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Indonésie : le "Mouvement du 30 Septembre" de 1965

Photo datée du 21 octobre 1965 de manifestants défilant dans Jakarta avec des drapeaux nationaux en criant des slogans anti-communistes. (Crédit : AFP).
Photo datée du 21 octobre 1965 de manifestants défilant dans Jakarta avec des drapeaux nationaux en criant des slogans anti-communistes. (Crédit : AFP).
Pancasila est une expression en sanscrit, la langue des textes sacrés de l’hindouisme, qui signifie « cinq principes ». Elle désigne les cinq principes énoncés dans le préambule de la constitution indonésienne, qui constituent les fondements de l’Etat et de la nation indonésienne.
Le 1er octobre dernier, le président Joko Widodo s’est rendu à Lubang Buaya dans l’est de Jakarta, pour commémorer le Hari Kesaktian Pancasila, le « jour du caractère sacré du Pancasila » institué en 1967 par le régime de Soeharto.
Au cours de la cérémonie Jokowi – comme on l’appelle familièrement – a déclaré que le pays « devait rester vigilant contre la perspective de troubles socio-politiques qui pourraient menacer sa stabilité, tout comme le coup manqué de 1965 dont on a accusé le Parti communiste indonésien (PKI) a libéré une tempête de tourmentes à travers l’archipel ».

Dans son discours, le président indonésien faisait allusion à ce que le recteur de l’Australian National University et ancien ministre australien des Affaires étrangères Gareth Evans considère comme « le génocide politique du siècle dernier le moins étudié et (celui) dont on a le moins parlé »

Retour sur les événements

John Roosa, Pretext for Mass Murder: The September 30th Movement and Suharto’s Coup d’Etat in India (2006)]
Nous reprenons le récit que fait des événements l’historien australien M. C. Ricklefs dans sa History of Modern Indonesia since c. 1200 (2008). Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965, quelque mille soldats de l’armée de terre et un autre millier des troupes spéciales de l’armée de l’air accompagnés de membres des Pemuda Rakyat (« jeunesses populaires ») – l’organisation de jeunesse du Parti communiste indonésien (PKI) – quittent la base aérienne Halim Perdanakusuma dans l’est de Jakarta. Leur mission est d’enlever sept généraux parmi les plus gradés de l’armée de terre indonésienne. Le chef des armées, le général Nasution, parvient à s’échapper. Trois autres généraux tentent de résister et sont tués. Leurs corps sont emmenés à Halim, ainsi que les trois généraux et l’aide de camp de Nasution encore vivants.

Le 1er octobre, peu avant l’aube, le général Soeharto commandant du KOSTRAD (les réserves stratégiques de l’armée de terre, un corps fort de 25 000 hommes à l’époque, unité offensive dans une armée de terre essentiellement organisée comme défense territoriale), informé des enlèvements, se rend à son quartier général, situé sur le côté est de la place Merdeka dans le centre de Jakarta. Les trois autres côtés de la place sont occupés par des troupes insurgées, dont le côté nord où se trouve le palais présidentiel. Soeharto, qui est le général le plus haut gradé présent, prend le commandement des forces armées. A 7 heures du matin, les insurgés se présentent à la radio comme un « Mouvement du 30 Septembre » qui a agi pour protéger Soekarno d’un coup préparé selon eux par un « Conseil des généraux » manipulés par la CIA. Soeharto parvient à reprendre la situation en main. Il ordonne l’attaque de Halim, où se trouvent les dirigeants des militaires insurgés, dont le général Omar Dhani, le chef de l’armée de l’air, ainsi que D. N. Aidit, le secrétaire général du PKI. Le 2 octobre avant l’aube, des soldats du RPKAD (régiment des parachutistes commandos de l’armée de terre) réussissent à reprendre la base aérienne.

Aujourd’hui, sur le site même, un monument commémoratif a été construit, mettant en scène les statues des sept militaires assassinés.
Java central était le fief des soldats insurgés. Le maire communiste de Surakarta, deuxième ville de cette province, annonce son soutien au « Mouvement ». Le 2 octobre, le PKI organise une marche de soutien dans la ville voisine de Yogyakarta, tandis qu’à Jakarta le Harian Rakyat (« quotidien du peuple »), le journal du PKI, publie un éditorial louant le Mouvement, qu’il décrit comme une affaire interne aux forces armées. Le 3 octobre, sept corps sont retrouvés près de Halim, dans un puits qui a donné son nom au lieu : Lubang Buaya, « le trou du crocodile ». Il s’agit des six généraux et de l’aide de camp. D’après le récit de Ricklefs, des membres des Pemuda Rakyat ainsi que du Gerwani (Gerakan Wanita Indonesia, « mouvement des femmes d’Indonésie »), l’organisation féminine du PKI, ont participé au meurtre des quatre officiers emmenés vivants à Halim.
Le sort du parti est scellé : les militaires anti-communistes ont trouvé le prétexte de son élimination.
Les documentaires The Act of Killing et The Look of Silence du réalisateur américain J. Oppenheimer ont pour cadre ces exécutions.
Le 8 octobre, des organisations de jeunes anti-communistes descendent dans la rue à Jakarta et incendient le siège du PKI. Des massacres commencent dans les campagnes. Dans l’est de Java, où en 1963, l’occupation par des paysans affiliés au PKI de terres appartenant à des propriétaires proches de l’organisation musulmane Nahdatul Ulama (NU) s’était traduite par des violences, ces massacres sont essentiellement perpétrés par l’organisation de jeunesse de la NU. Dans le centre de Java, Soeharto envoie le RPKAD organiser la tuerie. A Bali, ce sont des membres des hautes castes qui dirigent les massacres. Dans la province de Sumatra du Nord, région de plantations où le PKI est bien implanté parmi le prolétariat agricole, l’armée confie les exécutions sommaires à des petits truands encadrés par l’armée.
Annie Pohlman, Women and the Indonesian Killings of 1965-1966: Gender Variables and Possible Directions for Research (2004).
Plus de cinq cent mille personnes seront tuées selon les chiffres avancés par la politologue française Françoise Cayrac-Blanchard dans son ouvrage Indonésie, l’armée et le pouvoir (p. 72) paru en 1991. Le commandant du RPKAD, le colonel Sarwo Edhie, parlera même de trois millions de morts. Des centaines de milliers de personnes sont emprisonnées ou internées sans jugement, dont le célèbre écrivain Pramoedya Ananta Toer. Le plus grand parti communiste du monde hors du bloc socialiste – qui revendiquait trois millions de membres et regroupait au total plus de dix-huit millions de personnes avec ses organisations affiliées – et le plus ancien d’Asie orientale (fondé en 1920) est anéanti.
Pourtant, le PKI était un parti légal. Il avait des ministres dans le gouvernement de Soekarno. Aux élections législatives de 1955, les premières de l’histoire de l’Indonésie indépendante, il s’était même révélé comme un des quatre grands partis, avec plus de 16 % des voix. Ce n’est que 12 mars 1966 qu’il est officiellement interdit, alors que les massacres ont pratiquement pris fin. La veille, le 11 mars, Soeharto s’était fait remettre les pleins pouvoirs par Soekarno. Les trente-deux années de son régime à venir seront marquées par toutes sortes de violences, en particulier la répression contre un mouvement indépendantiste en Papua, rattachée à l’Indonésie en 1969 ; le début de la répression en Aceh et l’invasion de Timor oriental, alors encore colonie portugaise, et la brutale occupation qui s’ensuit, en 1976 ; le massacre à Tanjung Priok, le port de Jakarta, en 1984 ; et les émeutes de 1998 à Jakarta qui feront des centaines de morts, amenant Soeharto à démissionner le 21 mai de cette année.

Nouvel éclairage

La tragédie de 1965-1966 est en fait portée par un contexte double. Sur le plan intérieur, la maladie de Soekarno pose la question de sa succession, alors que deux forces se font face, le PKI et l’armée, elle-même traversée par un clivage comme on l’a vu. Au niveau international, Soekarno a annoncé en août 1965 la création d’un axe Jakarta-Hanoi-Pékin-Pyongyang, alors qu’en mars, les premières troupes américaines avaient débarqué à DaNang, marquant une nouvelle étape de la guerre depuis le début de l’intervention des États-Unis au Vietnam.
Néanmoins, des travaux récents ont apporté des éléments nouveaux sur ces événements qui restent mystérieux. Zhou Taomo, un jeune chercheur à la Nanyang Technological University de Singapour, a eu accès aux archives du ministère des Affaires étrangères chinois. Celles-ci révèlent qu’en août 1965, Aidit, le secrétaire général du PKI, rencontre à Pékin Mao Zedong et Zhou Enlai. A cette époque, Soekarno venait d’être examiné par des médecins chinois envoyés à Jakarta. Selon les archives, Mao aurait demandé à Aidit : « Je pense que la droite indonésienne est déterminée à prendre le pouvoir. Êtes-vous également déterminés ? » Aidit décrit alors deux scénarios : une attaque directe contre le PKI ; ou un effort des militaires de poursuivre la politique d’équilibre de Soekarno entre les « nationalistes » (terme qui en Indonésie désigne les partisans d’un Etat non-religieux), les milieux musulmans et et les communistes (que Soekarno désignait par l’acronyme NASAKOM, soit NASionalisme, Agama c’est-à-dire « religion », KOMunisme). Face au scénario d’une attaque contre le PKI, Aidit envisage la création d’un “comité militaire” qui serait en majorité « de gauche ».
Pour Zhou, le « Mouvement du 30 Septembre » correspondrait à ce « comité militaire ». Le lieutenant-colonel Untung, qui dirigeait le mouvement, était en contact avec un membre PKI infiltré dans l’armée qui rendait directement compte à Aidit. Le compte-rendu de la rencontre entre Aidit et Mao semble confirmer qu’Aidit et son infiltré ont déclenché le mouvement pour déstabiliser l’état-major, et cela à l’insu du comité central du parti et bien entendu, de ses millions de membres et sympathisants.
En 1948, des dirigeants locaux du PKI déclenchent une insurrection dans cette ville de l’est de Java, alors que la jeune République d’Indonésie venait de faire l’objet d’une première agression militaire des Néerlandais, qui tentaient de récupérer leur colonie après la proclamation de l’indépendance de 1945.
Le plan ne prévoyait pas nécessairement de tuer les généraux. Les meurtres semblent avoir été, les trois premiers une bavure, les quatre autres une réaction de panique. Ils ont en tout cas permis au régime de Soeharto de construire l’image d’un PKI resté le traître de l’”affaire de Madiun”. Ainsi aujourd’hui, à Lubang Buaya, outre le monument aux militaires assassinés, on trouve ainsi un “musée de la trahison du PKI”.
Ainsi que le rapporte Grayson J. Lloyd et Shannon L. Smith dans leur ouvrage Indonesia Today: Challenges of History (2001), p. 131.
Répondant aux questions des journalistes après la cérémonie du 5 octobre dernier, Jokowi a assuré qu’il n’avait aucune intention de demander pardon aux parents des victimes des massacres de 1965. Pourtant un de ses prédécesseurs, feu l’ex-président Abdurrahman Wahid, familièrement appelé « Gus Dur », ancien dirigeant de la Nahdatul Ulama (fondée par son grand-père en 1926), avait déclaré : « Je voudrais demander pardon pour tous les meurtres de ces personnes qu’on disait communistes ». Il est vrai qu’en 2012, la NU s’était jointe à d’autres organisations pour demander au président Yudhoyono de ne pas faire de demande de pardon officielle aux victimes et survivants des massacres.
Depuis la démission de Soeharto en 1998, l’Indonésie essaie de construire une société démocratique. Le refus de son gouvernement actuel de reconnaître le crime que constitue le massacre de cinq cent mille de ses citoyens contraste avec les initiatives prises par différentes organisations pour leur rendre justice. Ce refus démontre que ce n’est pas là un parcours linéaire.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.
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