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Analyse

Chine : quand les féministes n'ont plus le droit de cité

La féministe chinoise Xiao Meili vêtue de l'un des t-shirts qu'elle a créés, où l'on peut lire : "Voilà à quoi ressemble une féministe". (Source : Fuanna)
La féministe chinoise Xiao Meili vêtue de l'un des t-shirts qu'elle a créés, où l'on peut lire : "Voilà à quoi ressemble une féministe". (Source : Fuanna)
Ces dernières semaines, plusieurs des grandes voix du féminisme en Chine se sont vues réduites au silence, avec la fermeture en cascade de plusieurs de leurs comptes sur les réseaux sociaux chinois. Comment expliquer ce bannissement ? Certains groupes féministes rejettent le mariage et la procréation. Insupportable aux oreilles des autorités chinoises, soucieuses de relancer la natalité via l’union hétérosexuelle à l’heure du déclin démographique de la Chine.
Tout à commencé le 29 mars dernier à Chengdu, capitale provinciale du Sichuan au sud-ouest de la Chine. Jeune trentenaire, Xiao Meili est une activiste influente dans les milieux féministes sur les réseaux chinois. Ce soir-là, elle dîne avec trois amis dans un restaurant de fondue chinoise, célèbre spécialité de la ville. Incommodée par la fumée de la cigarette de son voisin, elle lui demande plusieurs fois de l’éteindre et de respecter l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Mais le fumeur et ses amis se sentent dans leur bon droit : ils n’ont aucunement l’intention d’obéir à ces jeunes femmes. La discussion s’envenime et l’homme fini par jeter sur Xiao Meili le contenu de son verre. Selon le New York Times, qui rapporte l’altercation, les deux amies sont aspergées d’eau chaude. Mais à regarder la vidéo de l’incident filmé du début à la fin par Xiao Meili, celle-ci mentionne un verre rempli d’huile – on ne sait s’il s’agit du liquide brûlant de la fondue.
Voir la vidéo de l’altercation :

Cette vidéo, Xiao Meili la poste le soir même sur les réseaux sociaux. Le tollé est double : elle reçoit une importante vague de soutien en même temps qu’elle déchaîne contre elle l’ire des trolls chinois. En vingt-quatre heures, le hashtag lié à la vidéo – #女子劝邻桌勿吸烟被泼不明液体 (« femme qui demande à son voisin de table de ne pas fumer et qui se prend un liquide non identifié ») – se retrouve en tête des sujets les plus commentés sur Weibo.
Capture d'écran du classement des hashtags les plus partagés sur Weibo le 29 mars 2021 : celui de la vidéo de l'altercation postée par Xiao Meili arrive en troisième position (#女子劝邻桌勿吸烟被泼不明液体, "femme qui demande à son voisin de table de ne pas fumer et qui se prend un liquide non identifié"). (Source : China Digital Times)
Capture d'écran du classement des hashtags les plus partagés sur Weibo le 29 mars 2021 : celui de la vidéo de l'altercation postée par Xiao Meili arrive en troisième position (#女子劝邻桌勿吸烟被泼不明液体, "femme qui demande à son voisin de table de ne pas fumer et qui se prend un liquide non identifié"). (Source : China Digital Times)
L’activiste trentenaire est assaillie par plusieurs milliers de réactions haineuses. Non contents de la traîner dans la boue, ses détracteurs finissent par retrouver le 31 mars sur la toile une photo d’elle datant de 2014 en train de tenir une pancarte affichant son soutien aux Hongkongais en marge du « mouvement des parapluies » réclamant le suffrage universel dans l’ancienne colonie britannique. Dans les heures qui suivent la republication de cette image, Xiao Meili s’aperçoit que son compte Weibo, le Twitter chinois, n’est plus accessible.
Xiao Meili tenant une pancarte en 2014 où est écrit : "Etreindre la liberté dans la tourmente ! Prier pour Hong Kong". Une image exhumée par les trolls nationalistes en 2021 pour l’accuser de défendre l’indépendance de Hong Kong. (Source : China Digital Times)
Xiao Meili tenant une pancarte en 2014 où est écrit : "Etreindre la liberté dans la tourmente ! Prier pour Hong Kong". Une image exhumée par les trolls nationalistes en 2021 pour l’accuser de défendre l’indépendance de Hong Kong. (Source : China Digital Times)
Interviewée par le New York Times, Xiao Meili reconnaît avoir été très affectée par cet incident et souffrir depuis de stress et d’angoisses. D’après le quotidien américain, après l’incident du restaurant, 23 produits vendus sur la boutique en ligne de Xiao Meili sur Taobao, l’Ebay chinois, ont été supprimés par la plateforme, en raison de leur « contenus illicites ». Ces produits dérivés comprenaient le terme « féministe ». Lorsque Xiao Meili a rapporté l’incident et ses suites sur son compte WeChat, celui-ci a également été fermé pour « violation des principes d’utilisation ».
Page d'accueil de la boutique en ligne sur Taobao où Xiao Meili vendait notamment la série de T-shirts qu'elle a créée avec l'inscription : "Voici à quoi ressemble une féministe". Entre 2014 et 2020, 2 000 exemplaires ont été vendus. (Source : Huishang)
Page d'accueil de la boutique en ligne sur Taobao où Xiao Meili vendait notamment la série de T-shirts qu'elle a créée avec l'inscription : "Voici à quoi ressemble une féministe". Entre 2014 et 2020, 2 000 exemplaires ont été vendus. (Source : Huishang)

« Confrontation entre communautés »

Ce n’est pas la fin de l’histoire. Peu après le scandale du restaurant, plusieurs féministes chinoises célèbres constatent à leur tour la fermeture de leur compte Weibo. Au total, près de 15 comptes influents, d’après le New York Times. Les principaux porte-voix du féminisme en Chine sont d’un coup réduits au silence. Deux des féministes victimes de cette suppression décident alors d’attaquer en justice pour dénoncer cette fermeture arbitraire. La première est Xiao Meili, qui porte plainte à Pékin contre Weibo le 14 avril : elle réclame la réouverture de son compte et une indemnisation de 10 000 yuans (soit 1 300 euros). La seconde s’appelle Liang Xiaowen, avocate de 28 ans basée à New York : elle accuse Weibo d’avoir enfreint le code civil chinois pour ne pas lui avoir exposé clairement les accusations à son encontre avant la fermeture de son compte.
Images postées par les internautes chinois avec le hashtag #soutienaxiaomeili. (Source : China Digital Times)
Images postées par les internautes chinois avec le hashtag #soutienaxiaomeili. (Source : China Digital Times)
Dans une déclaration du 13 avril, Weibo justifie la fermeture de quatre des comptes supprimés par la diffusion de « contenus illégaux », appelant les utilisateurs à respecter les principes de base de la plateforme. Parmi ces principes, « l’interdiction de diffuser des contenus pouvant inciter à la confrontation entre communautés ou à la culture du boycott ».
* « 国蝻 », qui renvoie à « 国男 », selon une méthode typique de contournement de la censure par l’usage d’un caractère chinois homonyme.
Les féministes chinoises ne se découragent pas. Elles dénoncent un traitement différencié des hommes et des femmes par la plateforme de microblogs face aux comportements offensant des utilisateurs. Ainsi, le terme péjoratif qu’elles utilisent pour désigner les hommes – le « mâle national » (guonan)* – a été proscrit de Weibo, alors que les menaces de viol ou les insultes telles que « salope » (biaozi, 婊子) ne sont pas censurées par les modérateurs de Weibo. D’après la féministe Zheng Churan, dont le compte a lui aussi été fermé, plusieurs de ses amies ont tenté de signaler à Weibo des propos offensants, en vain.

« Séparatisme »

Le Parti communiste chinois est toujours très vigilant à l’égard des mouvements sociaux susceptibles de remettre en question ses lois et de menacer la stabilité sociale. En 2015 déjà, Zheng Churan et quatre autres féministes (Wang Man, Wu Rongrong, Wei Tingting et Li Tingting) avaient été arrêtées pour « trouble à l’ordre public » alors qu’elles préparaient une action pour dénoncer les violences conjugales. Elles prévoyaient de distribuer des tracts dans les transports public, mais elles ont été interpellées au stade des préparatifs. Pour cela, elles risquaient jusqu’à trois ans de prison. Leur arrestation avait à l’époque été fortement dénoncée par la communauté internationale qui s’était mobilisée. Ce qui avait permis leur libération au bout d’un mois de détention.
Tracts de soutien et portraits de Li Tingting (en haut à gauche), Wei Tingting (en haut à droite), Wang Man, Wu Rongrong et Zheng Churan (en bas de gauche à droite) lors d’une manifestation appelant à leur libération à Hong Kong le 11 avril 2015. (Source : Guardian)
Tracts de soutien et portraits de Li Tingting (en haut à gauche), Wei Tingting (en haut à droite), Wang Man, Wu Rongrong et Zheng Churan (en bas de gauche à droite) lors d’une manifestation appelant à leur libération à Hong Kong le 11 avril 2015. (Source : Guardian)
Les idées du courant féministe imprègnent progressivement la société en Chine. Même s’il est encore balbutiant dans le pays, le mouvement #MeToo a représenté un premier progrès pour les féministes, qui se sont senties fortement encouragées dans leur lutte. Selon Lu Ping, activiste vétérane de la cause des droits des femmes, basée à New York, le féminisme exerce une attraction forte sur les Chinoises pour qui les autorités sont incapables de lutter contre la discrimination sexuelle et les stéréotypes sexistes. Son compte Weibo a également été fermé.
Ces fermetures massives de comptes féministes sur les réseaux sociaux marquent un tournant. Les Chinoises n’ont quasiment aucun endroit où exprimer leur colère. Elles sont donc obligées de le faire en ligne, souligne Lu Ping. Jusqu’à l’incident de Xiao Meili, des plateformes telles que Weibo avaient joué un rôle important pour permettre à celles souhaitant s’exprimer de trouver des compagnes de lutte et de se fédérer autour de communautés de femmes engagées. C’est ainsi grâce à Weibo que des femmes ont pu dénoncer des cas de violences conjugales, d’obstructions au divorce ou de discrimination sexuelle dans le monde du travail. Les questions relatives au genre sont d’ailleurs très populaires auprès des utilisateurs et figurent souvent en tête des sujets les plus discutés sur la plateforme de microblogs.
Qu’en est-il des « haters » des féministes, ceux qui les inondent de leur haine sur les réseaux sociaux ? Ces trolls sont suivis par plusieurs dizaines de milliers de personnes. Les prouesses de certains dans la haine en ligne ont même été distinguées par les médias officiels. Ils s’appuient sur une base encore plus vaste : les nationalistes, qui considèrent que n’importe quelle forme de critique est un crime de lèse-majesté contre le gouvernement chinois. Les féministes représentent des cibles faciles pour ces trolls qui agissent en escadres sur Internet, ouvrent souvent des comptes spécialement pour lancer leurs attaques coordonnées, sans que l’on sache s’ils sont manipulés directement par le pouvoir. Souvent, elles reçoivent des menaces de mort. Parfois, elle sont taxées de « séparatisme ». Soit l’un des crimes les plus graves aux yeux du Parti communiste, qu’il réserve d’habitude aux Ouïghours, aux Tibétains ou aux manifestants hongkongais pour la démocratie.

Natalité

*Douban, un des premiers réseau sociaux apparus en Chine en 2005, est une plateforme où les utilisateurs postent leurs créations artistiques en tout genre ou discutent de livres, de films ou tout autre forme d’œuvres. Elle principalement utilisée par de jeunes internautes chinois éduqués.
La réaction en chaîne se poursuit. Le 12 avril, au moins huit groupes de discussion féministes sur Douban* sont fermés par la plateforme. Ils sont accusés « d’extrémisme, de radicalisme politique et d’idéologie ». Selon Vice, la plupart de ces groupes, dont certains comptaient jusqu’à 40 000 membres, comprenaient des sympathisants du mouvement féministe sud-coréen connu sous l’abréviation « 6B4T ». « 6B » signifie pas de mari, pas d’enfant, pas de petit ami, pas de partenaire sexuel masculin, pas d’achat de produits hostiles aux femmes et le soutien aux femmes célibataires. « 4T » signifie le rejet des corsets, de la religion, de la culture otaku et des idoles. Douban a décidé de censurer le nom de code du mouvement « 6B4T ».
Même si le mouvement féministe est traditionnellement perçu par les autorités chinoises comme trivial et ne représentant pas la même menace que d’autres types d’activisme, l’intérêt croissant pour ce courant porté par de jeunes femmes éduquées a fini par attirer l’attention des censeurs. « La gouvernance sociale en Chine repose encore beaucoup sur le mariage hétérosexuel comme stabilisateur, explique Kailing Xie, chercheuse sur le genre et la politique à l’Université britannique de Warwick. Ces groupes féministes, et notamment ceux qui rejettent le mariage et la procréation, remettent en question le fondement même de cette gouvernance. »
Une famille stable, voilà ce que martèle la propagande officielle. Soucieux de préserver l’institution du mariage, le Parti a d’ailleurs récemment décidé de durcir les procédures de divorce. C’est que l’affaire est des plus sensibles au moment où le pays s’approche de son pic démographique à cause d’un vieillissement massif et accéléré. Ce mercredi 28 avril, le Financial Times révélait que la Chine était sur le point d’annoncer une baisse de sa population en 2020. Or les chiffres de la natalité sont scrutés de près à Pékin. Qui ne veut à aucun prix présenter l’image d’une nation sur le déclin. Dès le lendemain, le 29 avril, les autorités chinoises se sont donc empressés de réfuter l’article du quotidien britannique : la population chinoise a officiellement continué à croître l’an passé. Voilà un contexte qui a tout pour inquiéter les milieux féministes, qui craignent de voir les autorités inciter toujours plus les femmes à la procréation.
Par Lou Lee Po

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A propos de l'auteur
Bonne connaisseuse de la Chine, Lou Lee Po parcourt ce pays depuis une quinzaine d'années. Ses thèmes de prédilection : les droits des femmes, le tourisme et la culture chinoise.