Environnement
Analyse

Japon : pourquoi le typhon Hagibis a été aussi meurtrier et destructeur

Vue aérienne du fleuve Arakawa, divisant les départements de Tokyo et Saitama, en crue au lendemain du passage du typhon Hagibis le 13 octobre 2019. (Source : Inquirer)
Vue aérienne du fleuve Arakawa, divisant les départements de Tokyo et Saitama, en crue au lendemain du passage du typhon Hagibis le 13 octobre 2019. (Source : Inquirer)
Les 12 et 13 octobre derniers, le typhon Hagibis a provoqué un grand nombre de pertes humaines et de dégâts matériels. Dix-neuvième cyclone tropical dans l’océan Pacifique du Nord-Ouest, c’est aussi le cinquième à toucher directement le Japon métropolitain. Une semaine après son passage, les opérations de sauvetage, mobilisant quelque 100 000 pompiers, policiers ou encore membres des forces d’autodéfense, et les actions de restauration d’urgence étaient toujours en cours. Il est désormais temps, pour mieux comprendre et analyser cet événement, de le replacer dans son contexte.
Le Japon est, en moyenne depuis 1951, approché par 11 typhons chaque année. Trois d’entre eux survolent une ou plusieurs des quatre îles principales. Notons-le, ces chiffres ne varient pas en se limitant aux décennies les plus récentes. Le pays n’est donc pas « frappé par une vingtaine de typhons chaque année », comme nombre de médias français l’ont indiqué, relayant cette erreur contenue dans les dépêches de l’Agence France Presse.
Évolution du nombre de typhons touchant directement le Japon, de 1989 à 2019. (Crédit : Jean-François Heimburger)
Évolution du nombre de typhons touchant directement le Japon, de 1989 à 2019. (Crédit : Jean-François Heimburger)
Les pluies diluviennes records qui ont accompagné le typhon Hagibis, les 12 et 13 octobre, ont provoqué des centaines de mouvements de terrain et de larges inondations, notamment en raison de la rupture de nombreuses digues, dans une très grande partie du pays. Selon le gouvernement, environ 25 000 hectares sur l’île principale se sont retrouvés sous les eaux, soit davantage que lors des pluies diluviennes qui ont frappé l’ouest de l’archipel en 2018 (245 morts et disparus).
Lors du passage du typhon, treize départements (sur les quarante-sept que compte le pays) ont été concernés par une alerte spéciale pour pluie diluvienne. Créé en 2013, elle est diffusée en cas de forte probabilité d’un événement catastrophique d’intensité exceptionnelle, impliquant la prise de mesures immédiates pour protéger sa vie. Dans la nuit de samedi à dimanche, jusqu’à huit millions d’habitants ont été visés par des recommandations d’évacuation, plus ou moins pressantes, et au moins 237 000 personnes se trouvaient dans un centre d’évacuation. Le taux des habitants concernés ayant rejoint un abri désigné par les municipalités s’élevait donc a priori à 3 %, en sachant toutefois que ce chiffre peut comprendre des évacués volontaires et que les actions d’évacuation ne consistent pas uniquement à se rendre dans un centre. Ce faible taux se situe par ailleurs dans la moyenne de ceux observés lors d’événements météorologiques majeurs au Japon.
D’importants dégâts humains et matériels sont apparus. L’Agence nationale des pompiers, qui fournit un bilan officiel en s’appuyant sur les données diffusées par les collectivités, recensait ce samedi, soit une semaine après le passage du cyclone, 66 morts, 13 disparus et 30 blessés graves, ainsi que plusieurs dizaines de milliers de maisons endommagées et inondées. Une fois le cyclone passé, le gouvernement a annoncé que la loi sur les secours en cas de catastrophe – dont l’objectif consiste à uniformiser les mesures d’aide d’urgence – s’appliquait à 308 municipalités touchées par les dégâts de ce typhon, soit davantage que lors du séisme et du tsunami du 11 mars 2011.
Carte décrivant l'étendue des dégâts humains causés par le typhon Hagibis au 19 octobre 2019. (Crédit : Jean-François Heimburger)
Carte décrivant l'étendue des dégâts humains causés par le typhon Hagibis au 19 octobre 2019. (Crédit : Jean-François Heimburger)

Pas de hausse des catastrophes naturelles

Si cette catastrophe est donc d’une ampleur importante, il paraît indispensable, pour mieux la comprendre, de la replacer dans son contexte, en tenant compte de l’évolution des désastres au Japon sur plusieurs décennies, sans se limiter aux seules années récentes.
Le 26 septembre dernier, cela faisait soixante ans depuis le passage du typhon de la baie d’Ise au Japon. Ce cyclone tropical, qui a fait 5 098 morts et disparus, principalement dans les départements d’Aichi (Nagoya) et de Mie, est le plus meurtrier de la période moderne et contemporaine dans le pays. À l’époque, cette catastrophe avait mis en lumière une mauvaise conscience des risques liés aux marées de tempête (élévation du niveau de la mer) causées par les typhons, ainsi qu’une insuffisance des mesures de protection.
Concert lors de la cérémonie commémorant les soixante ans depuis le typhon de la baie d’Ise, organisé le 4 août 2019 à Nagoya (photo : Jean-François Heimburger)
Concert lors de la cérémonie commémorant les soixante ans depuis le typhon de la baie d’Ise, organisé le 4 août 2019 à Nagoya (photo : Jean-François Heimburger)
Les dégâts considérables engendrés par ce typhon du 26 septembre 1959 sont à l’origine de la loi de base pour les mesures en cas de catastrophe adoptée en 1961, qui constitue un tournant majeur de la prévention des catastrophes au Japon. Depuis, le nombre de victimes de cyclones tropicaux a radicalement baissé dans l’archipel. Le typhon d’octobre 1979 est ainsi le dernier à avoir causé plus de cent morts et disparus.
Les bilans humains peuvent toutefois encore être très lourds. Depuis 1989, les typhons ont fait en moyenne 40 morts et 460 blessés par an. Ce typhon Hagibis est donc à l’origine d’une catastrophe cyclonale plus importante que la moyenne de celles provoquées par des cyclones dévastateurs, mais comme le pays en connaît environ une fois par décennie depuis 1989. Tel était par exemple le cas lors des passages du 23ème typhon de 2004 et du 12ème typhon de 2011, qui ont causé chacun 98 victimes.
Le même constat peut être fait plus globalement pour ce qui est des dégâts dus aux pluies diluviennes en général, qui se produisent lors du passage des typhons, mais également pendant la saison des pluies de mai à juillet. Sur les quarante dernières années, si les tempêtes et pluies ont tendance à s’intensifier, le nombre de morts et disparus causés par ces aléas est quant à lui plutôt stable, mais avec quelques bilans humains plus importants certaines années, notamment en 1982, 2004 et 2018.
S’il est avéré que les aléas météorologiques importants deviennent plus nombreux (pluies diluviennes) et qu’on s’attend à ce qu’ils se renforcent (typhons) en raison du réchauffement climatique, les catastrophes n’ont donc pas augmenté. Cependant, une catastrophe hydrique majeure reste possible. Selon le Comité central de prévention des catastrophes, un typhon extrêmement puissant qui passerait de nos jours dans la baie de Tokyo pourrait provoquer au maximum 7 600 morts.

Prévention encore insuffisante

Alors le pays est-il suffisamment prêt pour faire face aux phénomènes naturels à venir et limiter les futures catastrophes naturelles ? Pour évaluer ce qui n’a pas fonctionné en termes de prévention des catastrophes, il est nécessaire d’attendre les différentes enquêtes, notamment celles qui seront menées par l’État, les départements et les villes concernées. Pour autant, quelques dysfonctionnements sont déjà apparus, à mettre en relation avec les leçons tirées des catastrophes récentes.
Les collectivités devront par exemple vérifier si les alertes et recommandations d’évacuation ont été correctement transmises aux habitants et si elles ont conduit à une évacuation rapide. Sur ce point, d’après les premiers éléments disponibles, il semble que de nombreuses victimes du typhon Hagibis ne se sont pas mises à l’abri. Cela peut tenir du manque d’informations précises, du fait que le vent et la pluie violente se sont surtout produits en soirée et pendant la nuit, mais aussi de la méconnaissance des dangers.
Il est important de rappeler que près de la moitié des habitants de l’archipel se situent dans les 10 % du territoire pouvant être inondés à la suite d’un débordement de cours d’eau. Selon l’enquête menée par l’auteur auprès des chefs-lieux des 47 départements du Japon, dans certaines grandes villes comme Kumamoto ou dans certains arrondissements de Tokyo, comme Adachi ou encore Katsushika, la totalité de la population se situe en zone inondable. Près du quart des habitants de villes comme Hiroshima et Sendai sont par ailleurs exposés au risque de mouvements de terrain.
Des mesures structurelles (digues ou barrages) et non structurelles (création de cartes de dangers ou diffusion d’informations de prévision et de prévention) sont mises en œuvre dans le pays, et des enseignements sont tirés après chaque catastrophe.
Cependant, les actions de prévention menées par l’État et les collectivités territoriales et la préparation des habitants restent globalement insuffisantes. Concernant la population, beaucoup méconnaissent par exemple les cartes des dangers, qui indiquent les zones de vigilance où il existe un risque d’inondation ou de mouvements de terrain, et qui jouent pourtant un rôle déterminant dans la prévention des catastrophes. Or c’est en s’intéressant et en connaissant son lieu de vie et les dégâts qui sont apparus dans le passé et qui peuvent s’y produire dans le futur, qu’on est en mesure de mieux protéger sa vie. Cela est d’autant plus important aujourd’hui que les initiatives des autorités (État, collectivités locales) ont atteint une limite.

« Culture des catastrophes »

Le vieillissement de la population pose également un problème, y compris en matière d’évacuation préventive, les personnes âgées, par ailleurs de plus en plus isolées, mettant plus de temps que d’autres à se mettre à l’abri.
Dans le contexte d’intensification des phénomènes météorologiques, les actions devront ainsi être accélérées, par les autorités comme par la population, pour limiter le plus possible les catastrophes hydriques et sédimentaires, qui se produiront forcément à l’avenir.
Le Japon devra ainsi faire évoluer sa « culture (de prévention) des catastrophes » pour qu’elle corresponde à la situation actuelle, dans laquelle il est devenu plus difficile de prédire l’abondance des précipitations, en l’adaptant aux différents territoires. L’objectif est de faire prendre conscience aux habitants de l’importance de protéger leur propre vie par eux-mêmes, sans dépendre de l’administration, tout en développant l’entraide et en apprenant à vivre avec tous les aléas naturels.
Par Jean-François Heimburger

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A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).