un déficit de production de 11 % par rapport à la demande. L’hiver dernier déjà, les provinces de la Mongolie Intérieure et du Zhejiang ont dû faire face à des coupures de courant. L’hypothèse est confirmée le 14 juillet 2021 par le média étatique Hefei Online : « Il y aura un important écart d’approvisionnement entre l’offre et la demande d’électricité. Comment la province de l’Anhui résoudra-t-elle ce problème ? […] L’Anhui nettoiera et fermera les projets de minage des cryptomonnaies. »

Incompatible avec la gouvernance du Parti

Mais la principale raison est certainement politique. L’une des motivations derrière l’invention du bitcoin et des cryptomonnaies en général est la volonté de décentraliser les échanges, donc d’échapper au contrôle d’un gouvernement ou d’une banque centrale. Cette vision est bien évidemment incompatible avec le système de gouvernance autoritaire et omnipotent du Parti communiste chinois. La régulation des cryptomonnaies ne date pas d’hier. En 2013, la Chine reconnaît les cryptomonnaies comme une propriété virtuelle mais les bannit comme moyen de transaction. En 2017, elle interdit les ICO (Initial Coin Offerings), activité propre à la cryptosphère. Elle interdit ensuite les services d’échanges et de trading. Autrement dit, un citoyen chinois, bien qu’en droit de posséder des bitcoins, n’a cependant pas accès à la plupart des services et usages qui en font l’intérêt. De plus, le gouvernement chinois contrôle d’une poigne de fer la circulation de sa monnaie nationale, le yuan. En particulier, il limite la quantité de yuan qui sort du territoire en imposant une limite équivalente à 50 000 dollars américain par citoyen et par an.
Selon une étude de l’entreprise américaine Chainalysis, entre 2019 et 2020 c’est plus de 50 milliards de dollars en cryptomonnaies qui auraient transité de la Chine vers l’étranger. En achetant des cryptomonnaies en yuan et en les envoyant à l’étranger, les Chinois contournent les règles monétaires nationales. Sonnant comme un rappel à l’ordre à ces contrebandiers des temps modernes, le 18 mai dernier, la Banque populaire de Chine partage une annonce rappelant le caractère illégal des activités telles que l’achat, la vente et le trading de cryptomonnaies.

Délocaliser

Sébastien Gouspillou, fondateur et président de Bigblock Datacenter, entreprise spécialisée dans le minage de bitcoin, estime que depuis le début des restrictions, il y aurait entre 1,5 et 1,7 million de machines qui se seraient débranchées à travers la Chine. Ce sont des centaines d’entreprises et des dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui se retrouvent privés de leurs revenus. L’industrie doit impérativement s’adapter. La première solution est de délocaliser dans des contrées plus clémentes. Le minage peut s’opérer n’importe où tant qu’on y trouve une connexion internet et une source d’électricité si possible bon marché. Si en plus, la réglementation locale est accueillante, alors l’eldorado est trouvé. Ainsi de nombreuses entreprises chinoises se tourneraient vers l’Amérique du Nord, la Russie ou le Kazakhstan pour y installer leurs nouvelles opérations.
*Entretien avec l’auteur.
Depuis le début de la répression, le téléphone de Sébastien ne cesse de sonner : « En tout, j’ai 850 mégawatts de demande de différents acteurs chinois pour les délocaliser au Kazakhstan. Nous avons été contactés par Binance qui cherche 500 mégawatts pour son minage. » Il confie qu’il n’est pas le seul à avoir été contacté: « Toutes les boîtes de mining kazakh que je connais ont eu un contact avec les Chinois ces derniers jours. Il se passe quelque chose, c’est indéniable. » Signe de la migration, le prix de l’électricité proposé aux mineurs au Kazakhstan a augmenté du jour au lendemain : « Ç’a été immédiat. Nous étions sur plusieurs négociations et on arrivait à trouver du kilowatt aux alentours de 3 centimes de dollar. Maintenant c’est terminé, les Chinois sont arrivés et sont prêts à payer jusqu’à 4,5 centimes, ce qui a fait monter les prix. »*
*Entretien avec l’auteur.
La migration est certaine, mais Sébastien en relativise l’ampleur : « Il y a des demandes mais on n’a pas l’impression que c’est un exode massif. J’estime qu’il y a un bon tiers des mineurs chinois qui, pour l’instant, n’ont pas cherché à délocaliser. » En effet, une partie des mineurs espère encore se rebrancher au réseau lorsque l’orage sera passé : « J’ai des confrères chinois avec qui je discute sur Telegram qui me disent qu’ils ne bougeront pas et qu’ils sont sûrs de pouvoir se reconnecter. Ce sont des petits acteurs avec des parcs de l’ordre de 3 000 à 5 000 machines. Ils pensent pouvoir passer entre les gouttes. » D’autres souhaitent revendre leurs ASICs à bon prix et repartir avec un pécule. Au vu de la quantité de machines soudainement rendues inutilisables en Chine, on aurait pu s’attendre à une explosion de l’offre et une dégringolade des prix des ASICs sur le marché de l’occasion. Les prix ont bel et bien baissé, de l’ordre de 25 %, selon Sébastien, mais la baisse a été de courte durée. Aujourd’hui, les prix sont revenus aux niveaux qui précédaient les restrictions. Pour Sébastien, « les gars ne veulent pas brader leurs machines car ils ont une forte confiance dans l’évolution des cours. Ils font le pari que, même s’ils n’arrivent pas à rebrancher, ils arriveront à vendre leur machines dans de meilleures conditions, donc ils attendent. »*

Pénurie de puces électroniques

En réalité, le marché des ASICs est en ébullition depuis de nombreux mois déjà. D’un côté, les fabricants sont étranglés par la grave pénurie de puces électroniques qui sévit depuis presque deux ans et, de fait, ne peuvent produire à la hauteur de la demande. « Nous n’avons pas assez de puces électroniques pour maintenir la cadence de production », se plaint Alex Ao, vice-président de Innosilicon, l’un des principaux équipementiers pour le minage. Les ASICs intégrant des puces électroniques très performantes et conçues sur mesure, il est quasi impossible d’en sécuriser des stocks chez les fournisseurs qui privilégient d’autres clients. De l’autre côté, la demande et donc le prix du matériel sont corrélés au prix du bitcoin que l’on connaît très volatil, avec un prix unitaire qui a varié entre 10 000 et 65 000 dollars sur la dernière année. Ainsi, sur l’année 2021, un ASIC modèle T19 d’occasion, la dernière génération du fabricant Bitmain, pouvait se trouver étiqueté entre 2 000 et 20 000 dollars selon le mois de l’année. Depuis, Bitmain a annoncé l’arrêt des ventes de ses machines jusqu’à nouvel ordre, officiellement pour aider les mineurs chinois à revendre leur équipement à bon prix sur le marché secondaire.
Finalement, pour échapper au couperet de la régulation du gouvernement central, les mineurs chinois pourront puiser inspiration dans la blockchain et décentraliser leurs opérations. Nous connaissons la formidable capacité des peuples de Chine à s’adapter aux nouvelles géographies. Dans cette nouvelle entreprise de délocalisation, ils pourront suivre le conseil du vieux sage Confucius : « Où que vous alliez, allez-y avec tout votre cœur. »
Par Pierre-Arnaud Donnet

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A propos de l'auteur
Diplômé de l’école des Arts et Métiers, Pierre-Arnaud Donnet est ingénieur basé à Hong Kong. Il travaille depuis plusieurs années dans la conception et l'industrialisation de produits électroniques grand public et sillonne le tissu industriel chinois et taïwanais.