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Chine : le limogeage du "réformateur" Lou Jiwei révèle la faiblesse de Xi Jinping en pleine guerre commerciale

L'ancien directeur du Fonds chinois pour la Sécurité sociale, Lou Jiwei. (Source : Nikkei Asian Review)
L'ancien directeur du Fonds chinois pour la Sécurité sociale, Lou Jiwei. (Source : Nikkei Asian Review)
Voilà un départ « révélateur » d’une Chine mal assurée. La « retraite » de Lou Jiwei, haut-fonctionnaire influent dans la poursuite des réformes économiques depuis vingt ans, jette un pavé dans la mare. L’homme a fortement critiqué la stratégie industrielle de Xi Jinping, sans oublier sa posture jugée contre-productive dans les négociations commerciales avec Washington. Au sein du pouvoir central se révèle ainsi un clivage entre « conservateurs » et « réformateurs ». Clivage des plus dangereux alors que la guerre commerciale a été relancée par Donald Trump.
Le 4 avril dernier, Lou Jiwei 楼继伟 (1950), ministre des Finances de 2013 à 2016 et ex-président du fonds d’investissement Huijin de 2007 à 2013, a « pris sa retraite » du Fonds national pour la sécurité sociale. Un départ provoqué par sa volée de critiques début mars contre l’ambitieux plan national « Made in China 2025 », lancé par Xi Jinping. « Que des paroles et aucune action ! […] Du gaspillage d’argent public ! » a-t-il lancé. La question de l’âge de Lou Jiwei, 68 ans, pourrait être aussi en cause. Mais le timing de cette retraite intrigue : ce plan national si critiqué porte des politiques industrielles centrales dans le programme économique du président chinois et de son « M. Économie », Liu He.

Un réformateur de l’ancienne garde

*Il rencontre alors Liu Hongju (刘鸿儒, 1930), premier directeur de la commission de la régulation des valeurs mobilières (CSRC), Tong Zengyin (童赠银), premier gouverneur de la banque Minsheng, Gong Zhuming (宫著铭, 1946), un « grand administrateur » (faisant partie de la « droite », 右派), très connu lorsqu’il était au bureau de la planification globale de la Banque centrale à la fin des années 1980, et Zhou Daojun (周道炯, 1933), deuxième directeur de la CSRC. **Autre homme de Zhu Rongji, Guo fait alors partie de ce groupe.
Jeune militaire durant la Révolution culturelle, Lou Jiwei est ouvrier chez le géant de l’acier Shougang, de 1973 à 1978. Après quoi, il intègre la prestigieuse université de Qinghua puis obtient une maîtrise à l’Académie des Sciences sociale. En 1984, il entre au bureau des affaires générales du Conseil d’État, dans le service de recherches financières. A l’époque, le secrétaire général du Conseil d’État est Chen Junsheng (陈俊生, 1927-2002), un réformateur du gouvernement de Zhao Ziyang. Entre mars et septembre 1986, Lou ira travailler dans le groupe sur les finances et la taxation sous la supervision du groupe dirigeant sur l’étude des réformes économiques. Son chef s’appelle Tian Jiyun (田纪云, 1929), secrétaire du secrétariat général, membre du Politburo et l’un des hommes de confiance de Zhao Ziyang autant qu’un protégé de Deng Xiaoping. C’est d’ailleurs durant cette période que Lou Jiwei sera mis en contact direct avec Zhu Rongji qui dirige le groupe de l’investissement, avec Zhou Xiaochuan, à la tête du groupe du commerce extérieur*, mais aussi avec Guo Shuqing** (郭树清, 1956), actuel directeur de la commission de régulation des assurances et du secteur bancaire.
*He était aussi très proche de Wang Daohan (汪道涵, 1915-2005), maire de Shanghai de 1981 à 1985, un « commanditaire » à qui Jiang Zemin doit beaucoup. **Avec Li Xiangrui (李祥瑞, 1928-1997), président de la banque des télécommunications de 1987 à 1993, et Gong Haocheng (龚浩成, 1927), l’un des conseillers très proches de Zhu Rongji durant son mandat de maire de la ville de Shanghai. ***All China Federation of Supply and Marketing Cooperatives. ****Sous la supervision de Chen Haifeng (陈海峰, 1956). *****Lieutenant de Su Rong, mais aussi de Zhou Yongkang et de sa « bande du Sichuan ».
Après un mois à l’Académie des Sciences sociales, Lou est transféré à Shanghai par Zhu Rongji, maire de Shanghai de 1988 à 1991 et secrétaire du Parti de la ville portuaire de 1989 à 1991. Il se retrouve dans la commission municipale pour la réforme du système économique. Il y sera en poste de 1988 à 1992, principalement sous He Gaosheng (贺镐圣)* – l’une des trois figures** importantes sous Zhu Rongki derrière la mise en place de la bourse de Shanghai. C’est d’ailleurs à ce moment qu’il rencontre Liu Shiyu (刘士余, 1961), actuel président de l’ACFSMC*** depuis janvier dernier. Liu, tout comme Lou, sera rapatrié vers la commission des réformes économiques, sous Chen Jinhua 陈锦华, 1929-2016), un proche Zhu Rongji, lorsqu’au début des années 1990, le maire quitte Shanghai pour devenir vice-premier ministre. Lou Jiwei, Liu Shiyu et Guo Shuqing se retrouvent. Lou demeure en poste jusqu’en 1995 avant d’être transféré dans le Guizhou. Il y rejoint un ancien ami de Qinghua, Liu Xiaokai (刘晓凯, 1962), alors secrétaire adjoint de la province pour les jeunesses communistes****. Il fera aussi la connaissance de Wang Sanyun (王三运, 1952), secrétaire de Guiyang à l’époque*****, un autre membre de la faction de la Ligue (« tuanpai ») ayant connu Hu Jintao lors de son passage en province (1985-1988).
*Secrétaire particulier (mishu) de Xiang et collègue de Lou, Wang Bao’an est mis en examen en 2016. **Jin, un proche de Zhu Rongji et de Wen Jiabao, formait, au début de la décennie Hu-Wen, le groupe des « 4 hauts fonctionnaires de la finance et de l’économie » avec Ma Kai, Zhou Xiaochuan et Lü Fuyuan, ministre du Commerce de 2003 à 2004. ***Xiang, Jin et Xie ont tous dirigé le bureau central de la taxation. ****Ministre des Finances (2016-2018), Xiao est secrétaire général du Conseil d’État. *****Ministre des Finances (1992-1998).
Lou revient de province en mars 1998 lorsqu’il est nommé ministre adjoint des Finances. Son ami Guo Shuqing est lui envoyé dans le Guizhou en juillet de la même année. Lou devient alors le second de Xiang Huaicheng (项怀诚, 1939)*, ministre de 1998 à 2003, de Jin Renqing (金人庆, 1944), ministre de 2003 à 2007**, et de Xie Xuren (谢旭人, 1947), ministre de 2007 à 2013***. C’est durant ce long séjour au ministère qu’il fera la rencontre de plusieurs responsables, dont Xiao Jie (肖捷, 1957), ministre adjoint de 2001 à 2005**** et l’un des « grands administrateurs » (大管家) de Li Keqiang ; Wang Jun (王军, 1958), directeur du bureau de la taxation et « mishu » de Liu Zhongli (刘仲藜, 1934)***** ; et Ding Xuedong (丁学东, 1960), assistant au ministre de 2006 à 2008 et considéré comme très proche de Han Zheng.
*Allié de longue date de Zhu Rongji, Ma sera membre du Politburo de 2013 à 2018 à titre de vice-premier ministre. **Ma Kai avait été directeur de la NDRC de 2003 à 2008, avant Zhang Ping. ***Crée en 2000, le fond a été d’abord supervisé par Liu Zhongyi (2000-2003), Xiang Huaicheng (2003-2008) et Dai Xianglong (2008-2013), gouverneur de la Banque centrale avant Zhou Xiaochuan (1995-2002), et maire de Tianjin (2002-2007).
Lou est ramené vers le Conseil d’État en 2007 en tant que secrétaire général adjoint sous Hua Jianmin (华建敏, 1940). Il n’y restera que quelques mois avant l’arrivée de Ma Kai (马凯, 1946)*. Il côtoie rapidement des cadres comme Zhang Ping (张平, 1946) et Xu Shaoshi (徐绍史, 1951), tous deux directeurs de la puissante Commission nationale pour le développement et la réforme (NDRC), respectivement de 2008 à 2013 et de 2013 à 2017**. En septembre 2007, Lou Jiwei est nommé premier président de la China Investment Corp, poste qu’il conserve jusqu’en 2013. En mars de cette année s’opère un vaste remaniement qui le fait revenir au ministère des Finance, en remplacement de Xie Xuren, transféré au Fonds national de sécurité sociale***.

Une vision dépassée ?

*Vice-premier ministre alors responsable des finances.
Lou aurait dû rester en poste jusqu’au prochain remaniement en 2018. Il est mis de côté en novembre 2016 et remplacé par Xiao Jie. Pourtant, Lou Jiwei avait soutenu le programme de lutte contre la pauvreté lancé par Xi Jinping. Pourquoi ce changement impromptu ? Lou avait accepté la supervision de Zhang Gaoli en 2013* et ne partageait pas la vision du développement économique du pouvoir central. Car il était encore attaché à l’idée de réduire les salaires, ou d’en ralentir la hausse, afin de maintenir la croissance. Il exprima d’ailleurs cette opinion lors d’une rencontre en février 2016 du groupe des « 50 économistes chinois » (forum créé par Liu He). Selon Lou Jiwei, il faut ralentir la croissance des salaires, qui excède la croissance de l’emploi. Cette vision du « modèle économique » chinois est associée à l’ancienne méthode et non pas au « nouveau normal » décrit par Liu He. Ce faisant, Lou est remplacé par Xiao Jie, le directeur du bureau de la taxation, renouant avec la « tradition » des autres ministres des Finances.
A la veille de ses 66 ans, Lou Jiwei est envoyé au Fonds national pour la solidarité sociale, remplaçant ainsi, une fois de plus, Xie Xuren. Cependant, Lou conserve de fortes convictions et il récidive : il « attaque » de plein fouet le « Made-in-China 2025 ». Fidèle à son parcours « pro-réformes », Lou tenait des propos éloquents en mars 2019 : la Chine, selon lui, ne devait pas gérer des secteurs entiers de l’économie ni les piloter ; le marché devait se charger d’acheminer les fonds et les ressources vers ces secteurs et les entreprises. Pour lui, persister dans une approche « développementaliste » (en finançant encore plus les entreprises nationales) n’a fait qu’exacerber la guerre commerciale avec les États-Unis. Et de critiquer la position chinoise dans les négociations avec Washington, prédisant que Pékin ne ferait que peu de concessions.

Les idées et les réformes

Alors que les réformateurs se font de plus en plus rares, force est de constater qu’il existe désormais en Chine un clivage de plus en plus prononcé parmi les proches de Xi. Il oppose ses alliés idéologiques « conservateurs » et ses alliés économiques, comme Liu He ou He Lifeng, plutôt « libéraux ». Résultat : un discours cacophonique sur le développement économique et une stratégie qui parle de marché – avec ses défenseurs comme Liu He d’ailleurs -, mais qui est en même temps plus dirigiste.
Le silence de Lou Jiwei, comme de plusieurs hauts-cadres réformateurs, envoie un message contradictoire sur les intentions réelles des « Xiconomics ». Penchent-ils vers la « nouvelle gauche » (le « modèle de Chongqing ») ou vers les réformes ? Lorsqu’il était à la tête du Zhejiang, Xi Jinping était franc partisan des réformes. Dans un contexte de faiblesse « avérée » du président chinois, sans parler du retour des taxes douanières imposées par les États-Unis, la présence des réformateurs serait plus que bienvenue, surtout dans le domaine idéologique. Cela permettrait peut-être à la Chine de sortir de l’impasse des négociations.

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.