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Chine-Taïwan : comment le coronavirus amplifie la guerre diplomatique

La présidente taïwanaise Tsai In-wen, à gauche, et le président chinois Xi Jinping, à droite. Source : Nikkei Asian Review
La présidente taïwanaise Tsai In-wen, à gauche, et le président chinois Xi Jinping, à droite. Source : Nikkei Asian Review
Pour Taipei, c’est l’évidence : sa contribution à la lutte contre la pandémie de coronavirus doit être reconnue dans le monde. Elle fournit une nouvelle justification à réintégration à l’Organisation mondiale de la santé. Pour Pékin, c’est toujours hors de question pour les mêmes questions de souveraineté. Chine populaire et Taïwan, qui s’enorgueillissent d’une grande efficacité dans la lutte contre le Covid-19, continuent de s’écharper par diplomatie interposée. Pour les chercheurs Hugo Tierny et Aymeric Mariette, la Chine ne ménage pas ses efforts pour isoler Taïwan, mais les perceptions négatives dont la diplomatie chinoise fait l’objet solidifient, par contraste, la position internationale de l’île.
« La partie continentale condamne Taïwan pour ses attaques racistes à l’encontre du directeur de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). » C’est en ces termes que le très nationaliste quotidien officiel Global Times commentait, le 10 avril, les injures dont l’Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus dit avoir fait l’objet. Mais en se penchant sur les comptes Twitter ayant servi à s’excuser au nom des Taïwanais, plusieurs analystes ont constaté un fait troublant. Si certaines attaques ont bien été rédigées en caractères chinois traditionnels (utilisés à Taïwan), plusieurs de ces comptes publient généralement en caractères simplifiés (utilisés en Chine). Ce qui laisse finalement planer le doute sur la véritable origine des tweets
Les tensions ne se jouent pas que sur les mots. Alors que la démocratie taïwanaise continue de vivre sous la menace d’une invasion militaire de la Chine, l’Armée populaire de libération (APL) a intensifié ses manœuvres autour de l’île depuis le déclenchement de l’épidémie de coronavirus. En février, Reuters rapportait qu’un avion de chasse chinois avait branché son radar de tir sur un appareil taïwanais – manœuvre classique précédant un tir de missile. Entre-temps, les passages de navires de guerre américains et chinois, s’entre-accusant d’intimidations, se succèdent à proximité des eaux taïwanaises.
Au-delà de leur opposition, la Chine et Taïwan présentent pourtant le rare point commun de maîtriser mieux qu’ailleurs la progression de la pandémie – même si les deux pays restent en alerte face au risque de nouvelles vagues de contamination. Le premier déconfine lentement Wuhan après avoir bataillé depuis janvier contre le virus, tandis que le second a réussi l’exploit de contenir l’épidémie jusqu’à présent. Des succès que chacun s’applique à valoriser sur la scène internationale, mais selon deux formes très différentes de diplomatie publique.

Le « modèle taïwanais »

Les tensions dans le détroit de Taïwan traduisent très certainement le malaise de Pékin devant l’attention internationale sans précédent dont Taipei fait l’objet. Située à environ 130 km de la Chine, où plus de 800 000 de ses ressortissants travaillent, l’île aurait pu devenir le second pays le plus touché au monde par l’épidémie de Covid-19 selon une étude de l’université américaine Johns Hopkins. Mais en combinant anticipation, coordination étatique, transparence et big data, la réponse du gouvernement de Taipei a défié tous les pronostics : l’île compte aujourd’hui à peine plus de 400 cas et 6 morts. La performance est si remarquable que l’on parle aujourd’hui d’un « modèle taïwanais ».
*Passant d’une production de 10 millions par jour mi-mars à 15 millions mi-avril.
Selon le journaliste Brian Hioe, ce succès doit beaucoup à l’intervention de l’État. Grâce à ses efforts de planification, le gouvernement taïwanais a été en mesure de réagir rapidement et de montrer la marche à suivre aux acteurs économiques du pays. D’abord, celui-ci a appliqué avec une rapidité stupéfiante des mesures de quarantaine pour les étrangers et les Taïwanais de retour au pays par la mise à disposition d’hôtels, de taxis, de bus spéciaux et d’un dédommagement d’une trentaine d’euros par jour pour les confinés – et même un petit cadeau d’arrivée. Il a ensuite mobilisé ses industries, dont certaines sont détenues par l’État, afin d’augmenter la production de masques*, de désinfectants et d’autres fournitures critiques pour empêcher la propagation du Covid-19.
L’action de l’État s’est également manifestée dans le suivi des malades et des cas suspects. Sur décision du gouvernement, les opérateurs téléphoniques taïwanais ont partagé leur position via le signal émis par leurs mobiles. Les autorités ont aussi modifié les cartes d’assurance santé des Taïwanais, afin que leurs médecins traitants puissent prendre connaissance de leurs antécédents de voyage. Résultat : les chaînes de contamination sur l’île ont pu être rapidement reconstituées – et circonscrites.
De plus, l’État a su tirer parti de sa société civile, notamment des hackers citoyens, dont l’action a été mise à contribution par la ministre du Numérique Audrey Tang. Ceux-ci ont par exemple créé des cartes numériques renseignant en temps réel sur l’inventaire des masques disponibles en pharmacie. Par souci de transparence, le gouvernement organise chaque jour une conférence de presse pour tenir au courant sa population de l’évolution de l’épidémie.
Taipei reste néanmoins en alerte pour éviter une transmission communautaire du virus, c’est-à-dire par une source non identifiée, notamment après que 21 marins ont été testés positifs à leur retour de Palau la semaine dernière. Ceux-ci, en permission, se sont rendus dans des dizaines d’endroits différents sur l’île. Un message d’alerte a été envoyé à 200 000 personnes les ayant fréquentés au même moment, afin qu’ils surveillent de près leur état de santé.

L’OMS au tempo chinois

Mais alors que Taïwan est un des pays du monde où l’épidémie a été la mieux gérée, l’île reste mise au ban de l’OMS. Depuis 2016, avec l’arrivée au pouvoir de la présidente Tsai Ing-wen, considérée comme indépendantiste par Pékin, Taïwan a perdu son statut de membre observateur au sein de l’organe décisionnel de l’organisation : l’Assemblée mondiale de la santé.
Cela n’a pas empêché le pays de tirer la sonnette d’alarme auprès de l’OMS : dès le 31 décembre 2019, l’île signalait à l’organisation l’apparition d’une « pneumonie atypique » à Wuhan. L’e-mail, pourtant, restera lettre morte. Avec en mémoire les dures leçons de l’épidémie du SRAS en 2003, et par méfiance vis-à-vis des déclarations du gouvernement chinois, Taïwan décide alors d’agir de façon autonome. Le jour-même, des mesures d’inspection à l’arrivée de tous les vols en provenance de la capitale du Hubei sont mises en place.
Le 16 janvier, alors que l’OMS relaye les messages rassurants de la Chine sur l’absence de « preuve claire de transmission interhumaine » du virus, des experts taïwanais dépêchés à Wuhan rapportent que l’épidémie est bien plus dangereuse qu’on ne le pense alors. Il faut cependant attendre le 20 janvier pour que le gouvernement chinois, puis l’OMS le lendemain, ne reconnaissent la possibilité d’une transmission du virus d’humain à humain. L’organisation a donc suivi le tempo des autorités chinoises et ignoré la « précocité de l’information taïwanaise » selon Stéphane Corcuff, maître de conférence à Sciences Po Lyon et spécialiste de la géopolitique du monde sinophone.

La diplomatie numérique de Taïwan

L’île dispose d’un système de santé parmi les plus performants au monde. Elle est par ailleurs disposée à partager son modèle. À cette fin, le ministère taïwanais des Affaires étrangères organise le 13 mars à Taipei un briefing auquel participent des diplomates et représentants de plus de 60 pays. La transparence de l’action taïwanaise séduit d’autant plus qu’elle contraste avec l’opacité qui entoure la gestion chinoise de la crise.
Ces bonnes pratiques ont d’ailleurs fait des émules dans des pays à la recherche de solutions innovantes, ou justement déçus par les manquements de l’OMS. Dès la mi-mars, le gouvernement néo-zélandais déclare vouloir s’inspirer des mesures de contrôle des foules mises en place à Taïwan. La veille, le gouvernement israélien s’inspirait des méthodes de traçage taïwanaises, utiles pour identifier et isoler rapidement les cas suspects. Plus tard, l’idée de géolocaliser les malades a fait son chemin jusqu’en Europe. La question est actuellement débattue en France… Là-même où l’on considérait, quelques semaines plus tôt, qu’une telle mesure serait impossible à mettre en place en raison de possibles dérives en matière de protection de la vie privée. De son côté, le gouvernement taïwanais a annoncé que cette mesure de géolocalisation serait maintenue le temps de lutter contre l’épidémie, ce qui pourrait durer un moment.
La diplomatie taïwanaise s’est donc rapidement mise en ordre de marche pour faire connaître au monde entier les résultats encourageants de sa lutte contre le virus. Celle-ci déploie dans les médias et sur les réseaux sociaux, où fleurissent les hashtags #IslandOfResilience et #TaiwanCanHelp, une habile campagne de communication publique. Le compte Twitter de la présidente Tsai Ing-wen a ainsi vu son nombre d’abonnés dépasser le million à la mi-avril. L’intéressée explique sa stratégie dans une vidéo postée sur la plate-forme : « Les médias sociaux nous offrent une plate-forme ouverte et gratuite pour entrer en conversation avec le reste du monde. Les pandémies n’ont pas de frontières. Mais heureusement pour nous, les médias sociaux transcendent aussi la distance. » De leur côté, les tweets signés par le ministre des Affaires étrangères Joseph Wu manquent rarement de piquant. Enfin, Taïwan mobilise ses soutiens, notamment par la mise en ligne d’une pétition demandant sa pleine participation aux travaux de l’OMS, et en France avec une tribune publiée par L’Obs.

Taïwan peut aider, et Taïwan aide

Il faut dire que le gouvernement taïwanais dispose d’une solide expérience en matière de diplomatie sanitaire. Malgré son exclusion de la plupart des circuits internationaux, Taïwan aide depuis longtemps ses partenaires officiels (Paraguay, Sao Tomé et Principe, jusqu’à que ce dernier se tourne vers la Chine) comme officieux (Afrique du Sud et Malawi pour des projets collaboratifs contre la tuberculose ou le le VIH) à renforcer leur système de santé. Cette réussite et ce savoir-faire justifient donc pleinement, d’après les Taïwanais, une demande d’adhésion à l’OMS. Fin janvier déjà, le chef du gouvernement canadien Justin Trudeau, poussé par les encouragements soutenus de nombreux membres du Parlement, se prononçait en faveur d’un poste d’observateur pour Taïwan à l’Assemblée mondiale de la santé. Le Premier ministre japonais Shinzo Abe lui a emboîté le pas dès le lendemain, dénonçant l’exclusion de Taïwan de l’OMS pour « raisons politiques ».
Deuxième producteur mondial de masques, Taïwan en avait initialement interdit l’exportation au bénéfice de sa propre population. Mais le pays a finalement décidé d’ouvrir ses surplus de fabrication à la distribution. Conséquence : le 1er avril, le gouvernement taïwanais fait sensation dans le monde entier en annonçant le don de 10 millions de masques aux pays les plus touchés par l’épidémie. Taïwan soigne particulièrement ses relations avec l’Asie du Sud-Est : en plus du don d’un million de masques aux pays de la région, l’île dispense des formations à distance à leurs personnels soignants.
De tels gestes ont été salués par plusieurs dirigeants dont la présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen. Le directeur du Bureau français de Taipei (BFT), Jean-François Casabonne Masonnave, a quant à lui déclaré : « La France souhaite que Taïwan puisse apporter son expertise, sa contribution d’une manière ou d’une autre auprès de l’Organisation mondiale de la santé. » Le canal de communication choisi par la France n’est pas anodin. Le BFT ayant toutes les fonctions d’une ambassade sans son caractère officiel, il s’agit certainement là d’une façon de soutenir Taïwan tout en se prémunissant contre de possibles représailles chinoises. C’est que la Chine a promptement dénoncé les dons de masques comme une manœuvre politique taïwanaise, et a mis en garde les autres pays contre tout soutien à son inclusion au sein de l’OMS.

Soutien américain à Taïwan

Alors que le gouvernement chinois semble de plus en plus utiliser son aide sanitaire pour affirmer son statut de grande puissance et faire la promotion de son modèle autoritaire, Taïwan incarne, a contrario, soft power et solution démocratique face au virus. Ce contraste bénéficie beaucoup au rayonnement de l’île en Occident, où l’affrontement avec la Chine sur le terrain des normes et des valeurs se fait de plus en plus net.
La lutte contre la pandémie permet ainsi à Taïwan de marquer des points dans sa relation, de plus en plus étroite, avec les États-Unis. L’île peut compter sur un robuste soutien bipartisan à la Chambre des Représentants et au sein-même de l’administration Trump. Taipei et Washington ont récemment prévu d’étendre leur collaboration aux domaines de la Recherche et Développement (tests, vaccins, médicaments), selon une déclaration conjointe de l’Institut américain de Taïwan (ambassade américaine de facto) et du ministère taïwanais des Affaires étrangères.
Si Taïwan réussit ainsi à combler les carences de la coopération scientifique sino-américaine, l’île fera d’une pierre deux coups en renforçant à la fois ses liens économiques avec les États-Unis et son soft power. Dans le contexte des tensions sino-américaines, Donald Trump a par ailleurs promulgué le 26 mars le TAIPEI Act (Taiwan Allies International Protection and Enhancement Initiative), visant à encourager tous les pays et les organisations internationales à renforcer leurs relations officielles et officieuses avec l’île. Illustration de ce soutien, cettedéclaration du département d’État américain le 2 avril : « Les pays du monde entier peuvent tirer parti d’une meilleure compréhension du modèle taïwanais, ainsi que des contributions généreuses et de l’expertise impressionnante que Taïwan, démocratie dynamique et force de bien, apporte à la communauté internationale. » En filigrane, Taïwan prend donc une place de plus en plus importante au sein du triangle Pékin–Washington–Taipei.

Entrisme chinois dans les organisations internationales

La mise en œuvre et le partage par Taïwan de son modèle de lutte contre l’épidémie met donc remarquablement en valeur la résilience de sa diplomatie. Le 17 avril, des responsables de l’OMS reconnaissaient pour la première fois les succès de Taïwan dans la lutte contre l’épidémie. Est-ce là un concours de circonstances ou un signe des temps ?
Cette légère inflexion doit être remise dans le contexte d’un entrisme chinois croissant dans les organisations internationales. À l’OMS par exemple, la Chine a réussi à consolider son influence en instaurant un système de votes majoritaires, tout en obtenant le soutien des pays du Sud. En se prononçant contre des restrictions de vols au départ de la Chine, alors même que la situation sanitaire s’y détériorait, l’OMS et l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) se sont ainsi gardées de se mettre Pékin à dos. Suivant leurs recommandations, de nombreux pays – dont la France – ont tardé à fermer leurs frontières et à prononcer des mesures de confinement.
Plus précisément, l’influence de la Chine déteint nettement sur la politique taïwanaise de ces organisations. En janvier sur Twitter, les équipes de l’OACI décident de bloquer les comptes d’analystes, de journalistes et d’universitaires, interrogeant l’organisation sur l’opportunité d’intégrer Taïwan à son dispositif. Puis fin mars, le directeur-général-adjoint de l’OMS Bruce Aylward feint de ne pas comprendre une question de la journaliste Yvonne Tong (RTHK) sur la participation de Taïwan en son sein, avant de mettre fin à leur appel vidéo. Enfin, l’organisation n’a pas cessé de changer d’appellation pour désigner l’île, passant de « Taïwan, Chine » au plus classique « Taipei », jusqu’au curieux « Taipei et ses environs ». Conséquence : la proximité entre l’OMS et la Chine commence à nourrir une crise de confiance globale à son égard. Enfin, selon une enquête du New York Times, l’Union Européenne aurait sous la pression de Pékin révisé un rapport sur la désinformation affirmant que la Chine diffusait des fausses informations à propos de l’épidémie. Ayant eu vent de la publication de ce rapport, des hauts représentants chinois auraient alors déclaré que « si le rapport est tel que décrit et qu’il est publié aujourd’hui, cela sera très mauvais pour la coopération [entre la Chine et l’UE] » et que cela mettrait Pékin « très en colère ».

La Chine au secours de l’Europe ?

Le gouvernement chinois s’est par ailleurs lancé dans une impressionnante campagne de diplomatie publique. Désireuse de faire oublier sa responsabilité initiale dans la propagation rapide de l’épidémie et son manque de transparence, la Chine tente désormais d’endosser le rôle du sauveur. Ses médias et ses diplomates ont très largement communiqué sur l’envoi d’équipements médicaux et d’experts de santé à destination du monde entier, tout en multipliant les éditoriaux saluant les sacrifices consentis par Pékin. Il s’agit pour la plupart de ventes de produits dont l’Europe a perdu la capacité de production. Alors que s’approvisionner en masques est devenu une urgence de santé publique, le Vieux Continent se retrouve ainsi dépendant du rythme et des prix de production chinois.
Sur les tarmacs, c’est la foire d’empoigne pour mettre la main sur des cargaisons aux prix élevés, et qui se révèlent parfois défectueuses. Interpellé sur la faible qualité des exportations, le ministère chinois des Affaires étrangères répond aux personnels européens de santé de bien lire les consignes d’utilisation… Les géants économiques du pays, en lien étroit avec l’État central, sont aussi mis à contribution : Huawei a ainsi fait don de millions de masques à des pays hésitant à installer ses réseaux 5G, dont le Canada et les Pays-Bas.
Très vite, la Chine a été en mesure de capitaliser sur le retard général de l’Europe à prendre toute la mesure des événements. En Italie, porte d’entrée des « Nouvelles Routes de la Soie » sur le continent, Pékin a agi avec vigueur, dans une ligne de division préexistante entre Rome et Bruxelles. Début mars, alors que les Italiens s’impatientaient à l’égard de l’Union européenne (UE) et que la France et l’Allemagne interdisaient l’exportation de masques, la Chine annonçait l’envoi de personnel médical et de 30 tonnes d’équipements vers l’Italie. À leur arrivée, le ministre italien des Affaires étrangères Luigi Di Maio s’est ainsi fendu d’une remarque amère : « C’est ce que nous appelons la solidarité. » Il s’agissait en réalité d’un échange de bons procédés : l’Italie avait envoyé 18 tonnes de matériels à Wuhan au mois de février.
Même si l’UE a ensuite réagi avec des plans d’aide plus ambitieux, elle n’a jamais pu remonter la pente en matière la communication. Sur le sol italien, des experts chinois de santé étaient déjà sur place pour « partager leur expérience » dans la lutte contre l’épidémie. Qu’est-ce à dire ? La Chine fait figure en Italie d’allié solidaire et généreux tandis que ses partenaires historiques (UE et États-Unis en tête) semblent avoir tardé pour lui venir en aide. Et l’offensive de charme porte ses fruits : d’après un sondage commandé par une chaîne de télévision du pays auprès de 800 participants, 36 % des Italiens seraient enclins à considérer Pékin comme leur principal allié extra-européen, contre 30 % en faveur de Washington.

Poursuite de la politique intérieure par d’autres moyens

Mettre en scène l’aide apportée aux pays sinistrés sert aussi à flatter l’opinion publique chinoise. Le leadership et la générosité affichés de leur gouvernement illustre, pour les Chinois, le rang de grande puissance atteint par leur pays – ce qui ne peut que renforcer fierté et cohésion nationale. Le message est porté aux nues par les médias d’État chinois, qui avaient largement ignoré l’aide occidentale apportée à Wuhan au mois de janvier. Ce sentiment de fierté croît d’ailleurs à mesure que l’épidémie recule en Chine, et qu’elle continue de progresser ailleurs.
L’État-Parti insiste d’autant plus sur ce thème qu’il a aujourd’hui beaucoup à se faire pardonner sur sa gestion de la crise. Pour la chercheuse Valérie Niquet, le pouvoir chinois veut « faire oublier ses responsabilités pour restaurer la puissance de l’image de la Chine. […] Elle ne dira donc pas la vérité ». En effet, une parfaite transparence impliquerait potentiellement de lever le voile sur des dysfonctionnements systémiques, ce qui pourrait mettre en grande difficulté le Parti communiste chinois (PCC).
Pourtant les critiques, notamment autour de la mort du docteur Li Wenliang et de la mise sous boisseau des lanceurs d’alerte, n’ont pas manqué sur les réseaux sociaux. Des personnalités chinoises reconnues sont allées jusqu’à publiquement interroger la responsabilité du président Xi Jinping, à l’image de l’intellectuel Xu Zhangrun et l’homme d’affaires Ren Zhiqiang. Après une brève accalmie, la censure et la répression se sont abattues à nouveau : Xu est depuis assigné à résidence et Ren, après avoir disparu quelques temps, est réapparu emprisonné. Cette alliance de la carotte et du bâton s’avère d’autant plus importante que le gouvernement chinois aura du mal à maintenir une croissance économique satisfaisante, sur laquelle repose une partie de sa légitimité. Selon le Bureau national des Statistiques, l’économie nationale s’est contractée de 6,8 % au premier trimestre 2020. Pour la première fois depuis quarante ans, la Chine est donc entrée en récession.

Le zèle des diplomates chinois

Les ressorts puissants du nationalisme et la stigmatisation de l’étranger semblent occuper une place de plus en plus importante dans le discours diplomatique chinois. Dans les faits, l’ère Xi Jinping a favorisé l’émergence d’une nouvelle génération de diplomates zélés. Admettant que la Chine éprouvait des difficultés à promouvoir sa ligne à l’international, la directrice adjointe du département de l’Information du ministère chinois des Affaires étrangères, Hua Chunying, avait appelé les diplomates chinois à davantage faire preuve de combativité. Probablement couverts par leur hiérarchie, ceux-ci s’émulent dans la promotion de la ligne officielle, ce qui leur apporte reconnaissance et promotions – au risque, pourtant, de froisser leurs interlocuteurs et d’écorner l’image de la Chine.
Ainsi, le 27 mars dernier, l’ambassade de Chine en France n’a pas hésité à publier des tweets qui ont choqué Paris : « Les pays asiatiques, dont la Chine, ont été particulièrement performants dans leur lutte contre le Covid-19 parce qu’ils ont ce sens de la collectivité qui fait défaut aux démocraties occidentales. » Plus tard, un diplomate chinois se laissait aller à une diatribe contre l’Occident et les médias « anti-chinois », déclarant notamment que « les personnels soignants des EHPAD avaient abandonné leurs postes, […] laissant mourir leurs pensionnaires de faim et de maladie ». Ces prises de position ont provoqué une levée de boucliers. Elles ont même valu à l’ambassadeur Lu Shaye une convocation par le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves le Drian.
Fin avril, la ministre australienne des Affaires étrangères, Marise Payne, a mis en garde les autorités chinoises contre toute tentative de boycott de produits australiens par la Chine. Cet avertissement intervient après les commentaires de l’ambassadeur de Chine Cheng Jingye sur le soutien de l’Australie à la publication par l’OMS d’une étude indépendante sur les origines et la propagation du coronavirus. « Pourquoi devrions-nous boire du vin, manger du bœuf australien ?, s’est interrogé l’ambassadeur dans une interview, ajoutant que « les parents d’étudiants [chinois] se demanderaient si [l’Australie] est le meilleur endroit pour envoyer leurs enfants ». Alors que des déclarations similaires ont été faites ailleurs dans le monde, une telle stratégie de communication porte ombrage à la politique d’émergence pacifique, qui jadis avait fait les beaux jours de la diplomatie chinoise.
Si ces prises de position rompent avec la politique du « profil bas » héritée de Deng Xiaoping, elles témoignent aussi de la mise en avant par le PCC d’un « droit international à la parole » – comprendre : une apologie de la dictature et un dénigrement de la démocratie. Ainsi, comme l’écrit le chercheur Antoine Bondaz dans une tribune pour Le Monde, « La Chine met en œuvre une stratégie claire dont l’objectif n’est pas simplement médiatique – redorer l’image de la Chine – mais bel et bien politique – mettre en avant la supériorité du modèle de gouvernance chinois, et donc du Parti communiste, sur les modèles de gouvernance occidentaux. » Cette stratégie ne vise pas seulement à s’assurer d’une influence politique locale et momentanée : elle doit se présenter, à terme, comme un vecteur idéologique puissant, capable de modifier la structure et l’architecture des relations internationales au bénéfice de Pékin. Il s’y décèle une conception culturaliste et nationaliste de la politique internationale, une façon prétendument sinisée et opposée aux cadres conceptuels occidentaux de penser les enjeux internationaux.
*Dans les faits, le discours confucéen sert souvent à légitimer une politique étrangère sensible à l’équilibre des forces, ajustée afin de maximiser la puissance de la Chine. Une telle recherche de contrôle sur le récit de la crise fait écho au concept de « sharp power » développé par des chercheurs de la National Endowment for Democracy.
Pékin tente ainsi de convaincre que ses intentions sont bienveillantes en raison de sa riche culture confucéenne. Ce « biais pacifique » de la culture chinoise, popularisé en Occident par le sinologue américain John K. Fairbanks, jouit d’un grand succès parmi les universitaires et les dirigeants politiques chinois. Mettre en avant le caractère traditionnellement pacifique de la Chine sert aujourd’hui d’alternative prête à l’emploi face aux critiques*.
Alors que le leadership américain brille par son absence depuis le début de l’épidémie, la Chine avait toute latitude pour mettre en avant ses propres normes sur la scène internationale. Mais celle-ci aura plusieurs fois eu la main trop lourde, notamment en diffusant des théories du complot accusant l’armée américaine d’avoir introduit l’épidémie à Wuhan. Pour Zhao Tong, chercheur au Tsinghua Centre for Global Policy de Pékin, « Les diplomates chinois de haut rang doivent comprendre qu’ils détruisent l’image internationale de la Chine davantage qu’aucun étranger ne pourra jamais le faire. »

Véhémence chinoise contre-productive ?

L’épidémie et ses retombées viennent aggraver un double passage à vide pour la Chine. Économique d’abord, avec les effets de la guerre commerciale et d’une croissance en perte de vitesse. Politique ensuite, avec une image internationale déjà écornée par les événements de Hong Kong, les réactions autour de la privation de liberté subie par la minorité ouïghoure du Xinjiang et la réélection haut la main de Tsai Ing-wen à Taïwan en début d’année. Aujourd’hui, la crise sanitaire vient rappeler au monde certaines faiblesses structurelles du système de gouvernance chinois. Et en tentant de réécrire à son avantage l’histoire de sa gestion de l’épidémie tout en recourant à une diplomatie véhémente, la Chine prend le risque de ternir davantage son image à l’étranger.
À l’inverse, l’action diplomatique taïwanaise semble témoigner d’un rapport au monde différent. Son modèle de lutte contre l’épidémie, fondé sur l’anticipation, la transparence et un régime démocratique, a été acclamé par les médias et les experts du monde occidental. Par ses contributions constructives à la communauté internationale et la démonstration de sa résilience, le gouvernement de Taïwan a indiscutablement renforcé sa présence et sa visibilité.
Alors que la Chine ne ménage pas ses efforts pour isoler Taïwan, les perceptions négatives dont la diplomatie chinoise fait l’objet solidifient, par contraste, la position internationale de l’île. Par effet de miroir, l’exemplarité de la gestion de la crise par Taïwan souligne pour nombre d’acteurs la question de sa pleine et entière participation à la réponse globale contre le virus. L’inconnu à présent se situe dans la réaction de Pékin à la hausse sans précédent de l’attention internationale reçue par la démocratie insulaire.
Par Hugo Tierny et Aymeric Mariette

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A propos de l'auteur
Hugo Tierny est doctorant en cotutelle à l’Institut Catholique de Paris (ICP) et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Il a vécu quatre années à Taipei (Taïwan) et s’intéresse aux questions d’influence politique chinoise et aux relations entre Taïwan et la Chine.
Diplômé d’un double master de l’IEP et de l’ENS de Lyon, Aymeric Mariette a travaillé pour les think tanks Mercator Institute for China Studies (MERICS) et Asia Centre. Il a vécu en Chine et à Taïwan et s'intéresse particulièrement aux questions d'économie politique en Chine.