Politique
Tribune

La présidence Biden, une source d’inquiétude pour Taïwan ?

La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen doit-elle regretter la fin de l'ère Trump et l'arrivée d'une administration Biden ? (Source : Asia Nikkei)
La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen doit-elle regretter la fin de l'ère Trump et l'arrivée d'une administration Biden ? (Source : Asia Nikkei)
Trump l’a répété sans relâche pendant la campagne présidentielle américaine : contrairement à lui, Joe Biden est « faible sur la Chine ». Pour Taïwan, l’élection du démocrate serait donc catastrophique : fini le soutien ferme de Washington à Taipei, ce serait le retour des compromissions américaines sur l’ancienne Formose pour obtenir de la Chine une coopération sur l’action climatique. Taïwan doit-elle regretter l’ère Trump ? Pas sûr, montre dans cette tribune le chercheur Jean-Yves Heurtebise.
Alors que les États américains où le vote avait été serré reconnaissent un à un de façon officielle et bipartisane les résultats des élections et que les recours juridiques de l’équipe de l’ancien président Donald Trump perdent de leur allant et de leur mordant, il semble légitime de considérer Joe Biden comme le prochain président des États-Unis. Avec la mise en place de l’équipe gouvernementale qui prendra ses fonctions définitivement le 20 janvier prochain, la future administration Biden prend forme dans une certaine continuité avec la présidence Obama dont il était le vice-président. Aux postes clés de l’action climatique, des Affaires étrangères et du Trésor, on trouve John Kerry, Antony Blinken et Janet Yellen, des personnalités politiques expérimentées et résolument tournées vers l’international. Autant de motifs de satisfaction d’un point de vue européen, après quatre années d’un mandat Trump éprouvant par son style et ses prises de position isolationnistes : retrait de l’accord sur le climat, retrait de l’accord sur le nucléaire iranien, abandon du TTP (Traité Trans-Pacifique) ayant laissé le champ libre au RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) dont la Chine est, avec le Japon, le membre principal.
La question qui se pose dans ce contexte peut paraître étrange, paradoxale, pour ne pas dire provocatrice : Taipei doit-il s’inquiéter de la fin de l’ère Trump ? Avant de juger hâtivement le présupposé apparent – « comment peut-on regretter Trump ? » -, il convient de se mettre dans la position formosane pour comprendre dans quelle mesure cette question peut se poser.

Séparer les dossiers

Du point de vue de Taïwan, les États-Unis constituent aujourd’hui le seul « obstacle » concret à une invasion armée soudaine de son territoire par la République populaire de Chine. Ce qu’un président à Washington peut faire au niveau national est beaucoup moins décisif du point de vue formosan. Alors qu’un Européen, qu’il soit français ou allemand, va être informé très vite de tout événement concernant la politique intérieure américaine et va le plus souvent réagir négativement face à ce qu’il perçoit comme une atteinte aux droits des travailleurs, des femmes ou des minorités, la perception taïwanaise est surtout centrée sur la politique étrangère. Or, quoi que l’on pense de Trump, de ses tweets, de son rapport problématique à la vérité, le fait est et demeure que les États-Unis sous sa présidence ont apporté un soutien à la République de Chine (nom officiel de Taïwan) qui dénote par rapport à l’implication plus mesurée de ses prédécesseurs, que ce soit Barack Obama ou George Bush Jr. Ce ne sont pas que les ventes d’armes qui ont connu ces deux dernières années un essor exceptionnel : système de missile Harpoon, chars Abrams ou F-16. C’est l’arsenal juridique qui s’est renforcé de façon décisive : le Travel Act qui permet les rencontres de haut niveau (matérialisé par la visite en 2020 d’Alex Azar, secrétaire américain à la Santé et aux Services sociaux, et de Keith Krach, sous-secrétaire d’État pour la Croissance économique, l’Énergie et l’Environnement) ; le Taipei Act qui vise à soutenir les alliés diplomatiques de Taïwan pour stopper l’hémorragie de la rupture des relations diplomatiques (7 alliés perdus et repris par la Chine lors de la première présidence Tsai Ing-wen). Sans oublier le contexte d’une administration Trump qui, en la personne de Mike Pompeo, a multiplié les critiques à l’égard du traitement par la Chine des Ouïghours au Xinjiang et des manifestants à Hong- Kong, tout en devenant le fer de lance du « containment » de la high-tech chinoise avec la mise au ban de Huawei dans l’accès à la 5G.
De quoi regretter Trump et craindre un essoufflement et un assouplissement avec Biden ?
Il faut d’abord distinguer la personne du président de son administration. Celle-ci est constituée d’un ensemble d’experts qui peuvent ne pas apprécier le style présidentiel mais agissent dans le but de préserver les intérêts des États-Unis (et, si possible, ses alliés) dans le monde. Ensuite, il ne faut pas oublier que Trump semblait fort inquiétant pour Taïwan : au départ, tout le monde craignait qu le président-entrepreneur ne « vende » Taïwan pour « acheter » les faveurs de la Chine. De fait, Trump ayant plusieurs fois exprimé son admiration pour les dirigeants autoritaires tels que Vladimir Poutine, Xi Jinping ou Kim Jong-un, on pouvait penser qu’il pourrait sacrifier sans sourciller la survie d’une démocratie de 23 millions d’âmes pour un bon « deal » avec Pékin qui permettrait de donner des emplois (ou des biens bon marché) au peuple américain. Pourtant, il n’en fut rien.
Paradoxalement, c’est la même crainte « transactionnelle » qui se fait jour avec la présidence Biden. L’ex-vice-président d’Obama sacrifiera-t-il Taïwan pour un bon « deal » sur le climat – étant donné que la Chine qui émet plus du quart (28 %) des émissions mondiales de CO2 en est le partenaire essentiel ? Sans doute, en effet, pour Trump, sortir des accords de Paris, c’était aussi enlever à la Chine un moyen de pression sur d’autres sujets de négociations. La crainte concernant Biden et Kerry parait d’autant plus sérieuse que la cause serait juste et que les Européens n’y trouveraient rien à redire. L’administration Biden va-t-elle réussir à « séparer les dossiers » et arriver à progresser sur le climat avec la Chine sans devoir s’effacer sur d’autres fronts devant elle ? C’est la question.

Fin du repoussoir américain

*Traduction de l’auteur.
S’il est impossible de répondre précisément, d’autres éléments peuvent être à même de rassurer Formose. Tout d’abord, le tournant « anti-Chine » de Trump n’est pas qu’un fait Républicain. Tous les décrets sur Taïwan ont été votés avec la majorité des deux camps. Ensuite, Biden et son probable secrétaire d’État Antony Blinken ont affirmé de façon claire que la Chine restait, avec la Russie, le principal rival des États-Unis. Comme le disait Blinken dans son dialogue avec Walter Russell Mead en juillet dernier, « il y a un consensus croissant entre les partis sur le fait que la Chine pose une série de nouveaux défis et que le statu quo n’est pas tenable, en particulier en ce qui concerne les pratiques commerciales et économiques. »* Blinken ne remet pas en cause la vision de la Chine dans l’administration Trump mais seulement la manière de s’y prendre pour mieux la « contenir » : « La façon dont le président Trump a dirigé le pays a affaibli, et non pas renforcé, nos alliances, en particulier en Asie. […] La Chine vise à affirmer son propre leadership dans les institutions internationales à nos dépens. Or notre retrait de presque toutes les institutions auxquelles vous pouvez penser a été une opportunité pour la Chine. »*
Enfin et surtout, si les États-Unis ont opté pour une position de confrontation après des années d’accommodement, ce n’est pas simplement dû aux aléas de l’alternance démocratique, ni à la présence de « faucons » aux côtés de Trump (comme John Bolton, parti ensuite avec fracas). Mais c’est d’abord lié à un changement affectant la Chine avec l’accès au pouvoir de Xi Jinping. La concentration des pouvoirs autour de Xi est cause et conséquence d’une telle « radicalisation » : le régime ne cesse de représenter, en interne, le pays comme menacé par des forces extérieures visant à le détruire ; toute « réticence » de pays de l’OCDE à obtempérer aux demandes Pékin (notamment en ce qui concerne ce qu’elle estime être son espace vital en mers de Chine) est perçue comme une tentative de « déstabilisation ». Une Chine sûre de sa force qui clame haut et fort que seule une gouvernance « à la chinoise » peut sauver l’humanité de la « décadence occidentale », telle est la principale raison d’un changement d’attitude qui ne concerne pas que Washington, mais aussi Canberra, Ottawa et New Dehli, voire Paris ou même Berlin. Sans changement notable côté chinois, il est peu probable qu’on assiste à un retournement spectaculaire côté américain.
Sans doute le soutien des États-Unis à Taïwan sera moins visible, mais il est peu probable qu’il devienne moins ferme et moins constant. D’autant que la bataille technologique autour de la 5G a fait du Taïwanais TSMC, le premier fabricant de circuit intégré au monde, un enjeu stratégique du monde de demain qu’il convient de ne pas laisser aux mains d’un rival décidé et ambitieux.
Même si Trump et son électorat peuvent penser que Biden est une aubaine pour la Chine, rien n’est moins sûr en termes de soft power. Il faut se rappeler que les médias chinois avaient utilisé l’argument de l’élection de Trump pour « démontrer » la faillite du système démocratique à l’occidentale qui n’assurerait pas, lui, la promotion des meilleurs. La contestation du processus électoral par Trump a été lue en Chine comme la « preuve » de l’échec du recours au suffrage universel pour déterminer le destin d’une nation. Bien sûr, Pékin ne manquera pas d’interpréter tout « trouble » se produisant aux États-Unis, « bavures » policières ou « Black lives matter », comme le signal « céleste » d’un changement dynastique dans la gouvernance du monde dont la Chine est prête à assumer la direction. Mais on peut espérer que Biden donnera moins de grain à moudre aux idéologues chinois sur un déclin de l’Occident.
*Traduction de l’auteur.
De fait, Blinken est conscient du problème : « Quand notre propre démocratie paraît faible, en désarroi, qu’elle semble ne pas agir pour son peuple et que les gens remettent en question sa légitimité, c’est sans doute une bonne chose pour la Chine parce que notre modèle du coup devient moins attrayant qu’il ne devrait l’être. »* On ne va pas s’attendre à des États-Unis devenus exemplaires grâce à Biden mais quelques efforts en termes d’image pour ne plus être désignés comme repoussoir serait déjà un progrès. Et, pour Taipei, une perception plus positive de son principal allié ne peut être qu’une bonne nouvelle : a minima, pour mieux faire accepter à sa population l’influence américaine grandissante sur Formose. De façon plus globale, pour solidifier l’intégration de Taïwan dans la « Team Democracy » de l’Indo-pacifique.
Par Jean-Yves Heurtebise

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A propos de l'auteur
Jean-Yves Heurtebise, docteur de philosophie de l’Université d’Aix-Marseille, est maître de conférences (Associate Professor) à l’Université Catholique FuJen (Taipei, Taiwan). Il est aussi membre associé du CEFC (Centre d’études français sur la Chine contemporaine, Hong Kong) et co-rédacteur en chef de la revue Monde Chinois Nouvelle Asie. Il est l'auteur de Orientalisme, occidentalisme et universalisme : Histoire et méthode des représentations croisées entre mondes européens et chinois (Paris: Eska, 2020) et avec Costantino Maeder (UCL) de Reflets de soi au miroir de l’autre. Les représentations croisées Chine/Europe du vingtième siècle à nos jours (Switzerland: Peter Lang, 2021).