Politique
Note de lecture

L’Asie Centrale, miroir inversé de l'Europe ?

Lors du sommet de Tashkent le 29 novembre 2019, les présidents de 5 pays post-soviétiques, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan et Tadjikistan, ont officiellement resolu de développer en Asie Centrale une organisation comparable à l'ASEAN ou au Mercosur. (Source : The Diplomat)
Lors du sommet de Tashkent le 29 novembre 2019, les présidents de 5 pays post-soviétiques, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan et Tadjikistan, ont officiellement resolu de développer en Asie Centrale une organisation comparable à l'ASEAN ou au Mercosur. (Source : The Diplomat)
Qu’est-ce que l’Asie Centrale ? La lecture du Désert et la Source de René Cagnat offre une plongée avertie et hors des clichés médiatiques dans cette zone mal connue, mal délimitée, mais qui demeure cruciale dans le « Très Grand Jeu » entre l’Amérique, la Russie et la Chine.
Soyons honnête : travailler sur les relations internationales oblige la plupart du temps à lire d’abord en anglais. Ce n’est pas faute d’analyses intéressantes en français : mais il manque peut-être de la pluralité, des opportunités pour différents analystes auprès des maisons d’édition et des médias. Il est toujours étonnant de voir, notamment sur nos chaînes d’information en continu, les mêmes noms apparaître le plus souvent, parfois d’ailleurs pour s’exprimer sur des sujets dont ils ne sont pas directement spécialistes… Et quand il s’agit de zones peu ou pas connues, l’analyse en français est encore plus rare. C’est le cas pour l’Asie Centrale : une zone pourtant capitale géopolitiquement, par son emplacement entre Chine, Russie, Iran et Afghanistan.
Pour toutes ces raisons, on ne peut que s’enthousiasmer de l’ouvrage de René Cagnat, Le Désert et la Source – Djihad et Contre-Djihad en Asie Centrale, paru aux Éditions du Cerf en juin dernier. Ancien colonel, passionné par cette région, où il a travaillé puis s’est installé après avoir pris sa retraite. Ce livre donne accès à la pensée d’un réel connaisseur de la zone. Avec Catherine Poujol, la fondatrice, à bien des égards, des études centrasiatiques dans l’Université française, et Olivier Roy, il s’agit d’un des meilleurs spécialistes francophones de l’Asie Centrale.

Danger islamiste

Si vous n’avez pas vu René Cagnat sur les plateaux de télévision de façon régulière, c’est normal. Être systématiquement dans les médias et faire un travail de terrain sérieux est souvent antinomique. Et l’auteur passe une bonne partie de l’année dans la zone dont il parle dans cet ouvrage. Il n’y cache d’ailleurs pas son attachement particulier à la région, à ses peuples, à leurs cultures. Cela donne une fraîcheur particulière à son texte qui fleure les connaissances solides, mais aussi le vécu et parfois même le parti pris, parce que le futur de ces pays centrasiatiques ne laisse pas l’auteur indifférent.
Certains passages du Désert et la Source sont directement des souvenirs de René Cagnat. Loin de nuire à l’analyse, ils la soutiennent en la nourrissant de choses vues et d’informations qui ne pouvaient être obtenues qu’en discutant sur place avec des acteurs locaux. Surtout, son analyse si ancrée dans le terrain lui donne un ton juste sur les sujets les plus sensibles : ainsi n’hésite-t-il pas à parler du danger que représente l’hydre islamiste pour l’Asie Centrale. Mais s’il le dénonce clairement, il le fait aussi sans les fantasmes et les présupposés idéologiques trop répandus aujourd’hui dans le débat public en France.
Ainsi, quand René Cagnat évoque dans un de ses souvenirs un dénommé Moussa, homme travailleur, très pauvre, avec une foi naïve et positive chevillée au cœur, il rappelle ainsi que de telles personnes peuvent selon leur situation améliorer leurs conditions d’existence par leur propre travail, ou être manipulées par l’islamisme radical. La connaissance minutieuse du terrain, des habitants de la zone dont il parle, lui permet de dénoncer clairement le danger social et sécuritaire que représente bien l’islamisme dans ces pays musulmans, sans oublier les racines économiques et politiques qui expliquent comment ce danger se développe.

Asie centrale ou « Turkestan » ?

C’est l’autre intérêt de cet ouvrage : il met en avant des faits importants, parfois occultés ou oubliés dans l’analyse de l’Asie Centrale. Des faits essentiels pour bien comprendre la zone, et pour y mener une action diplomatique sérieuse.
Avant tout, l’Asie Centrale est plus grande qu’on ne le pense, rappelle l’ouvrage. Elle ne se limite pas aux cinq pays post-soviétiques – Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan et Tadjikistan. À bien des égards, il faut penser la région – appelée parfois, un peu rapidement, le « Turkestan » – en lui associant le Xinjiang chinois – appelé aussi « Turkestan oriental » par certains – et l’Afghanistan, au moins par son Nord, le « Turkestan afghan ».
Cette vision a l’avantage de contrer un mythe que l’auteur a dénonce avec force : la frontière entre Asie Centrale post-soviétique et chaos afghan serait bien tenue. Pour la petite histoire, cette approche simpliste nous est venue des universités et think tanks américaines qui voulaient plaire à l’administration de l’époque, celle du président Obama. Ce dernier avait décidé que le seul risque d’instabilité pour l’Asie Centrale ne pouvait venir que de l’intérieur, à cause du caractère répressif des régimes locaux. Ce n’est pas forcément faux, même si une analyse par pays est ici nécessaire. Mais cette analyse est incomplète parce qu’elle évite soigneusement un point important : même à l’époque où l’armée américaine se trouvait en force en Afghanistan, et même avec le soutien des forces de sécurité afghanes, les frontières afghanes, et notamment afghano-centrasiatiques, étaient loin d’être hermétiques. Des forces déstabilisatrices, associées aux mouvements djihadistes, peuvent passer la frontière par petits groupes, c’est bien clair depuis des années sur le terrain. Ça l’était moins à Washington ou à Paris : on souhaitait jeter un voile pudique sur les insuffisances sécuritaires des Américains et de leurs alliés à Kaboul. Ce mythe d’une frontière afghane solide est d’autant plus incompréhensible compte tenu du trafic de drogues, dont René Cagnat rappelle avec force l’importance déstabilisatrice dans son livre.
Ce territoire centrasiatique, qui dépasse enfin ses frontières post-sovétiques, est « peuplé d’environ 130 millions d’habitants pour une surface un peu inférieure à celle de l’Australie ». Et ce qui s’y passe peut avoir un impact non négligeable sur la Chine, la Russie, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud. Son voisinage géographique en fait un terrain privilégié du « Très Grand Jeu » entre puissances. Essayer de comprendre les évolutions futures dans la région sans prendre en compte les rivalités notamment entre Américains, Russes et Chinois, serait une grossière erreur.

Intérêts nationaux : l’exemple du Pakistan

Bien sûr, on peut ne pas être d’accord avec toutes les idées de René Cagnat dans son ouvrage. Mais c’est là que le format particulier de spécialiste mais également d’acteur engagé, aimant la région et ne s’en cachant pas, est particulièrement utile. Contrairement à d’autres livres, l’auteur ne nous impose pas la vérité du haut d’une chaire : il apporte son expérience, riche, l’offre au lecteur qui, à partir de là, peut se faire sa propre idée. Par ailleurs, nous avons ici affaire à un authentique spécialiste d’une zone géographique bien définie. Alors que l’époque est aux spécialistes de tous les sujets, René Cagnat ne prétend pas tout connaître sur tout. Il nous apporte juste sa connaissance, profonde, détaillée, d’une zone particulière. C’est déjà beaucoup, et c’est l’essentiel du livre.
Ainsi, sur ce qu’il évoque hors de la zone, ou sur des informations ou supputations difficilement vérifiables, il est permis de débattre, de nuancer le propos. Sur le Pakistan, par exemple, il suit l’approche qui a dominé l’analyse française – en fait l’analyse américaine reprise en France. Celle-ci donne à ce pays, et à ses services de renseignement, une capacité d’influence et de nuisance trop importante. D’où des approximations, voire des idées discutables. Mais le Pakistan est une spécialité en soi, complexe, qui demande le même travail de terrain que l’auteur a mené sur l’Asie Centrale. Accordons-lui qu’à l’inverse de bien d’autres, il évite toujours le manichéisme. Il comprend, pour le Pakistan comme pour tous les autres acteurs actifs en Afghanistan et dans le reste de l’Asie Centrale, le besoin naturel de défendre ses intérêts nationaux propres.
Bien sûr, dans les milieux universitaires demeure un débat, certes théoriquement très utile, sur la notion même d’intérêts nationaux. Mais force est de constater une fois sur le terrain que ces intérêts existent dans l’esprit de tous les acteurs : ils sont façonnés par la géopolitique, l’Histoire et les intérêts de groupes particuliers. Il serait donc illusoire de les nier ou de les remettre en question. La lecture de l’ouvrage de René Cagnat est saine aussi parce qu’elle évite ce débat plutôt stérile. L’auteur s’attache à analyser la compétition géopolitique dans cette région du monde telle qu’elle est, sans manichéisme.

Une leçon pour l’Europe

Par ailleurs, ce qui pourra nourrir un débat intéressant à la suite de son ouvrage, c’est l’appel lancé aux Européens de ne pas se désunir comme les Centrasiatiques. René Cagnat l’avoue lui-même : sa vision de l’Europe a évolué à partir de son expérience de l’Asie Centrale. Il a vu l’impuissance des États plus faibles face à des problèmes de plus en plus transnationaux, et à des grandes puissances qui n’hésitent pas à s’imposer. « Le fort fait ce qu’il peut faire, écrit Thucydide, et le faible subit ce qu’il doit subir. » Les relations internationales restent dominées par la loi du plus fort. Si l’Europe n’est pas forte, elle sera dans le camp des perdants du XXIème siècle… Et c’est quand on vit dans des pays victimes de leurs divisions qu’on comprend vraiment ce que cela signifie.
Nourri de son expérience centrasiatique, l’auteur n’hésite pas à revenir également sur l’idée de guerre civile. Une notion utilisée trop cavalièrement en France, par des chroniqueurs idéologiques. Le fait qu’il n’hésite pas à parler de la France et de l’Europe à partir de son expérience centrasiatique rend son analyse particulièrement pertinente, et digne d’être prise en compte, y compris dans les débats actuels.
Le livre de René Cagnat est un de ces rares ouvrages qui instruit, pousse à la réflexion, même en cas de désaccord avec l’auteur. Voilà un « pur intellectuel », comme l’écrit Pierre Conesa dans sa préface. Mais un intellectuel qui a su rester connecté à son terrain, et qui n’oublie qu’il parle d’êtres de chair et de sang, de cultures anciennes, et pas de simples abstractions. C’est ce qui rend passionnante la lecture du Désert et la Source.

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.