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Sri Lanka : le retour des "hommes forts"

A gauche, Mahinda Rajapaksa, ancien président et nouveau Premier ministre du Sri Lanka, aux côtés de son frère cadet Gotabaya Rajapaksa, nouveau chef de l'État élu le 17 novembre 2019. (Source : Reuters)
A gauche, Mahinda Rajapaksa, ancien président et nouveau Premier ministre du Sri Lanka, aux côtés de son frère cadet Gotabaya Rajapaksa, nouveau chef de l'État élu le 17 novembre 2019. (Source : Reuters)
La « fratrie présidentielle » est de retour au pouvoir au Sri Lanka. Cette fois-ci, c’est le cadet, Gotabaya Rajapaksa, qui a été élu président le 17 novembre dernier. Dans les années 2000, il avait été ministre de la Défense de son frère aîné, l’ancien chef de l’État Mahinda Rajapaksa. Aujourd’hui nouveau Premier ministre, ce dernier avait mené une politique autoritaire et terminé dans le sang la guerre civile. Il était aussi proche de la Chine.
*Cet interminable conflit civil étiré sur une génération d’hommes aurait fait jusqu’à 100 000 victimes et plusieurs centaines de milliers de réfugiés.
Cela fait dix ans qu’un long et douloureux conflit ethnico-religieux (1983-2009) s’est terminé au Sri Lanka. Il avait balafré durant un quart de siècle cette nation insulaire de l’océan Indien. Le 17 novembre dernier, les électeurs sri-lankais étaient appelés aux urnes pour désigner un successeur au chef de l’État sortant, Maithripala Sirisena, qui ne briguait pas un nouveau mandat. Le verdict des urnes a sanctionné le retour au pouvoir d’une personnalité ayant joué les premiers rôles lors de l’ultime chapitre de cette meurtrière guerre civile* : Gotabaya Rajapaksa, ministre de la Défense entre 2005 et 2015, une décennie durant laquelle le président de la République socialiste démocratique du Sri Lanka n’était autre que Mahinda Rajapaksa, son frère aîné. Ce dernier profite du succès électoral de son frère cadet pour se voir confier un nouveau mandat politique majeur, le poste de Premier ministre.
*75 % des 23 millions de Sri-Lankais appartiennent au groupe ethnique cinghalais ; 70 % de la population est de confession bouddhiste. **Le Sri Lanka compte 1,7 million de chrétiens (7,4 % de la population totale). ***Le 11 juin 1990, la guérilla séparatiste du LTTE exécuta plus de 600 policiers déposant les armes dans la province orientale de l’île.
Comment expliquer le retour aux affaires à Colombo de l’influente fratrie Rajapkasa ? Elle est vénérée dans l’ancien Ceylan par la majorité cinghalo-bouddhiste* et le segment nationaliste de la population pour son implication dans la fin de la guerre – peu important la manière et les moyens déployés – et dans le rétablissement de la paix. Mais elle doit aussi beaucoup au retour préalable, un semestre plus tôt, de la terreur : le 21 avril dernier en ce dimanche de Pâques** célébré dans l’île, huit attaques terroristes perpétrées à Colombo, Negombo et Batticaloa contre des églises chrétiennes, des hôtels de standing, une maison d’hôtes et un complexe immobilier faisaient 260 victimes et près de 500 blessés. Une série d’attentats coordonnés revendiquée deux jours plus tard par le groupe État islamique, tandis que les autorités sri-lankaises y voyaient la marque d’un groupe terroriste local, le National Thowheeth Jama’ath, aux liens avérés avec l’EI. Un bilan humain effroyable, le plus élevé depuis 1990***, rappelant les heures les plus sombres de la guerre civile.
*Du fait notamment des désaccords majeurs entre le chef de l’État Maithripala Sirisena et son Premier ministre Ranil Wickremesinghe. **Les services de renseignement indiens avaient notamment sensibilisé Colombo bien en amont sur les sombres projets terroristes de l’EI.
Au drame national suivit sans tarder une cacophonie partisane où chacun, chaque camp politique, s’employa avec plus ou moins de tact à mettre en lumière les responsabilités et manquements de l’autre dans la prévention et la gestion de ces attentats sanglants. L’opposition d’alors insista sur l’incapacité de l’administration au pouvoir* à faire face à ces périls sécuritaires, en arguant que les autorités et les services de sécurité avaient pourtant été alertés** en amont de cette tragique journée d’avril sur l’existence de projets terroristes imminents contre la nation insulaire.
Ancien lieutenant-colonel de l’armée sri-lankaise, Gotabaya Rajapaksa ne fut pas le dernier à saisir l’opportunité et à rallier derrière son panache un électorat encore transi d’effroi. Il promit de se présenter à la présidentielle de novembre pour une fois élu s’atteler, entre autres, à « démanteler les réseaux de l’islam radical présents dans le pays ». Un discours et un projet musclés parlant sans grands efforts aux foules inquiètes et endeuillées, en mal de réponse forte et de personnalités rugueuses pour restaurer la confiance et la sécurité nationale.

« L’Inde, un parent, la Chine, un ami »

*Selon la Constitution du Sri Lanka, aucune procédure judiciaire ne peut être engagée contre un président en exercice. Toutefois, des actions peuvent être envisagées au terme de son mandat.
L’accession de Gotabaya Rajapaksa à la magistrature suprême consacre donc le grand retour de cette famille à la tête de la nation. Elle met opportunément entre parenthèses* – pour la durée du mandat présidentiel de l’intéressé – ses démêlés avec la justice nationale. En septembre 2018, la Haute Cour avait Gotabaya Rajapaksa inculpé pour détournement de fonds publics (33 millions de roupies sri-lankaises – environ 230 000 euros) pour construire un mémorial dédié à ses parents disparus. Deux jours après le scrutin, les accusations de corruption portées contre le tout nouveau chef de l’État sri-lankais ont été levées par un tribunal, qui lui a restitué son passeport, Rajapaksa profitant de l’immunité des poursuites associée à son élection à la présidence. Ce qui lui a permis d’honorer l’invitation du chef du Premier ministre indien Narendra Modi à venir converser à New Delhi le 29 novembre dernier.
La première visite officielle à l’étranger du 8ème chef de l’État sri-lankais chez le voisin indien devait notamment repositionner la relation New Delhi-Colombo sur une trame plus sereine. Et la mettre à l’abri des quiproquos et des tentations de rapprochement trop prononcée en direction de la Chine, cet acteur régional pour le moins ambitieux en Asie méridionale, très courtisé autant que présent du côté de Colombo lors de la décennie au pouvoir de Mahinda Rajapaksa (2005-2015). D’ailleurs, l’arrivée de ce dernier au poste de Premier ministre en cet automne 2019 doit ravir ses anciens contacts pékinois.
*Le cas d’école concerne un pays créancier accordant intentionnellement un crédit excessif à un pays débiteur dans l’intention présumée d’obtenir des concessions économiques ou politiques de ce dernier lorsqu’il ne sera plus en mesure d’honorer ses obligations au titre de la dette (cf. hypothèse de prêts financiers reposant sur des actifs, souvent des infrastructures stratégiques). Un phénomène familier en Asie, observé et déploré aux Maldives, en Indonésie, en Birmanie et en Malaisie ces dernières années.
Cette proximité pour le moins appuyée avec Pékin engendra quelques incidences fâcheuses sur des plans divers. Au niveau comptable par exemple, la boulimie de reconstruction après la guerre civile et l’inflation de projets d’infrastructures (ports, routes, ponts) réalisés par des entreprises chinoises – sur financements chinois à des conditions sévères pour les maigres finances publiques sri-lankaises – ont malmené en peu de temps les comptes de la nation. ce qui a exposé le pays à ce que les observateurs nomment la « diplomatie chinoise du piège de la dette »* pour aboutir, en l’espèce, à une amère et dangereuse cession de souveraineté. Pour rappel, l’Exim Bank of China a accordé au gouvernement sri-lankais un prêt de plusieurs centaines de millions de dollars (au taux d’intérêt annuel de 6,3 %…) pour la construction de l’ambitieux complexe portuaire Magampura Mahinda Rajapaksa (à Hambantota) et de l’aéroport international Mattala Rajapaksa. Or, du fait de l’incapacité du Sri Lanka à rembourser la dette associée à la construction de ce port, ce dernier a été loué en 2017 à une entreprise publique chinoise, La China Merchants Port Holdings Company Limited, sur le principe d’un bail de 99 ans.
Au niveau géopolitique ensuite, le prisme résolument sinophile de la première administration Rajapaksa a éveillé comme il se doit quelques interrogations et craintes du côté de Washington et de New Delhi. Notamment lorsqu’un sous-marin chinois fit escale dans le port de Colombo en novembre 2014.
Ces problématiques sensibles auront assurément été évoquées en fin de semaine dernière avec Narendra Modi. Gotabaya Rajapaksa aura aussi parlé du sort des minorités ethniques et religieuses dans l’île, des avancées en matière de réconciliation nationale dix ans après la fin de la guerre civile, des mérites de la bonne gouvernance, ou encore des dividendes réels de des « Nouvelles Routes de la Soie » chères à Pékin. Un quinquennat plus tôt, en décembre 2014, à l’occasion d’une interview accordée à un média indien, son frère aîné et président Mahinda Rajapaksa déclarait : « L’Inde est un parent ; la Chine une amie ». Au lendemain de son arrivée automnale dans la capitale indienne, Gotabaya Rajapaksa a quant à lui assuré que « les relations [passées] entre Colombo et Pékin étaient purement commerciales ». En amont de son déplacement, il avait avancé, rassurant avant l’heure : « Nous voulons être un pays neutre. Nous travaillerons avec l’Inde en qualité de pays ami et ne ferons rien qui puisse nuire aux intérêts de l’Inde. » A New Delhi, Gotabaya Rajapaksa a obtenu un prêt de 400 millions de dollars pour le financement de divers projets d’infrastructures. Le cadet de la « fratrie présidentielle » Rajapaksa a, semble-t-il, su trouver les mots pour dissiper d’éventuelles interrogations du côté de New Delhi. Pour le moment.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.