Politique
Expert - Indonésie plurielle

Indonésie : achat d’armes et diplomatie

Le président indonésien Joko Widodo salue des soldats lors d’un exercice de l’armée indonésienne à Baturaja dans le sud de l’île de Sumatra. (Crédit : AFP Photo / Rusman / Presidential Palace).
Le président indonésien Joko Widodo salue des soldats lors d’un exercice de l’armée indonésienne à Baturaja dans le sud de l’île de Sumatra. (Crédit : AFP Photo / Rusman / Presidential Palace).
Le 3 septembre 2015, l’Indonésie annonçait son choix pour le Su-35, le tout dernier modèle de chasseur du constructeur russe Sukhoi, pour remplacer les neuf Northrop F-5 américains restants d’un escadron basé à Madiun dans l’est de Java, acquis en 1980.
Il ne s’agit pas du contrat du siècle : le montant pour les seize appareils est estimé à un milliard de dollars. Par comparaison, l’achat de trente-six Rafale par l’Inde représenterait un montant de 4 milliards d’euros. Le quotidien français La Tribune présente ce choix comme un « recalage » du Rafale du constructeur français Dassault car en en janvier 2014, on parlait d’ « au moins cinq ou six » options envisagées. Mais en novembre 2014, la liste se réduisait finalement à trois modèles : le Su-35 russe, le Gripen du constructeur suédois Saab et la dernière version du F-16 de l’américain General Dynamics.
Le concept de « génération » est apparu dans les années 1990 pour caractériser les progrès en matière de conception, d’équipement et d’armement des avions de combat à réaction (Pathfinder, no. 170, janvier 2012, Ministère de la Défense australien).
En réalité, dès le début, le ministre de la Défense indonésien avait exprimé l’intérêt du pays pour le Su-35. On peut avancer aussi bien des arguments technologiques qu’économiques pour cette préférence. En particulier, le F-16 est ce qu’on appelle un avion de combat dit « de 4ème génération », alors que le Su-35 est présenté comme un avion de génération « 4 ++ ».

De la diplomatie de la vente d’armes

Pour autant, nous voyons d’autres raisons. Pour l’instant, le fer de lance de l’armée de l’air indonésienne est constitué d’un escadron de seize Sukhoi Su-27/Su-30 (moins modernes que le Su-35), d’un escadron réduit de dix F-16 d’une ancienne version, et d’un escadron en constitution de F-16 d’une version moins ancienne, l’Indonésie ayant accepté un don américain de vingt-quatre de ces appareils, dont la modernisation sera aux frais de l’Indonésie L’arrivée de seize nouveaux Sukhoi se traduira donc par un nombre à peu près égal d’avions américains et russes.
Depuis le début du régime Soeharto en 1966, l’Indonésie s’équipait avec des avions de combat occidentaux, principalement américains et britanniques, qu’elle achetait souvent d’occasion. En 1992, à la suite du massacre dit « de Santa Cruz » à Dili au Timor oriental le 12 novembre 1991, où l’armée tue plus de deux cents manifestants pacifiques et désarmés, les Etats-Unis soumettent l’Indonésie à un embargo sur les armements. C’est pourquoi en 2003 l’Indonésie, désireuse de remplacer ses vieux Douglas A-4 Skyhawk américains achetés d’occasion à Israël en 1979, commence à acheter des Sukhoi Su-27 et Su-30.
On peut comprendre l’inquiétude que suscite toute vente d’armes à l’armée de terre indonésienne, compte tenu de ses pratiques répressives. Le cas de ces blindés de plus de 60 tonnes conçus pour les vastes plaines d’Europe centrale est moins compréhensible. On ne voit pas comment l’Indonésie pourrait les utiliser, que ce soit en ville pour réprimer des mouvements de protestation ou dans ses rizières ou ses forêts, surtout en montagne, pour la lutte antiguérilla. L’armée américaine considère en outre que le blindé est passé de mode. Quoi qu’il en soit, le nombre d’une centaine n’est nullement impressionnant pour un pays de la taille de l’Indonésie, quand on sait que la cité-état voisine de Singapour en possède également une centaine.
Il en va de même quand en 2011 le gouvernement néerlandais annonce qu’il va retirer tous ses chars lourds Leopard 2 du service ; l’Indonésie exprime alors le désir d’en acquérir une centaine. Le parlement néerlandais s’oppose à la vente, invoquant les violations des droits de l’homme en Indonésie.
C’est finalement l’Allemagne qui vendra une centaine de Leopard d’occasion à l’Indonésie.
Néanmoins, au devant de tous ces épisodes, il faut se souvenir qu’il fut un temps où les Etats-Unis « soutenaient » plutôt la politique de répression qui caractérisait l’Indonésie de Soeharto qui a dirigé le pays d’une main de fer de 1966 à 1988 . En 1976, ils lui avaient ainsi vendu un escadron de douze avions d’attaque au sol North American OV-10 Bronco d’occasion. Or au même moment, l’Indonésie venait d’annexer Timor oriental. Et ces appareils, conçus pour des opérations de contre-insurrection et utilisés au Vietnam, avaient permis à l’armée indonésienne de mener des opérations contre les villages ainsi que l’explicitent Paul R. Bartrop et Steven Leonard Jacobs en page 856 dans leur ouvrage : Modern Genocide: The Definitive Resource and Document Collection (2015).
Le manque de cohérence de la politique américaine vis-à-vis de l’Indonésie semble donc éclairer le choix des Sukhoi. En effet, on peut comprendre que l’Indonésie préfère ne pas s’exposer à d’autres embargos dans le futur.

Les nouveaux défis de la défense indonésienne

L’Indonésie est un membre fondateur du Mouvement des non-alignés. Sa conception des relations diplomatiques a été formulée dans les années 1950 – alors que le monde s’installait dans la Guerre froide – par le vice-prédident Hatta par l’expression Mendayung di antara dua karang (soit « ramer entre deux récifs ») comme nous le rappelle Donald Weatherbee dans son ouvrage : Indonesia in ASEAN: Vision and Reality (2014).
Le président Susilo Bambang Yudhoyono, qui a dirigé le pays durant deux mandats (2004-2009 et 2009-2014), l’exprimait à sa manière en résumant la politique étrangère du pays par la formule :
« un million d’amis et zéro ennemi ». Le ministre de la Défense indonésien, Ryamizard Ryacudu, qui a annoncé la décision pour les Sukhoi, ne dit pas autre chose quand il explique : « Nous avons acheté des systèmes d’armes de beaucoup de pays : la Chine, la Russie, les Etats-Unis et des pays européens. Cela montre donc que l’Indonésie est un pays plutôt neutre. Nous ne voulons pas prendre parti. Nous voulons être amis avec tous les pays ».
Pour autant, l’amitié ne peut être qu’une attitude réciproque. En janvier dernier, l’Indonésie a exécuté un Brésilien condamné pour trafic de drogue. La crise diplomatique qui s’en est suivie a amené l’Indonésie à renoncer à l’acquisition des huit avions d’attaque légers Embraer Super Tucano restants sur les seize commandés au Brésil.
En 2010, Yudhoyono, qui vient d’être réélu pour un second mandat, annonce une augmentation de 13% du budget militaire indonésien. Cette décision était entre autres motivée par le constat amer, au lendemain du tsunami de 2004, d’une armée « démodée, mal équipée et démoralisée », qui ne peut qu’accepter l’aide de l’armée américaine pour les opérations humanitaires d’urgence.
En avril 2015 à Jakarta, lors de la commémoration du 60ème anniversaire de la Conférence de Bandung, le président Joko Widodo est allé plus loin en s’engageant à un quasi doublement des dépenses militaires. Celles-ci constituent actuellement 0,8% du produit intérieur brut de l’Indonésie ; soit une part bien moindre que ses voisins qui y consacrent 1,2 % aux Philippines, 1,5 % en Thaïlande, et ce sans parler des 3,5% de Singapour. Et la presse économique française de se demander si « l’Indonésie sera […] le nouveau filon de la France » en matière d’armement.
L’augmentation des dépenses militaires est justifiée par deux raisons. La première est l’âge des équipements : plus de la moitié du matériel de l’armée indonésienne est en service depuis plus de trente ans. Une bonne partie de ce matériel avait en outre été acheté d’occasion, ce qui fait que certains équipements ont plus de cinquante ans d’âge. Une deuxième raison est que l’armée indonésienne est sous-équipée pour la mission qui est la sienne. L’Indonésie est singulièrement démunie pour surveiller et défendre un archipel de plus de treize mille îles qui s’étirent sur près de 5 200 km d’ouest en est et près de 1 800 km du nord au sud. Son armée de l’air dispose d’à peine plus d’une soixantaine d’avions de combat pour défendre un espace aérien plusieurs fois violé, notamment de 2011 à aujourd’hui.
Les trajets s’entendent ici depuis les bases aériennes de Makassar à Célèbes et Madiun qui sont les seules à disposer d’avions d’interception. « Udara Luas, Pesawat Sedikit » (« Un ciel vaste, des avions peu nombreux »), Kompas, 16 novembre 2014.
Après l’un de ces incidents, le commandant de la défense aérienne indonésienne avouait d’ailleurs que : « pour aller à Sorong (en Papouasie indonésienne), il [fallait] environ 2 heures, pour aller à Medan (dans le nord de Sumatra) aussi environ 2 heures avec un Sukhoi ou un F-16. Ce que nous pouvons faire se limite donc à observer, puis faire un rapport au commandant des forces armées et faire une note diplomatique. »
Il en est de même pour la marine indonésienne. Cette dernière possède une trentaine de frégates et corvettes, la plupart achetées d’occasion également, deux sous-marins et quelque dizaines de patrouilleurs pour défendre une zone économique exclusive de plus de six millions de km². Jokowi a à plusieurs reprises affirmé que chaque jour cinq mille bateaux étrangers opéraient illégalement dans les eaux territoriales indonésiennes.
L’Indonésie a d’autant plus besoin de moderniser et développer son armement qu’elle a enfin officiellement admis que les revendications de la Chine sur la mer de Chine du Sud incluaient des îles indonésiennes. A Tokyo en mars dernier, Jokowi déclarait ainsi que « les revendications de la Chine sur la majorité de la mer de Chine du Sud n’a[vait] « pas de fondement légal en droit international »« . Mais se rendant ensuite à Pékin, il signait avec le président chinois Xi Jinping un plan d’action de cinq ans pour construire « un partenariat stratégique complet » D’ailleurs, l’Indonésie a acquis des missiles mer-mer chinois pour équiper sa marine, et envisage de les produire sous licence.
Pour l’heure, la politique d’achat d’armements de l’Indonésie semble donc obéir au principe de non-alignement qui guide sa diplomatie depuis le début.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.
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