Politique
Tribune

Tokyo et les îles Dokdo-Takeshima : du péché d’orgueil au rameau d’olivier ?

L'un des îlots Dokdo-Takeshima, revendiqués par le Japon et la Corée du Sud. (Source : Japan Forward)
L'un des îlots Dokdo-Takeshima, revendiqués par le Japon et la Corée du Sud. (Source : Japan Forward)
Comment le Japon et la Corée du Sud peuvent-ils surmonter leur contentieux insulaire face aux défis géostratégiques en Asie-Pacifique ?
*50ème édition du Livre blanc. 2024 marque le 70ème anniversaire de la création des Forces d’autodéfense japonaises.
Le 12 juillet, les autorités japonaises rendaient public l’édition 2024 de leur Livre blanc sur la Défense*. Comme à chaque reprise lors de ce délicat exercice de communication, du côté de Tokyo, de ses alliés stratégiques comme les Américains, de ses voisins comme les Sud-Coréens, partenaires ou autres nations nippo-sceptiques déclarées comme la Chine et la Russie, la présentation de ce document annuel décrivant « les changements intervenus dans l’environnement sécuritaire du Japon et les efforts de défense du pays au cours de l’année écoulée », a fait l’objet d’une attention particulière, en particulier dans la capitale du « pays du matin calme ».
*Ainsi qu’au sujet des territoires au Nord (les quatre îles Kouriles), dont Tokyo et Moscou se disputent la souveraineté.
À Séoul, sans surprendre, le gouvernement sud-coréen a immédiatement fait part à Tokyo de son courroux. En cause à ses yeux : les rédacteurs du Livre Blanc ont réitéré la revendication territoriale japonaise sur les îles Dokdo (les Takeshima selon la dénomination nippone), considérant que le contentieux territorial sur ces possessions insulaires* « n’est toujours pas résolue ». Au niveau cartographique, dans ce Defense of Japan 2024, les îlots Dokdo figurent dans les eaux territoriales du Japon et adoptent la dénomination nippone retenue par Tokyo.
*Yonhap, 12 juillet 2024.
Pour leur part, les autorités de Séoul exhortent leurs homologues japonais « à renoncer à leurs prétentions injustifiées »*. Et le porte-parole du ministère sud-coréen des Affaires étrangères de préciser son propos : « La Corée du Sud prendra des mesures sévères contre toute action du Japon concernant les Dokdo. Les revendications de Tokyo sur les îlots ne changent rien au fait qu’ils appartiennent à la Corée du Sud », avant d’ajouter : « Le Japon devrait prendre conscience que ses revendications sur les Dokdo n’aident pas les efforts pour faire avancer les relations bilatérales [Japon-Corée du Sud] orientées vers le futur. » On ne saurait effectivement mieux dire.
*En juin dernier, le ministère sud-coréen des Affaires étrangères a rejeté la protestation du gouvernement japonais concernant l’étude océanographique menée par un navire sud-coréen autour des îlots Dokdo.
Au sud du 38ème parallèle, le ministère sud-coréen des Affaires étrangères* n’était pas le seul à s’emparer du sujet. Le ministère de la Défense s’activa lui aussi sans perdre un instant, en convoquant l’attaché militaire de l’ambassade japonaise à Séoul pour « protester, exiger une correction immédiate et éviter une nouvelle récidive dans le futur ». Ce, même si en parallèle, dans cette édition 2024, les rédacteurs de ce document annuel évoquent la Corée du Sud en tant que « partenaire » et « pays voisin important dans le cadre de l’élaboration des moyens de faire face aux défis internationaux », parlent de la consolidation de la coopération trilatérale entre la Corée du Sud, le Japon et les États-Unis face aux menaces sécuritaires générées par la Corée du Nord de Kim Jong-un, la Russie de Vladimir Poutine, et enfin la Chine du président Xi Jinping. Les lecteurs (sud-coréens) relèveront par ailleurs que cette année, les rédacteurs de ce document sensible ont substantiellement orienté à la hausse les développements consacrés à la Corée du Sud, ceux-ci accaparant désormais près de quatre pages (contre deux dans l’édition de l’année précédente).
*Yonhap, 16 avril 2024.
Précisons ici que l’ire de Séoul à l’égard de Tokyo s’était déjà manifestée au printemps dernier, à la mi-avril, quand le ministère japonais des Affaires étrangères publiait son Livre Bleu 2024 sur la diplomatie (Diplomatic Bluebook for the year 2024). Ce document offre un aperçu du profil diplomatique national lors de l’année écoulée et présente le point de vue japonais sur les développements internationaux, notamment. Immanquablement, dans cet autre rapport annuel gouvernemental, le Japon avance à nouveau que les Dokdo font partie du territoire nippon « historiquement et selon le droit international », arguant que la Corée du Sud « continue illégalement d’occuper la zone ». Une présentation habituelle des choses qui, pour autant, ne pouvait pas laisser de marbre Séoul : « Le gouvernement [sud-coréen] proteste fermement contre la revendication territoriale illégitime renouvelée par le gouvernement japonais dans son Livre Bleu sur la diplomatie publié le 16 avril, évoquant les îles Dokdo […] et l’exhorte à la retirer immédiatement. »* Dans la foulée, comme de coutume en pareille situation, le numéro deux de l’ambassade du Japon à Séoul était convoqué au ministère des Affaires étrangères pour recevoir la doléance officielle du pays hôte.
*Cho Kuk, le chef du parti d’opposition Rebuilding Korea Party, éphémère ministre de la Justice en 2019 sous la présidence de Moon Jae-in.
Au stade de cet article, il ne s’agirait pas de laisser à penser aux lecteurs qu’en 2024, seules les autorités du « pays du matin calme » s’émeuvent – fut-ce à bon droit – de la thématique sensible des Dokdo. En effet, les autorités de l’archipel nippon ne sont pas les dernières à manifester leur humeur à ce propos à l’occasion. C’était notamment le cas au printemps dernier lors de la brève visite in situ d’un responsable politique sud-coréen*, lorsque le porte-parole du gouvernement japonais déclarait : « Il est totalement inacceptable et extrêmement regrettable que le chef d’un parti d’opposition sud-coréen ait mis le pied sur les Takeshima [Dokdo] en dépit des demandes répétées du Japon de s’abstenir [d’un tel projet]. »

En ces temps olympiques

*À défaut de médaille d’or, voilà au moins un bien rare fait d’arme à saluer pour la défiante et imprévisible République populaire démocratique, ce régime héréditaire kimiste dictatorial.
Lors des Olympiades estivales Paris 2024, parmi les 206 nations et territoires participant, la Corée du Sud et le Japon et leur contingent respectif d’athlètes, prêts à briller sur les pistes, les podiums, l’œil rivé sur les performances du voisin. Notons à ce propos que la Corée du Nord, absente lors des précédents Jeux olympiques olympiades de Tolyo 2020 (officiellement pour cause de pandémie de Covid), a cette fois été présente, avec une mince cohorte de 16 athlètes (aux trois quarts composée de sportives*).
*Yonhap, 14 juin 2021. **Province de Gangwon, à 180 km à l’est de Séoul.
Lors des Jeux d’été 2020 (organisés l’été suivant du fait de la pandémie) dans la capitale nippone, les crispations Séoul-Tokyo avaient prédominé sur l’esprit olympique, ne connaissant pas de trêve. En effet, l’Assemblée nationale sud-coréenne avait notamment adopté en amont de ces XXXIIèmes olympiades de l’ère moderne une résolution dénonçant la revendication territoriale du Japon sur les Dokdo figurant sur le site officiel des JO de Tokyo, les îlots disputés apparaissant sur la carte du parcours du relais de la flamme olympique, au mécontentement que l’on devine de Séoul. Le ministère sud-coréen de la Culture, du Sport et du Tourisme formula officiellement ses « profonds regrets »* au Comité international olympique (CIO) qui, sur le sujet, fit lui aussi naître quelque courroux du côté de la capitale sud-coréenne – dont des appels au boycott de ces olympiades organisées chez le voisin -, considérant que la mention des Dokdo sur la carte du parcours du relais de la flamme olympique relevait de « l’expression purement topographique » et qu’elle n’avait « aucune motivation politique ». Une posture qui bien entendu déçut les autorités du Sud, celles-là mêmes qui, trois ans plus tôt, avaient organisé les XXIIIèmes Jeux olympiques d’hiver à PyeongChang** du 9 au 25 février 2018, présentés par l’administration Moon Jae-in alors aux affaires comme les « Jeux de la paix ».

D’inextricable contentieux territorial à « accélérateur de détente » ?

*À savoir le ministre japonais de la Défense M. Kihara, son homologue sud-coréen Shin Won-sik et le secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin.
Dimanche 28 juillet dans la capitale nipponne, un semestre avant l’investiture à Washington du ou de la 47ème président des États-Unis d’Amérique, les ministres* de la Défense du Japon, des États-Unis et de la Corée du Sud se sont entendus sur un cadre de coopération en matière de sécurité. Il est censé « institutionnaliser » les liens tripartites en matière de défense, afin notamment d’opposer un front plus fort car plus uni à la menace nord-coréenne ne cessant de se consolider elle-même.
Fortement plébiscité par Washington, ce rapprochement entre alliés stratégiques faisant front commun face au péril nord-coréen (et à ses rares mais dangereux soutiens) est à l’été 2024 davantage soutenu par les gouvernements concernés que par leur opinion publique respective, à Séoul et Tokyo plus particulièrement. Sans l’ombre d’un doute, dans les cercles politiques, stratégiques et militaires japonais, il n’est assurément pas un responsable sérieux considérant l’hypothèse improbable autant que mal avisée d’une future mainmise de force sur les iles Dokdo. Pour quelle valeur ajoutée politique, économique, stratégique, que la troisième économie mondiale n’aurait pas déjà, pour une entreprise par ailleurs autant risquée que par avance condamnée par le concert des nations, États-Unis en tête ? Alors pourquoi ne pas plutôt en faire, au risque de surprendre quelque peu l’opinion (et l’électorat, certes), le précieux symbole d’une volonté sincère de rapprochement nippo-sud-coréen, peu important les sceptiques, les conservateurs et autres critiques ?
*On pense ici naturellement aux thématiques hautement sensibles héritées du douloureux passé colonial japonais dans la péninsule coréenne entre 1910 et 1945.
Une initiative aussi audacieuse que méritante à laquelle pourrait ou devrait notamment répondre Séoul, de son côté, par un autre geste fort en direction de Tokyo. En s’avançant à son tour hardiment et résolument sur un dossier sensible* contrariant encore aujourd’hui tout véritable élan pérenne en direction d’un printemps nippo-sud-coréen pourtant si critique à la stabilité de l’Asie orientale et aux grands équilibres sécuritaires internationaux. Qui plus est en ces temps incertains et si agités. Du côté de Séoul comme de Tokyo, mais également bien au-delà, l’Histoire saurait se souvenir d’un tel flair, d’une telle bravoure politique dont sont parfois fait les grands hommes.
Par Olivier Guillard

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.