Politique
Expert - Opportunisme politique et religion en Malaisie

Religion et évolution socio-politique de la Malaisie

Najib Tun Razak s'exprime devant la presse lors de la présentation de son nouveau gouvernement le 27 juin 2016.
Najib Tun Razak s'exprime devant la presse lors de la présentation de son nouveau gouvernement le 27 juin 2016. (Crédit : MANAN VATSYAYANA / AFP).
*Voir Joseph Chinyong Liow, Piety and Politics. Islamism in Contemporary Malaysia, Oxford University Press, 2009.
La polémique actuelle autour de l’implémentation du hudud, les discours ultra-conservateurs de certains partis prônant la transformation de la Malaisie en Etat Islamique*, la nette tendance à transformer lutte politique en débat religieux, la violence verbale de certaines autorités religieuses et l’absence de sanctions officielles, sont le fruit d’une évolution socio-politique qui a débuté au début des années 1970 – notamment sous l’action du revivalisme religieux et de l’instrumentalisation politique de la religion.
Le revivalisme islamique a débuté dans les années 1970. Parmi les mouvements de renouveau islamique, il est essentiel de relever l’action des groupes de dakwah – groupes de prosélytisme religieux – dont l’activisme visait entre autres à amener la population musulmane à adhérer strictement aux principes de leur religion et à se conformer à un idéal de vie inspiré par la propre vie du Prophète telle qu’elle est véhiculée par les traditions religieuses.
Parmi les mouvements dakwah influents, on peut relever Angkatan Belia Islam Malaysia (ABIM – Muslim Youth Movement of Malaysia) – fondé en 1971 par des étudiants de la Faculté des Etudes Islamiques de l’Université Nationale de Malaisie (UKM) -, le mouvement Jama’at Tabligh et le Darul Arqam. Ces mouvements touchaient, et continuent de toucher, en majorité la classe moyenne éduquée et urbanisée. Certaines dakwah comme ABIM avait même des programmes plus larges qui proposaient des solutions « islamiques » pour régler des problèmes sociétaux ; ou mettait par exemple l’accent, toujours dans le cas d’AIBM, sur l’activisme des jeunes et se concentrait sur des actions éducatives.
*Pour une présentation détaillée des mouvements dakwah à la fin des années 1970 et au début des années 1980, voir par exemple Judith Nagata, « Religious Ideology and Social Change. The Islamic Revival in Malaysia », Pacific Affairs 53(3), p. 405-439.
**Jan Stark, « Constructing an Islamic Model in Two Malaysian States : PAS Rule in Kelantan and Terrangganu », SOJOURN 19(1), 2004, p. 55.
L’activité prosélyte des mouvements dakwah eut un profond impact sur la société malaysienne* et, face à sa popularité, le gouvernement se résolut à déclarer l’activité de ces groupes comme nécessaire pour la société malaisienne. Les deux partis UMNO (United Malays National Organisation – le parti du Premier ministre) et PAS (Pan-Malaysian Islamic Party) furent directement affectés par l’activisme des dakwah et leur message. UMNO réalisa ainsi rapidement qu’employer le même type de discours que les dakwah et multiplier les actions de type éducatives, missionnaires, économique etc., était un puissant moyen de combattre son opposant PAS qui – bien que fondamentalement islamique – n’a jamais été préoccupé ni par la définition d’une « modernité islamique »** ni par une réflexion sur l’adéquation de la religion aux exigences de la société moderne.

Des incidents comme la profanation d’un temple hindou à Kerling (Selangor) ou l’incendie d’un poste de police à Batu Pahat (Johor) à la fin des années 1970 permirent cependant au gouvernement de reprendre le contrôle de l’activité dakwah. Ce dernier fut alors à même d’émettre des jugements sur les dakwah, n’hésitant pas à en qualifier certaines de « déviationnistes » (dakwah songsang). Le gouvernement réussit donc à se présenter en tant que champion de la cause islamique dans le pays. De plus, il renforça son rôle dans les activités de prosélytisme en créant des institutions telles que le Pusat Islam (Centre Islamique) et la Yayasan Dakwah Islamiyah (Fondation du Dakwah Islamique).

*Dominik K. Müller, Islam, Politics and Youth in Malaysia : The Pop-Islamist Reinvention of PAS, Routledge: 2014, p. 22.

**Kamarulnizam Abdullah, « National Security and Malay Unity : The Issue of Radical Religious Elements in Malaysia », Contemporary Southeast Asia 21(2), 1999, p. 265.

***Judith Nagata, « Ethnonationalism versus Religious Transnationalism : Nation-building and Islam in Malaysia », The Muslim World LXXXVII, no. 2 (1997), p. 144.

C’est ainsi que dès le début des années 1980, UMNO s’attacha à promouvoir les valeurs musulmanes et à présenter l’Islam comme vecteur de progrès. A de nombreuses reprises, UMNO se posa en tant que « garant de l’Islam », « modéré » ; à l’inverse du PAS, taxé de « conservateur », « radical » et même « déviationniste »*. Cela contribua grandement à augmenter le prestige du gouvernement auprès de la population. D’un autre côté, cela contribua aussi à instrumentaliser la religion : de plus en plus de personnalités politiques adoptèrent le langage politique de l’Islam afin de conserver leur popularité politique**. La constante compétition avec le PAS maintint UMNO à justifier en permanence ses compétences en matière d’affaires islamiques et il était clair qu’il était prêt à « lutter contre l’Islam du PAS avec plus d’Islam »***.
*Julian C. H. Lee, Islamization and Activism in Malaysia, Singapore : Institute of Southeast Asian Studies, 2010, p. 104.
Poursuivant dans cette voie, l’administration Mahathir (1981-2003) s’engagea dans une série d’initiatives telles que la création de l’Islamic Research Institute et de l’International Islamic University. La fondation de ce dernier a clairement été un aspect de la politique d’islamisation lancée par Mahathir. Un autre élément de cette politique a été la fondation de l’Institut Kefahaman Islam Malaysia (IKIM – Institute of Islamic Understanding Malaysia). Cet institut à Kuala Lumpur a, ou du moins avait à l’époque où Mahathir était au pouvoir, le rôle de produire des travaux qui légitimaient les actions du gouvernement dans une perspective islamique*.
Au niveau gouvernemental fut ouvert également un département des affaires islamiques, Jabatan Kemajuan Islam Malaysia (JAKIM – Department of Islamic Development Malaysia), qui fut placé sous les auspices du cabinet du Premier Ministre. JAKIM devint un instrument institutionnel fondamental pour UMNO puisqu’il assure la légitimité islamique du parti et est garant du bien-fondé de toutes ses actions. Il se pose également comme une des seules autorités compétentes pour définir la définition « correcte » de la religion. Des institutions comme JAKIM offrent un puissant instrument au gouvernement et à UMNO de déterminer ce qui est « islamiquement correct » et ce qui ne l’est pas. Les dangers sont évidents. Même si cette forme de contrôle peut permettre une surveillance plus stricte et accrue des mouvements fondamentalistes par exemple, elle véhicule une vision unique de la religion et ne laisse aucune place à une interprétation différente.

La Malaisie actuelle a ainsi hérité de l’action militante des années 1970 et de l’instrumentalisation de la religion amorcée dès les années 1980. La lutte politique se traduit ainsi aujourd’hui en messages nettement religieux. La lecture de la presse nous en donne des exemples quotidiens. Ces derniers jours par exemple, les commentaires haineux du mufti du Pahang, Abdul Rahman Osman, qualifiant de « kafir harbi » (infidèles que l’on est autorisé à tuer) les opposants à l’implémentation du hudud – dont une majorité font partie du DAP (Democratic Action Party, l’un des principaux partis d’opposition, parti multi-ethnique, à majorité nettement chinoise, et d’orientation fondamentalement laïque) – et d’une manière plus générale les opposants à l’Islam, et légitime leur mise à mort. Ceci intervient dans un contexte particulièrement inquiétant et fait suite à la diffusion d’une vidéo issue de personnes se réclamant de l’Etat Islamique (IS) en Malaisie appelant au meurtre des « infidèles » par tous les moyens possibles.

Ces déclarations sont bien entendues liées à des luttes purement politiques et partisanes, mais ne voit-on pas le danger qu’elles peuvent provoquer ? Comme le dit Ravinder Singh de FreeMalaysiaToday, ces déclarations peuvent inciter n’importe quel fanatique à prendre les armes et faire un massacre. A ce jour, ni UMNO ni le BN (Barisan Nasional, le parti au pouvoir) n’a condamné les déclarations de Abdul Rahman Osman. Le Premier Ministre Najib Tun Razak n’est pas rentré dans le débat mais s’est contenté d’encourager les Malaysiens à rejeter les groupes « anti-Islam et leurs collaborateurs pour la sauvegarde de la foi islamique ».

La diabolisation et la condamnation religieuse des opposants souligne clairement la lutte politique, cependant, dans un contexte si dangereusement trouble, les élites au pouvoir ne sont-elles pas en train de jouer avec le feu ?

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A propos de l'auteur
Analyste/chercheur, spécialiste de l’Asie du Sud-Est, Nicolas Weber a travaillé pendant de nombreuses années sur les minorités et les diasporas en Asie du Sud-Est, et notamment sur les Chams. Il a enseigné l’histoire moderne, le développement politique en Asie du Sud-Est, la société civile et les problématiques liées à l’ASEAN, à l’Université Malaya en Malaisie de 2008 à 2014. Une de ses dernières publications : Histoire de la diaspora Cam (Les Indes Savantes, 2014).
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