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Chine : les nationalistes déchaînés sur les réseaux sociaux, un air de Révolution culturelle

L'écrivain chinois Mo Yan et prix Nobel de littérature se retrouve la cible des nationalistes chinois sur les réseaux sociaux. (Source : Killeen Daily )
L'écrivain chinois Mo Yan et prix Nobel de littérature se retrouve la cible des nationalistes chinois sur les réseaux sociaux. (Source : Killeen Daily )
Sous la férule de Xi Jinping, la Chine se referme peu à peu sur le monde extérieur. Tandis que la crise économique se creuse, le doute s’installe dans la société sur l’avenir du pays. Au point que de nombreux observateurs s’interrogent : voit-on poindre en réaction à tout cela une nouvelle Révolution culturelle ?
Alimentés par un nationalisme plus exacerbé que jamais, les réseaux sociaux chinois s’enflamment. Ils accusent pèle-même des artistes, écrivains et hommes d’affaires de « trahison ». Une dérive qui commence à inquiéter jusqu’à l’appareil du Parti communiste lui-même. En effet, ces réseaux sociaux, pourtant étroitement contrôlés par des milliers de censeurs zélés et inféodés au pouvoir, redoublent d’une surenchère nationaliste qui a pour contexte une autocélébration patriotique voulue et soigneusement entretenue par le régime.
Récemment, une déferlante de dénigrements prenait pour cible la prestigieuse Université Qinghua à Pékin, accusée de trahison au prétexte qu’elle n’était pas la cible des sanctions américaines. D’autres internautes se sont mis à cibler le style « trop japonais » de la ligne de vêtements créée par l’ancien gymnaste Li Ning (李宁), 61 ans, sextuple médaillé à Los Angeles en 1984.
Tout y passe sur la Toile dans cette controverse aux accents de Révolution culturelle. Exemple avec la marque de boissons célèbre Nongfu Springs (农夫山泉), la plus grande entreprise d’eau en bouteilles créée en 1996. Son fondateur, Zhong Shanshan (钟睒睒), 70 ans, est devenu l’homme d’affaires le plus riche de Chine avec une fortune estimée à 60 milliards de dollars. Son fils Zhong Shuzi (钟 塾子) qui détient un passeport américain est accusé de « ne pas être assez chinois ».
Comme l’indique Jean-Paul Yacine du site spécialisé Question Chine, sur Weibo, le Twitter chinois, on lisait récemment : « Zhong Shuzi héritera de l’énorme fortune de son père. Mais le futur homme le plus riche de Chine, est un Américain. C’est incroyable. » D’autres dénoncent comme une trahison le fait que les fonds américains Vanguard et BlackRock aient investi dans Nongfu.
Cette vague de harcèlements fait abondamment usage du très classique levier nationaliste de la haine du Japon, régulièrement utilisé par le pouvoir chinois pour détourner l’attention de la population lorsque les problèmes intérieurs s’accélèrent comme c’est le cas en ce moment. C’est ainsi qu’il est reproché aux bouteilles de thé de la marque Nongfu leurs décorations de carpes koï (鯉), rappelant les traditionnelles bannières japonaises Koinobori (鯉幟), chères à Clemenceau.
« Comme souvent, écrit Jean-Paul Yacine, l’effervescence grégaire et contagieuse aidant, le délire dénonciateur, aux allures de lynchage, ne s’est pas limité aux réseaux sociaux. Le 10 mars dernier, un reportage d’une télévision locale montrait deux magasins 7-Eleven [de conception japonaise] de Changzhou, dans le Jiangsu, qui retiraient de leurs rayons tous les produits Nongfu. » À l’entrée du magasin, une affiche qui avait le mérite d’être claire prévenait : « Nous vendons des produits du monde entier. Mais nous ne vendons pas de produits provenant d’entreprises faisant l’apologie du Japon. »
Pire encore, des vidéos mises en ligne sur Weibo ont montré des excités versant l’eau Nongfu dans les toilettes. Et plusieurs internautes d’échanger des photos des bouteilles, en soulignant avec une évidente mauvaise foi que l’étiquette représenterait en réalité le temple Yasukuni à Tokyo où les Japonais cultivent la mémoire de certains criminels de guerre.

« Farce populiste »

Enfin, circonstance rare, la vindicte nationaliste accusatrice ciblant les traitres est même sortie du terrain des controverses commerciales pour s’attaquer au domaine plus sensible de la littérature, précisément celui du prix Nobel Mo Yan (莫言), où, au XXème siècle, le talent chinois a plusieurs fois croisé les références d’excellence occidentales. À 69 ans, le prix Nobel de littérature 2012 est accusé de « heurter les sentiments patriotiques chinois » – termes souvent utilisés par la propagande de Pékin pour contrer les critiques étrangères – mais aussi de dénigrer l’Armée de libération populaire (APL) et d’insulter le Président Mao ainsi que le peuple chinois. Sur la sellette des ressentiments nationalistes, son livre Le sorgho rouge (1986), devenu un film en 1987 mis en scène par Zhang Yimou avec Gong Li, aujourd’hui installée en France et qui ne s’exprime jamais à propos de la situation politique en Chine.
Le chauvinisme sans mesure s’organise et se targue de juridisme. Un internaute du nom de Mao Xinghuo qui dit « parler vrai » (说真话的毛星火), a porté plainte, réclamé des dommages et intérêts à Mo Yan et exigé que ses livres soient retirés de la vente publique. Sa démarche était accompagnée d’un long réquisitoire adressé au tribunal qui accusait Mo Yan d’avoir « heurté les sentiments des Chinois » en décrivant les écarts de comportements de la Huitième Armée de Route (八路軍) créée le 22 août 1937 et dirigée par le Parti au sein de l’Armée nationale révolutionnaire pendant la guerre sino-japonaise (1937-1945), alors qu’en même temps il glorifiait les Japonais. « En tant que jeune homme honnête et patriote, je me sens très en colère. Comment le pays permet-il qu’un tel comportement existe ? », écrit cet internaute. D’autres blogueurs ultra-nationalistes se sont ralliés à cette « cause », qualifiant de « pornographiques » les parties les plus sexuellement explicites de l’œuvre de Mo Yan. Leur action se fonde sur une loi de 2018 qui tient civilement responsable quiconque insulte les héros et les martyrs chinois.
Comprenant les risques autodestructeurs de cette surenchère chauvine, nombre d’intellectuels, écrivains, journalistes ou commentateurs politiques, y compris ceux issus de la nébuleuse des médias officiels, se sont mobilisés pour défendre Mo Yan. Alors que le très nationaliste Hu Xijin, ancien rédacteur-en-chef du Global Times, publication elle-même nationaliste, qualifiait la démarche du blogueur de « farce populiste », il a lui aussi été menacé d’une action en justice. Aussitôt, la toile s’est enflammée avec plus de deux millions de visites autour du hashtag « #MoYanenjustice » (莫言被起诉). Les commentaires opposaient les « patriotes » et les partisans de l’apaisement qui mettaient en garde contre les risques empoisonnés des chasses aux sorcières, familières pour ceux qui ont enduré les dix années de folie meurtrière de la Révolution culturelle.

« La vindicte finira par cibler ceux qui ne disent rien »

En Chine même, Ji Feng, ancien manifestant de Tiananmen, toujours très critique du pouvoir et régulièrement harcelé, compare les surenchères aux dénonciations publiques de la Révolution culturelle. Il en analyse les risques : « La vindicte finira par cibler ceux qui ne disent rien, puis même ceux qui ne chantent pas assez fort les louanges de l’appareil. »
Depuis son exil australien, l’écrivain Murong Xuecun (慕容雪村), 50 ans, signant sous le pseudo de Hao Qun (郝群), dénonce la censure et les répressions politiques et ne voit aucune preuve que les autorités soutiennent les critiques contre Mo Yan. Il estime, en revanche, qu’elles ont elles-mêmes créé l’environnement politique qui les a favorisées.
Dans son édition du 28 mars, le quotidien japonais Nikkei Asia relève la contradiction entre la critique de Nongfu Springs sur les réseaux chinois et la réalité historique qui montre une image peu connue de la culture chinoise : c’est un moine japonais qui avait emporté avec lui au Japon les usages du thé de la Chine au XIIIème siècle. Sur les bouteilles de thé vert Nongfu, il est dûment expliqué qu’en 1267, ce moine du nom de Nampo Jomyo avait étudié le bouddhisme dans le temple Jinshan (金山寺) avant de retourner au Japon et d’y faire connaître la préparation du thé qui a plus tard donné naissance au thé vert japonais matcha (抹茶), aujourd’hui encore très populaire. « S’en prendre au Japon en utilisant le temple Jinshan et Nongfu Spring est réellement étroit d’esprit et extrêmement étrange, surtout lorsque l’on prend en compte la signification politique de ce temple. »
Car, explique Katsuji Nakazawa, expert de la Chine et ancien directeur du bureau du Nikkei Asia à Pékin, Xi Jinping lui-même rendait fréquemment visite au temple Jinshan dans cette zone montagneuse du Zhejiang, proche de Hangzhou. C’était il y a une dizaine d’années lorsqu’il était gouverneur de cette province. Il espérait alors que ces visites porteraient chance à sa future carrière. « [Xi Jinping] aimait visiter [ce temple], et disait qu’en faisant ainsi, il aurait la possibilité d’une promotion, expliquait un habitant de cette région, cité par le même journal dans un article publié en 2012. Je suis convaincu que la région tout autour va y gagner en développement. »

Drapeau japonais et carpes rouges

Peu après la publication de ce texte, Xi Jinping, alors gouverneur de la province du Fujian, devait devenir secrétaire du Parti du Zhejiang pendant six ans puis secrétaire général du Parti en 2012. Il devient peu après président de la République populaire de Chine puis chef de la Commission militaire centrale de l’Armée populaire de libération. Il semble clair que lorsqu’il se rendait dans ce temple, il connaissait bien les liens historiques entre ce temple chinois et le Japon. En 2015, prononçant un discours sur les échanges culturels entre la Chine et le Japon, il avait fait allusion à un épisode du même ordre qu’il avait vécu dans le Fujian.
« Lorsque je travaillais dans le Fujian, j’avais entendu parler du voyage au Japon du célèbre prêtre et maître du zen Ingen au XVIIème siècle. Il avait apporté [au Japon] des cultures et technologies avancées [chinoises] et contribué au développement social et économique de la période Edo (江戸時代). Lorsque je m’étais rendu au Japon en 2009, j’avais visité Kitakyshu au sud de l’arhcipel et d’autres endroits. Je m’étais dit combien les liens culturels et historiques étaient inséparables entre les peuples de nos pays », avait déclaré Xi.
Selon de nombreux témoignages dont fait état le Nikkei Asia, Xi Jinping était alors fier de l’influence que la Chine avait sur le Japon, y compris dans le domaine de la culture culinaire. Ingen Ruyki (茅台酒), connu sous son nom chinois Yinyuan Longqi (隠元隆琦), né en 1592 et mort en 1673, poète, calligraphe et moine de l’école Linji (臨済) du bouddhisme chan (禅, zen), était alors le plus haut prêtre des lieux. Il avait, selon les écrits de cette époque, permit le développement de la culture au Japon du sencha (煎茶), une espèce de thé vert, pendant la période Edo, thé devenu aujourd’hui extrêmement populaire au Japon.
Les internautes qui critiquent les carpes rouges qui figurent sur les bouteilles de Nongfu Springs en affirmant qu’elles ressemblent au drapeau japonais sont « ridicules », ajoute encore le média japonais. « Le maotai (茅台酒, une liqueur de luxe à base de sorgho) aimée des membres de l’Armée populaire de libération, présente aussi sur ses bouteilles des carpes rouges. Jamais pourtant il n’y a eu de critiques sur le fait que le maotai faisait l’éloge du Japon. »

« Guerre populaire »

Tout ceci est en fait la démonstration de l’utilisation à des fins politiques de slogans qui illustrent le climat antijaponais actuel, poursuit le Nikkei Asia. « L’une des raisons est le climat politique qui n’a pas changé depuis de nombreuses années. Ce sentiment antijaponais est encouragé et perdure car s’en prendre au Japon devient la méthode la plus sûre sur le plan politique pour détourner la population [chinoise] de ses frustrations. La situation semble sans espoir. »
La sinistre Révolution culturelle (1966-1976) avait été initiée par Mao Zedong. Se sentant menacé au sein du PCC, le « Grand Timonier » n’avait pas hésité à exhorter les Gardes rouges, des jeunes pour la plupart incultes, à « bombarder le quartier général » pour éliminer ses opposants déclarés ou non et ainsi garder le pouvoir. Mao Zedong, s’entourant d’un culte de la personnalité échevelé, avait alors lancé dix années de persécutions brutales et cruelles dont les principales victimes furent les intellectuels. Ceux-ci, soumis à des séances d’autocritiques devant des foules surexcitées, furent nombreux à préférer le suicide plutôt que d’endurer des souffrances indicibles.
Des dizaines de millions de personnes furent persécutées pendant cette période, avec un nombre estimé de morts allant de centaines de milliers à 20 millions. Certains auteurs, comme le sinologue Jean-Luc Domenach, estiment le nombre de victimes à plusieurs millions. Mis au ban de la communauté internationale, la Chine mit des années à sortir de son isolement, grâce surtout à l’œuvre de Deng Xiaoping qui, à partir de 1978, remit la population chinoise au travail avec son programme de réformes économiques audacieuses.
Xi Jinping, à l’image de Mao Zedong, s’est lui-même entouré d’un culte de la personnalité effréné. Lors la gestion calamiteuse de la politique « zéro-Covid », dont l’une des conséquences a été de porter un coup d’arrêt à l’ouverture économique, il avait exhorté les Chinois à mener « une guerre populaire » contre la pandémie, une expression qui n’est pas sans rappeler celle souvent utilisée pendant la Révolution culturelle. Son obsession, la stabilité et la sécurité politique, prime désormais sur la croissance du pays, une politique qui a déclenché une crise économique inédite depuis 1978 et sapé la confiance des investisseurs étrangers.

« Même les membres d’une même famille sont différents »

Alarmé par cette tourmente économique, il tente ces derniers mois de rassurer ces investisseurs en leur promettant que la Chine leur reste ouverte. Le 27 mars, il a tenté, sans grand résultat, une opération séduction à l’égard de businessmen américains qu’il a reçus en personne. « Xi Jinping a rencontré dans la matinée […] des représentants de la communauté d’affaires américaine au Palais du peuple, a indiqué, laconique, la télévision d’État chinoise CCTV. Xi Jinping a pris une photo avec eux avant le début de la réunion. »
Des images de la rencontre montrent le président chinois s’adresser tout sourire à un groupe d’hommes en costume assis autour de longues tables. Certains prenaient des notes. Parmi les personnes présentes : Cristiano Amon, directeur-général de Qualcomm, géant américain de puces, et Stephen Schwarzman, PDG du fonds d’investissement Blackstone. « Les différences existeront toujours car les gens sont différents. Même les membres d’une même famille sont différents », a argué Xi Jinping.
Pendant toute une semaine, Pékin a en outre accueilli le Forum sur le Développement de la Chine (FDC) et le Forum de Boao pour l’Asie (FBA). Une occasion rêvée pour les hauts dignitaires chinois d’accueillir en tête à tête des cadres dirigeants de multinationales et de multiplier les gestes d’ouverture de la Chine. Mais rétablir la confiance est tout sauf chose facile. D’autant que les milieux d’affaires, déjà rendus inquiets par le climat politique, ont été échaudés par une nouvelle loi anti-espionnage entrée en vigueur en juillet dernier qui renforce sensiblement la marge de manœuvre des autorités contre ce qu’elles considèrent comme des menaces à la sécurité nationale.
De ce fait, le ressort est-il durablement cassé ? La Chine de Xi Jinping paye aujourd’hui ses erreurs, nombreuses, en matière économique. Son entourage immédiat manque cruellement de savoir dans ce registre et la gouvernance chinoise laisse profondément à désirer. Le virage idéologique qui rappelle la Révolution culturelle ne fera rien, bien au contraire, pour rassurer.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).