Economie
Expert - Le Poids de l'Asie

Le Cambodge entre sanctions européennes et opportunités chinoises

L'économie cambodgienne est tirée par l'exportation de vêtements. (Source : Asia Nikkei)
L'économie cambodgienne est tirée par l'exportation de vêtements. (Source : Asia Nikkei)
Partant d’un niveau de revenu très faible, le Cambodge, avec ses 16 millions d’habitants, est depuis dix ans l’économie la plus dynamique d’Asie. Sa croissance, très inégalement répartie, crée de nombreux emplois salariés. Elle est tirée par l’exportation d’habillement et la construction dopée par la Chine.

Menaces sur l’habillement

Au début de la décennie 1990, l’industrie cambodgienne de l’habillement se résumait à des activités artisanales d’une part et d’autre part, à une dizaine d’entreprises étrangères attirées par un code d’investissement libéral et par l’ouverture des marchés américain et européen aux exportations de ce pays pauvre. Entre 1990 et 2005, l’emploi dans l’habillement a augmenté de 10 000 à 200 000 salariés et le Cambodge est apparu dans le radar des grandes enseignes. Il n’a pas été marginalisé par la montée spectaculaire des exportations chinoises qui a suivi la libéralisation des échanges mondiaux de produits textiles. Entre 2005 et 2018, sa part du marché mondial de l’habillement a progressé de 0,6 % à 2,6 %, loin derrière la Chine (30%), le Bangladesh (7,8%) ou le Vietnam (6,4 %). Désormais, le pays se rapproche de l’Inde et exporte plus d’articles d’habillement que le continent africain. L’industrie de l’habillement a créé 660 000 emplois, soit la moitié de l’emploi salarié au Cambodge. Un cinquième des ménages bénéficierait des transferts des jeunes ouvrières.
Sur quoi repose la compétitivité de ce secteur ? Ce n’est pas seulement sur les coûts salariaux : le salaire minimum est deux fois plus élevé qu’au Bangladesh, et il a rejoint celui du Vietnam (180 dollars), alors que la productivité augmente lentement. Le secteur bénéficie en plus des facilités offertes par l’accord Tout Sauf les Armes (TSA). Depuis 2001, le TSA offre un accès libre de droits de douane sur le marché européen aux exportations cambodgiennes. L’absence d’exigence sur l’origine des entrants – dont les tissus qui représentent près de la moitié du coût d’un article – autorise les entreprises de confection – chinoises, taïwanaises, coréennes – à utiliser des tissus importés de Chine. L’industrie s’est diversifiée vers les chaussures de sport – le Cambodge est le dixième fournisseur mondial. Chaussures et articles d’habillement représentent les trois quarts des exportations, dont un peu moins de la moitié vers l’Europe et un cinquième vers les États-Unis où elles sont assujetties à un droit de douane de 14 %.

Rapport de la Commission européenne et impact du Brexit

Les jours du TSA sont comptés. D’une part, ce régime est réservé aux pays les moins avancés, une catégorie que le Cambodge va quitter. D’autre part, il peut être suspendu en cas de violations « sérieuses et systématiques » des droits de l’homme. Or en 2018, après avoir interdit le Parti du sauvetage national, principal formation d’opposition, Hun Sen a raflé tous les sièges aux élections. La Commission européenne a réagi en lançant en mars dernier la procédure d’exclusion temporaire du TSA. L’UE a enquêté auprès de l’administration, la société civile et les représentants des Nations Unies : elle a remis son rapport début septembre sur les atteintes aux droits politiques, les procédures d’acquisition des terres et les droits syndicaux. Le gouvernement cambodgien a un mois pour réagir et la Commission prendra sa décision finale d’ici février 2020.
Entre-temps, le Cambodge est menacé par les conséquences du Brexit. Les Britanniques qui n’ont pas négocié d’accord avec les Européens, ne se sont pas occupés des conditions d’accès de leur marché pour les pays émergents. À moins d’une initiative de Londres, ils perdront les avantages consentis par l’UE le 31 octobre et leurs exportations seront assujetties à des droits de douane. Cette situation est préoccupante pour le Cambodge. En effet, le marché britannique absorbe 10 % de ses exportations, le pourcentage le plus élevé des pays de l’ASEAN et la compétitivité de ses exportations est très sensible au prix. Le Brexit pourrait provoquer une contraction de 1 % du PIB et peut-être plus du fait de la dépréciation de la livre sterling.
Une suspension du TSA porterait les droits de douane de l’UE à 12 % sur les vêtements) et à 17 % sur les chaussures. Selon la Banque mondiale, cela diminuerait de 5 % (510 millions de dollars) les exportations dans ces secteurs. Aux menaces européennes s’ajoutent les incertitudes sur le renouvellement du système de préférence généralisé (SGP) des États-Unis après la visite d’une équipe du département du Commerce (USTR) en juin dernier. S’il ne couvre qu’un pourcentage faible des exportations (750 millions de dollars), le SGP touche les exportations d’articles de voyage qui augmentent rapidement depuis la décision américaine prise en 2016 de les inclure dans le SGP : une trentaine d’usines se sont ouvertes au premier semestre 2019.

Boom chinois et industrialisation

Toutefois, ces revers pourraient être compensés par les retombées du conflit sino-américain. Grâce aux délocalisations depuis la Chine, les exportations ont progressé au premier semestre 2019. La suspension du TSA pourrait contribuer à accélérer la diversification des exportations vers l’assemblage électronique, le câblage automobile et d’autres produits à faible valeur ajoutée. La diversification est contrariée, entre autres, par le coût de l’électricité le plus élevé d’Asie et par le déficit en qualification. Dans le même temps, l’intensification des relations avec la Chine crée des opportunités de diversification de la production vers des activités manufacturières à plus forte valeur ajoutée.
Pékin a renoué ses relations avec Phnom Penh après la restauration de la monarchie en 1993. Les liens se sont renforcés depuis le coup d’État de Hun Sen en 1997. La Chine est le premier fournisseur du Cambodge (37 % en 2018), son principal créancier (40 % de la dette externe) et le premier investisseur. Avec 2 millions d’entrées en 2018, les Chinois forment le premier contingent de touristes.
Le Cambodge a adhéré aux « Nouvelles Routes de la Soie ». Parmi les projets ainsi labellisés, se trouvent l’autoroute entre Sihanoukville et Phnom Penh (et 2 230 km de voies express), le nouvel aéroport de Siem Reap ou la réhabilitation du port conteneur de Sihanoukville. Le Cambodge attire les Chinois à la recherche de placements dans l’immobilier locatif qui assurerait un rendement trois fois plus élevé qu’à Shanghai. La construction d’infrastructures et l’investissement immobilier dynamisent le secteur de la construction et justifie des projets industriels. Parmi les plus ambitieux, le China Baowu Steel Group qui va déplacer deux hauts fourneaux (3 millions de tonnes) du Xinjiang au nord du Cambodge pour répondre à la demande du Royaume.
Exportation de produits à haute intensité de main-d’œuvre, remontée vers des produits industriels à plus forte valeur ajoutée… Le processus d’industrialisation du Cambodge évoque les trajectoires des pays d’Asie de l’Est. À une différence près : il s’appuie sur des initiatives étrangères.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).