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Série - Chine, superpuissance maritime

La Chine et les régions polaires (7/7) : la question des autochtones de l'Arctique

Åsa Larsson Blind, alors présidente du conseil Saami lors de la 10ème réunion ministérielle du Conseil de l'Arctique à Fairbanks en Alaska, le 11 mai 2017. (Source : Arctic Council Secretariat / Linnea Nordström)
Åsa Larsson Blind, alors présidente du conseil Saami lors de la 10ème réunion ministérielle du Conseil de l'Arctique à Fairbanks en Alaska, le 11 mai 2017. (Source : Arctic Council Secretariat / Linnea Nordström)
Partout où Pékin participe à façonner l’avenir autour de l’océan Arctique, de l’Amérique à l’Europe en passant par l’Asie, cela se passe dans des territoires où sont installés de longue date des peuples autochtones. La Chine, très active dans la région, assure avoir conscience de ces particularismes : le développement du Grand Nord, qu’elle appelle de ses vœux, doit tenir compte des modes de vie qui se rattachent à leur présence.

Dossier spécial : La Chine, superpuissance maritime

Le tour d’horizon d’Asialyst sur la « Chine hauturière » continue. Pour marquer à notre manière les 70 ans de la Chine populaire, nous vous proposons d’appréhender la projection chinoise en haute mer sous toutes ses composantes. Deuxième volet : « La Chine maritime dans les régions polaires ».

Entre la signature du traité du Svalbard dans les années 1920 et l’établissement des deux premières stations chinoises en Antarctique dans les années 1980, on ne peut pas dire que l’empire du Milieu se soit passionné pour ces territoires. Mais les temps ont changé.

Retrouvez l’intégrale de notre série « La Chine, superpuissance maritime » et toute la saison 2, « La Chine et les régions polaires ».

Angry Birds et la Chine à la conquête de l’Europe

*Endonyme désignant le territoire saami : la Laponie, celui-ci ayant désormais une connotation péjorative.
Une idée a germé il y a quelques années en Finlande : la construction d’une ligne de chemin de fer pour connecter l’océan Arctique au réseau ferroviaire finlandais, depuis Kirkenes, sur le rivage nord de la Norvège, jusqu’à Rovaniemi, en Laponie. Ces 495 kilomètres de voies traverseraient ainsi tout le Sápmi*. L’objectif est toujours le même : relier commercialement l’Asie à l’Europe par le Grand Nord. Cette ligne permettrait en effet d’acheminer, via la terre ferme en direction de certains marchés du continent européen, des marchandises arrivées d’Orient par les nouvelles voies maritimes de l’Arctique, sans avoir à contourner par bateau tout le nord de la Scandinavie.
La Chine n’est pas directement concernée par ce projet d’investissement, mais elle y prête une attention particulière. Nous l’avons vu dans nos précédents articles, la possibilité de mieux insérer l’Arctique, jusqu’à maintenant en marge de la globalisation, fait des émules du côté du monde des affaires du géant asiatique. Ce dernier espère pouvoir s’enorgueillir d’avoir participé à la mise en œuvre de ces fameuses routes maritimes espérées dans le Grand Nord, utiles à tous, et notamment aux populations locales dans le futur. Les passages du Nord-Est et du Nord-Ouest constitueraient, beaucoup le croient, une alternative aux routes traditionnelles du Sud, via Malacca/Suez d’un côté, et Panama de l’autre.
La ligne Kirkenes-Rovaniemi viendrait compléter un autre projet, assez fou, lancé en mars 2019 et qui concerne, cette fois directement, la Chine. En effet, le fond d’investissement finlandais Finest Bay Area Development signait il y a deux ans un Memorandum of Understanding (un accord de principe, MoU) avec des investisseurs chinois, Touchstone Capital Partners, afin de construire 100 kilomètres de tunnel sous-marin entre Helsinki, en Finlande, et Tallinn, en Estonie, pour 15 milliards d’euros. Une initiative privée portée par deux Finlandais : le multimillionnaire Peter Vesterbacka et l’homme d’affaires Kustaa Valtonen. Le premier a fait fortune, il y a quelques années, grâce à un jeu devenu célèbre dans le monde entier, Angry Birds.
En additionnant ces deux projets, il devient alors possible d’envisager le schéma suivant : décharger des marchandises asiatiques à Kirkenes, puis les envoyer par le train dans tout le Vieux Monde. Les enjeux sont donc clairement internationaux, mais ils impliquent d’abord ceux qui vivent sur place, sur le tracé, depuis des siècles. Autrement dit, les Saamis. Or, en juillet 2018, la présidente du parlement saami de Finlande, Tiina Sanila-Aikio, expliquait à Reporterre que son peuple était contre la ligne Kirkenes-Rovaniemi. Si ce projet a lieu, disait-elle, « nous allons tout perdre ». Cette ligne créera « une séparation entre trois groupes de langues : le saami du Nord, le saami skolt et le saami d’Inari ». « De plus, il coupera en deux les zones d’élevage de rennes. »
*Arguments légaux fondés sur des textes internationaux, tels que la Convention n°169 (en anglais ILO 169), de l’Organisation internationale du travail (OIT), de nature contraignante mais seulement ratifiée par la Norvège. Non contraignante, la Déclaration des droits des peuples autochtones de 2007 peut aussi devenir un outil juridique pour les peuples autochtones.
Le mode de vie traditionnel des Saamis reste, en effet, intimement lié à l’élevage de rennes. Ces animaux vivent en liberté dans de grands espaces sauvages en fonction des huit saisons établies par les Saamis selon le cycle de ces cervidés. « Une ligne de chemin de fer au milieu des forêts lapones compliquerait la libre circulation des rennes », insiste Sini Harkki, directrice de Greenpeace Finlande. Et Tiina Sanila-Aikio d’assurer que, de toute façon, la Constitution de la Finlande, et notamment sa Section 17 consacrant le principe de respect de la culture traditionnelle*, mettra « un coup d’arrêt au projet ».
Ministry of Transport and Communications. « Final Report of the Joint Working Group Between Finland and Norway on the Arctic Railway ». Serial publication. Helsinki, Finland: Ministry of Transport and Communications, 11 février 2019.
Les derniers développements de cette opposition sont plutôt en faveur des Saamis réfractaires. En février 2019, un rapport finno-norvégien indiquait qu’en l4état actuel, et selon les projections les plus réalistes, le projet ferroviaire ne serait commercialement pas rentable*, la ligne ne pouvant être opérationnelle que dans une quinzaine d4années au minimum. Et selon la même source, les volumes les plus réalistes (environ 2,5 millions de tonnes par an) ne permettraient pas de justifier les coûts de maintenance des infrastructures, élevés de surcroît du fait des conditions polaires de cet environnement.
En septembre 2019, au micro d’Eilís Quinn, Peter Vesterbacka s’est montré décidé à porter l’idée d’un transit finlandais entre l’Asie et l’Europe jusqu’au bout. Mais si ce dernier ne désarme pas – il a relancé son projet en mai 2019, trois mois après la sortie du rapport binational -, les Saamis se sont depuis constitués en groupe transnational pour signaler expressément leur opposition, d’un côté aux autorités finlandaises, et de l’autre aux autorités norvégiennes.
Parvenir à une issue prendra donc encore de nombreuses années : études de faisabilité, études d’impacts environnementaux, expropriations et recours légaux retarderont la mise en chantier. D’ailleurs, signe que les autochtones de l’Arctique ont voix au chapitre, même Pål Gabrielsen, maire-adjoint de Kirkenes, semble désormais moins enthousiaste. Sa localité, qui se rêve en grand port des relations avec l’Asie, n’a pourtant jamais caché son intérêt pour les capacités d’investissements chinoises. Cependant, « écouter les éleveurs de rennes est vital dans ce processus, si processus il y a », explique l’élu local.
Les Saamis dans la gouvernance arctique. (Sources : Norskpolarinstitut, Le Monde diplomatique. Réalisation : Mayline Strouk, Groupe d'Etudes Géopolitiques Nordiques.)
Les Saamis dans la gouvernance arctique. (Sources : Norskpolarinstitut, Le Monde diplomatique. Réalisation : Mayline Strouk, Groupe d'Etudes Géopolitiques Nordiques.)

Les autochtones : identités et affirmation politique

Les premiers occupants des territoires arctiques, aux conditions hostiles, sont parfois des peuples millénaires. Parmi la myriade de populations entourant l’océan, on distingue trois grandes catégories selon leur répartition géographique : les peuples inuits sont installés au Groenland, au Canada et aux États-Unis ; les Saamis se trouvent dans le nord de l’Europe, et ceux que l’on réunit communément sous la bannière des « petits peuples du nord de la Russie » sont, comme leur nom l’indique, en Sibérie. Nomades ou semi-nomades, ces populations se sont accommodées des températures les plus extrêmes et à des environnements plus que rudes.
Partout où la Chine prépare, avec d’autres, le futur de l’Arctique, cela concerne en partie ces populations autochtones, à l’instar des Saamis en marge des projets ferroviaires dans le nord de l’Europe. Que la Chine participe, de manière directe ou indirecte, à d’autres projets d’infrastructures tels que la construction de routes, de ports, de plateformes d’extraction, d’oléoducs, de gazoducs, ou même à la promotion du tourisme, de la recherche, de l’exploration, et ce quel que soit le pays concerné, cela prend place sur des terres autochtones. Ces projets se multiplient, mais on le voit, les autochtones ne sont pas des sans-voix au sein des systèmes de gouvernance de la région.
Avant tout, les autochtones sont représentés au sein du Conseil de l’Arctique (CA), au nombre de six. On y retrouve l’Association aléoute internationale, le Conseil arctique de l’Athabaska, le Conseil international des Gwich’in, le Conseil circumpolaire inuit, l’Association des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient de la Fédération de Russie, et le Conseil saami. Comme le rappelle la page internet dédiée, sur le site du CA, à ces « participants permanents » du Conseil, sur 4 millions d’habitants vivant au-delà du cercle polaire arctique, 500 000 sont des autochtones, soit 12,5 %.
La déclaration d’Ottawa, de 1996, est le document conjoint aux huit États arctiques qui fondent ce forum de gouvernance incontournable dans la région. Fondateur, le document « reconnaît et apprécie les contributions des participants permanents », dès les clauses dites préambulaires, ainsi que la présence, l’importance, la contribution et l’implication des populations autochtones.
Asa Larsson Blind, alors présidente du Conseil Saami, en mai 2019. (Source : Conseil de l'Arctique)
Asa Larsson Blind, alors présidente du Conseil Saami, en mai 2019. (Source : Conseil de l'Arctique)
Certes, ces six participants permanents ont, dans le CA, un statut moins élevé que les huit États membres du forum que sont le Canada, le Danemark, les États-Unis, la Finlande, l’Islande, la Norvège, la Russie et la Suède. Mais il surplombe celui des « observateurs », tels que la Chine ou la France. Leur statut leur ouvre un droit de consultation dans toutes les négociations et décisions prises par les États membres ; un droit refusé aux observateurs. Dès 1994, les participants permanents se sont d’ailleurs vu attribuer un secrétariat permanent, dit Indigenous Peoples’ Secretariat (IPS). Cela a joué un rôle important dans la création du CA lui-même, en 1996. C’est ainsi que les peuples autochtones institutionnalisèrent leur participation à la gouvernance de l’Arctique.
La République populaire de Chine est consciente de la présence et de l’importance politique des autochtones dans la région. Le « livre blanc » chinois de 2018, consacré à la participation du régime communiste aux affaires de l’Arctique, en témoigne : il mentionne en effet sept fois les autochtones, insistant sur le fait que la RPC cherche à développer le Grand Nord en coopération avec les États de l’Arctique, « tout en respectant les traditions et les cultures des résidents de l’Arctique, incluant les peuples autochtones et tout en conservant leur environnement naturel ». Alors, de quoi faudrait-il s’inquiéter ?
Le détroit de Davis qui sépare le nord du Canada et le Groenland. (Source : Gouvernement canadien)
Le détroit de Davis qui sépare le nord du Canada et le Groenland. (Source : Gouvernement canadien)

Au Canada, entre méfiance et opportunités

*’incident avait fait grand bruit, les renseignements, les militaires et les administrations en charge ayant tous été surpris, et des éléments troublants (un témoignage rapportant la présence d’armes en quantité « excessive »). Un article de Sébastien Pelletier et Frédéric Lasserre reprend et synthétise les versions divergentes et les incohérences à propos de cette irruption arctique du Xue Long. Sébastien Pelletier et Frédéric Lasserre, « Intérêt de la Chine pour l’Arctique : analyse de l’incident entourant le passage du brise-glace Xue Long en 1999 à Tuktoyaktuk, Territoires du Nord-Ouest », in Mondes Chinois, 1 (41), 2015.
Les rêves pharaoniques d’un chemin de fer allant jusqu’à Kirkenes d’un côté, et jusqu’à Tallin de l’autre, sont loin de constituer l’unique point de contact entre ces multiples populations et la superpuissance économique asiatique. Dès l’été 1999, le petit village inuit de Tuktoyaktuk, sur la côte arctique du Canada, fit une rencontre imprévue. Un brise-glace chinois arriva en effet en provenance du détroit de Béring, à l’Ouest. C’était le Xuelong, lors du tout premier voyage des Chinois dans l’océan Arctique. L’incapacité des autorités canadiennes à tracer le navire, en amont, avait d’ailleurs créé la polémique dans le pays*.
Plus à l’Est, cette fois-ci sous le regard mieux préparé des autorités canadiennes de l’époque, les habitants d’un autre village clé du monde autochtone canadien, Kugluktuk, firent la même rencontre un matin de l’été 2017. Au sortir des brumes glacées, en provenance du passage du Nord-Ouest qui traverse tout le continent, le Xuelong était de retour, dans l’autre sens. Lors de sa 8e expédition dans l’Arctique, le Dragon des neiges achevait alors une circumnavigation dans l’océan. Le ministère canadien des Affaires étrangères avait, cette fois sans incident, accédé à la requête chinoise de naviguer dans ces eaux.
Dans ce genre de cas, les populations autochtones sont les simples spectateurs de premier plan de grands enjeux politiques relatifs à la souveraineté, au renseignement, à l’application du droit national des pays concernés. Et ce, face à la Chine ou face à n’importe quelle autre puissance revendiquant son droit de naviguer près de leurs terres.
Mais à l’aune de ces voyages d’exploration, les habitants du village de Qikiqtarjuaq ont, pour leur part, bon espoir de voir un jour voguer des Chinois dans leur zone. Ces Inuits de l’île de Baffin, à l’autre bout du passage du Nord-Ouest, possèdent trois chalutiers. Or, sans port adapté, ces navires doivent accoster à des centaines de kilomètres au loin, sur une autre rive, et donc dans un autre pays, au Groenland. La curiosité des Chinois, et leurs capacités d’investissement, font parfois espérer des infrastructures, dans des situations locales où elles manquent cruellement. À ce jour, le passage du Nord-Ouest, canadien, reste très peu fourni et bien plus difficile, si l’on compare avec le passage du Nord-Est, situé le long de la côte russe.
*Marc Godbout, « La Chine à la conquête de l’Arctique », Radio Canada, 24 mai 2019.
Un port en eaux profondes dans le village de Qikiqtarjuaq* pourrait avoir un bénéfice de long terme. Car cette localité est positionnée le long du détroit de Davis, couloir stratégique dans ce passage du Nord-Ouest encore en défrichement. En 2019 sur Radio Canada, John Metuq, responsable du développement économique local, déplorait l’isolement des lieux : « Nous avons plein d’idées, mais nous sommes souvent oubliés, ignorés et désavantagés. » Sentiment d’abandon sur lequel la Chine pourrait s’appuyer pour nouer des relations avec des acteurs locaux, quitte à risquer l’incident diplomatique avec les autorités nationales ?
À l’époque, John Metuq répondait prudemment à cette question : « Nous avons eu des discussions avec des investisseurs étrangers, principalement des Chinois. Oui, nous avons exploré des possibilités, mais nous n’avons rien scellé. » Selon le représentant inuit, « la communauté voit dans ces projets un véritable catalyseur socio-économique. » Sans perspective purement canadienne, le hameau isolé pourrait bien se retrouver face à un dilemme, faisait-il valoir, parce que la Chine « n’est pas notre premier choix », que c’est « très tentant de sauter sur une occasion comme celle-là », mais qu’il faut se montrer « très prudents ». De l’impératif de protéger des contrées sauvages, tout en trouvant des voies d’insertion économique et sociale aux populations qu’elles abritent.
Autre illustration, toujours au Canada où, de nos jours, la Chine est également très présente dans un secteur plus prosaïque de la vie économique régionale : l’industrie minière. Les sous-régions arctiques sont en effet des terres à fort potentiel d’exploitation. Les projets d’infrastructures y nécessitent de lourds investissements, et les entreprises chinoises y sont généralement les bienvenues. Cela concerne encore et toujours les autochtones, puisque ces derniers vivent sur place. Une aubaine pour eux ? Difficile de répondre à cette question de manière chiffrée, les études sur les latitudes arctiques étant rares. Exception notable, un rapport de 2018 portait sur deux projets miniers : le projet Raglan et le projet de la baie de Voisey. D’après ce dernier, jusqu’à 18 à 20 % d’Inuits étaient employés dans la mine de Raglan, et 10 % d’Inuits par la société Canadian Royalties. Au Nunatsiavut, le taux d’emploi d’Inuits était compris entre 42 et 45 %.
Pour autant, en tenant compte du danger environnemental venant avec l’extraction minière, difficile de dire que le jeu en vaut la chandelle. « Les Kangirsujuamiut, Sallumiut, Puvirnitumiut et les Nunavimmiut en général, ont dû apprendre à vivre avec les retombées socioéconomiques et environnementales des projets miniers, note ainsi le chercheur Pierre Philie, dans une étude* de 2013. Si leur perception de l’activité minière au Nunavik a évolué avec le temps, l’importance qu’ils accordent à la protection de l’environnement, elle, ne s’est pas érodée. »
Il y a une certaine méfiance des Inuits envers la Chine. Même si l’extraction minière donne quelques emplois, et même si ces compagnies minières reversent des subsides aux communautés, il n’en demeure pas moins que tout ce qui touche à l’environnement peut susciter l’inquiétude chez les populations autochtones, à juste titre. Il y a donc une certaine réserve, en particulier envers les compagnies minières chinoises au Nunavik.

En Sibérie, chez le pionnier régional russe

*Le bois de velours est le bois cartilagineux des jeunes cervidés, doté de dents arrondies caractéristiques (car le bois n’est pas encore calcifié) et recouvert d’une « peau » veloutée à laquelle il doit son nom. **Chercheur en anthropologie à l’Université de Laponie et spécialiste des peuples nomades d’Asie du Nord.
En Russie, les peuples autochtones font face, de longue date, aux mêmes opportunités venant de l’extérieur que les autres grands groupes de populations, ainsi qu’aux mêmes dangers qui, éventuellement, pourraient s’y rattacher. Pour ce qui concerne les Nenets, peuple samoyède de Sibérie, le lien avec la Chine remonte d’ailleurs à loin en arrière, sous forme d’échanges commerciaux. « Des marchands chinois commercent depuis longtemps avec les éleveurs de rennes nenets afin de se procurer du bois de velours »*, nous apprend l’anthropologue** Florian Stammler. Ce produit est utilisé en Asie comme fortifiant, et occasionnellement comme aphrodisiaque. » Il est d’ailleurs connu en Chine sous le nom de lù róng (鹿茸).
Beaucoup plus à l’Est et au Sud, de l’autre côté de la Sibérie, dans l’immensité des peuples composant la Russie, on trouve les Iakoutes turcophones, majoritaires dans la république de Sakha, l’une des zones habitées les plus froides du globe. « Les relations entre la Chine et les Iakoutes est plus élaborée, car ils sont géographiquement beaucoup plus proches de l’Asie, rapporte Florian Stammler. Après la chute de l’Union soviétique, il y a eu une vague d’immigration chinoise vers Iakoutsk, la capitale de la république de Sakha, l’ancienne Iakoutie. »
Ces immigrants ont ouvert des commerces et créé un marché chinois, toujours actif de nos jours, qui approvisionne Iakoutsk en produits asiatiques. « Les Chinois se sont adaptés à ce nouvel environnement avec une facilité déconcertante, note Florian Stammler. Quand vous allez au marché chinois, vous remarquez tout de suite que beaucoup de vendeurs parlent iakoute – et pas nécessairement russe, d’ailleurs. » Les deux peuples se sont si bien entendus que désormais, beaucoup de produits estampillés « iakoutes » sont en fait produits en Chine. C’est notamment le cas des bottes en peau de renne : l’animal est dépecé sur place, sa peau est vendue en Chine, où l’on coud les bottes avant de les renvoyer là-bas pour qu’elles soient vendues comme un produit typiquement iakoutsk.
Dans l’équation arctique de la Chine, les Nenets et autres populations autochtones n’y sont pas uniquement par ce commerce. Les Nenets vivent notamment dans la péninsule de Iamal. Or, cette dernière est bien connue pour le développement du fleuron énergétique russe : la ville-usine gargantuesque de Yamal LNG. Le gaz naturel est essentiel dans le modèle économique du plus grand pays du monde. Et dans la péninsule, on trouve justement du gaz en quantité abondante ; il est ensuite liquéfié puis acheminé par des oléoducs tels que Force de Sibérie, vers la Chine, ou par des navires super-méthaniers résistant à la glace de mer.
« Il y a des enjeux économiques importants pour les Chinois en terres nenets, poursuit Florian Stammler, mais ce ne sont pas les autochtones qui tiennent les rênes. Si des entreprises chinoises sont implantées sur le terrain et font de l’extraction minière, il s’agit d’un partenariat entre la Russie et la Chine, qui n’a pas vraiment de retombée économique pour les autochtones. Très peu de Nenets travaillent dans ces usines. » L’anthropologue explique qu’il y a bien un trafic maritime accru, avec ces supertankers faisant plus d’allers-retours sur la Route maritime du Nord, le nom officiel du passage du Nord-Est. Mais peu importe que ces navires soient chinois. Les rejets de carburant ou la pollution sonore sont les mêmes, quels que soit le pavillon battant sur ces navires hauts comme des immeubles.
Indépendamment de la Chine, ces dégradations de l’environnement prennent ailleurs en Russie des proportions catastrophiques. Les peuples autochtones de la région de Mourmansk sont des Saamis, tandis que des Nenets, les Nganasan, Entsy, Dolgan et Evenki vivent dans la péninsule de Taïmyr, en Sibérie. Deux régions où opère le groupe Nornickel, sans grande considération pour un environnement où les populations dépendent fortement de la nature. En juin 2020, une marée rouge a pollué la rivière Ambarnaya, dans la péninsule de Taïmyr, provoquée par la négligence de cette compagnie. Les réservoirs de diesel, rapporte cet article du Centre for Eastern Studies, n’ont jamais été modernisés depuis leur installation dans les années 1970.
Pipeline à Novyy Urengoy, ville située à 60 km au nord du cercle polaire et qui vit au rythme de Gazprom, le géant du gaz russe. (Source : Anton Romanko, Flickr)
Pipeline à Novyy Urengoy, ville située à 60 km au nord du cercle polaire et qui vit au rythme de Gazprom, le géant du gaz russe. (Source : Anton Romanko, Flickr)
Dmitry Berezhkov est un des experts travaillant avec le réseau d’activistes et d’experts Aborigen-Forum. Au mois d’août 2020, ce collectif a publié une lettre ouverte à l’attention de l’Américain Elon Musk, en réaction à un appel du milliardaire, PDG du groupe Tesla, qui se disait prêt à ce que l’entreprise donne « un contrat colossal pour une longue durée si vous minez du nickel efficacement et de façon respectueuse de l’environnement ».
La lettre du collectif Aborigen-Forum décrit des scènes tout droit sorties des pires dystopies : « Les terres des peuples autochtones appropriées par les compagnies pour les exploiter industriellement, ressemblent désormais à des paysages lunaires, et l’usage traditionnel de ces territoires est devenu impossible. » Berezhkov explique au Barents Observer à quel point il est difficile pour les peuples autochtones de Russie de se faire entendre. C’est particulièrement le cas au CA, où le Kremlin aurait un contrôle total des représentants des peuples autochtones et de leurs propos. « En réalité, ils ne portent aucune attention aux peuples autochtones et à leurs droits sur les terres », résume Dmitry, avec une pointe de pessimisme.

Les Saamis et la désillusion du durable

Sur cette photo publiée en 1928, des Saamis déjeunent au bord d'un fjord à Lyngen, dans le comté de Troms, au nord-est de la Norvège. (Source : Wikimedia Commons)
Sur cette photo publiée en 1928, des Saamis déjeunent au bord d'un fjord à Lyngen, dans le comté de Troms, au nord-est de la Norvège. (Source : Wikimedia Commons)
Comme les Nenets et les Iakoutes, « les Saamis n’ont jamais vécu en autarcie, rapporte Nuccio Mazzullo, chercheur en anthropologie sociale au Centre arctique de l’Université de Laponie. Le commerce international a toujours joué un rôle très important dans leur histoire. » En la matière, aujourd’hui en Arctique, en particulier dans les pays scandinaves, la manne touristique est devenue très importante, et la clientèle chinoise, cruciale. En théorie, selon des projections effectuées avant la pandémie de Covid-19, le nombre de touristes chinois en Finlande devrait tripler au cours de la prochaine décennie, tendance soutenue par la multiplication des vols de la compagnie nationale Finnair entre l’Asie et l’Europe, via la capitale, Helsinki. Une aubaine : les Chinois dépensent en moyenne trois fois plus que les autres visiteurs.
Souhaitant surfer sur la tendance nordique, « Republic of Santa Claus » est un projet de parc d’attractions en réflexion, qui dit prendre au mot la tradition du père Noël, que l’on a su imprégner avec le temps du folklore finlandais. Ce parc d’attractions « créerait indirectement 20 000 emplois, devenant le plus gros employeur de la région », expose un article de Mayline Strouk. S’implantant sur plus de 7 000 hectares, et nécessitant un milliard d’euros d’investissements, le parc placerait l’Arctique finlandais au cœur de la mondialisation des mobilités, des capitaux et des idées. Ce projet voudrait propulser la région dans une autre dimension, le site officiel clamant qu’il serait possible d’attirer quelque 10 millions de visiteurs annuels…
Bien qu’il ait ramené le chômage à Rovaniemi à son plus bas depuis 30 ans, le tourisme de masse suscite l’inquiétude, dans une population qui chérit sa tranquillité et son rapport privilégié à la nature. Jussa Seurujarvi, éleveur de rennes à Partakko, un village de la Finlande arctique, explique ainsi à Eilís Quinn, pour Radio Canada, que « l’école maternelle saamie a eu des problèmes parce que les touristes pensent que c’est un magasin de souvenirs et qu’ils peuvent venir prendre des photos en toute liberté. » Tiina Sanila-Aikio, citée cette fois par l’AFP, s’indigne aussi : « Presque chaque jour, des gens demandent où on peut voir des chamans, où sont les sorcières saamies… […] C’est une légende créée de toute pièce et entretenue par l’industrie touristique. »
En 2018, le parlement saami a publié des recommandations : le « tourisme culturellement responsable en territoire saami ». Le but est de sensibiliser aux clichés dont sont victimes les Saamis, auprès des entreprises touristiques et des étudiants en tourisme. Les sept principes vont de l’obtention du consentement d’une personne saamie avant de la prendre en photo lors de ses activités quotidiennes, à la non-utilisation du peuple ou de la culture saamie comme élément exotique de promotion. Reste à espérer que cela aidera à canaliser des flux qui pourraient bien aller croissants de touristes internationaux, et notamment chinois.
Par Joaquim Gaignard

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A propos de l'auteur
Licencié de Paris 1 Panthéon-Sorbonne en histoire, Joaquim Gaignard est étudiant en Master de Relations Internationales à l'école doctorale de Sciences Po. Ses thèmes géopolitiques de prédilection : l'Asie, la Chine, les régions polaires, les relations diplomatiques et le transnational.