Economie
Expert - Chine, l'empire numérique

Pourquoi la Chine est aujourd'hui le laboratoire mondial des nouvelles mobilités

Après le vélo partagé, la voiture électrique en partage connaît un boom en Chine, à l'image des véhicules produits par Gofun, branche du groupe chinois Bejing Shouqi. (Source : China Daily)
Après le vélo partagé, la voiture électrique en partage connaît un boom en Chine, à l'image des véhicules produits par Gofun, branche du groupe chinois Bejing Shouqi. (Source : China Daily)
Une voiture sur trois dans le monde est vendue en Chine. Mais jusque-là habitué à surfer sur une vague ininterrompue de croissance, le marché automobile chinois s’essouffle. Les ventes automobiles ont reculé de 2,8 % en 2018, à 28,08 millions d’unités. Dans un contexte de ralentissement économique et de tension commerciale avec les États-Unis, le moral des consommateurs vacille. Pourtant, malgré ce repli conjoncturel, le géant asiatique reste le vibrant laboratoire des nouvelles mobilités. La domination chinoise dans le domaine du véhicule électrique interroge directement plus d’un siècle de domination des constructeurs occidentaux.

Montée en puissance des constructeurs locaux

Depuis le début des années 1980, les constructeurs internationaux sont tenus de s’associer à des sociétés d’État dans le cadre de co-entreprises. Cette « institutionnalisation » des transferts technologiques a permis de faire monter en compétence la filière automobile chinoise. La crise économique mondiale de 2009 a accéléré le basculement du centre de gravité de ces alliances. A l’époque, les constructeurs américains étaient en déroute, à l’image de General Motors contraint de se financer auprès de ses partenaires chinois. Ceux-ci ont profité de ce nouveau rapport de force pour imposer leurs conditions.
L’an dernier, le pays a produit 23 millions de véhicules, surpassant l’Europe et laissant les États-Unis dans l’ombre. Les marques chinoises capturent aujourd’hui presque 40% du marché, contre 60% pour les marques étrangères opérées en co-entreprise. Ces marques locales ont établi leur succès sur la capacité à développer des voitures de qualité standard et à des prix abordables pour la classe moyenne. Leur modèle productif repose sur la combinaison de bas salaires et d’une architecture produit agile. Le faible niveau de protection de la propriété intellectuelle leurs a permis d’opérer des processus d’ingénierie inversée et de recomposition produit. Ce modèle de conception ouvert est à l’opposé des principes du « toyotisme » prônant la standardisation. Dans ces conditions, les constructeurs locaux ont pu diminuer leur dépendance aux grands équipementiers occidentaux et s’appuyer sur une filière locale à bas coût.
Abreuvés de liquidités dans le cadre des co-entreprises, les constructeurs locaux se sont longtemps contentés de l’entrée de gamme. Mais avec 325 millions de véhicules en circulation, le moment est venu pour eux de monter en qualité et de se tourner vers l’international.

A la conquête du monde

L’administration chinoise entame depuis peu un mouvement de libéralisation du secteur automobile. A compter de 2022, les constructeurs étrangers ne seront plus tenus d’opérer en co-entreprise avec des acteurs locaux. Depuis l’année dernière, ils sont autorisés à avoir plus de deux alliances. Compte tenu des investissements capitalistiques et du risque de guerre commerciale, il est toutefois fort peu probable que les marques étrangères remettent en cause leurs accords industriels.
Cette libéralisation participe en réalité d’une volonté de réorienter la production automobile vers l’exportation. Dans un contexte de ralentissement du marché intérieur, la recherche de nouveaux débouchés devient un impératif. Selon une étude du cabinet PwC, un tiers de la capacité productive est excédentaire. Les constructeurs chinois sont donc tentés de convertir leurs surcapacités en exportations, plutôt que de se lancer dans une dévastatrice concurrence prix sur le marché local.
Les économies d’échelle étant un facteur clé de compétitivité internationale, le gouvernement encourage un mouvement de concentration. Les entreprises à capitaux privés Geely et Great Wall pourraient investir dans des constructeurs d’État. Des bruits circulent également sur une possible fusion des constructeurs à capitaux étatiques Dongfeng, FAW et Changan.
Jusqu’à présent les voitures « made in China » n’ont pas été en mesure de pénétrer les marchés occidentaux. L’industrie automobile chinoise exporte à peine 3% de sa production. Le coût de mise en place des réseaux de distribution et les standards de qualités occidentaux constituent encore des barrières à l’entrée. A l’étranger, les marques chinoises se vendent surtout au Moyen-Orient, en Afrique, en Russie et sur quelques marchés sud-américains.
Les prises de participations chinoises dans les constructeurs étrangers peuvent changer la donne. Geely est le porte-étendard de cette conquête de l’international. De producteur de composants pour réfrigérateurs dans les années 1980, le groupe est devenu un acteur majeur de l’automobile. Il est propriétaire de Volvo depuis 2010 (racheté à Ford 1,8 milliard de dollars) ainsi que de London Taxi International depuis 2013. En mai 2017, Geely a acquis une participation de 49,9 % dans Proton, constructeur automobile malaisien et une participation de 51 % dans la marque anglaise Lotus. En 2018, il a surpris tout le monde en s’imposant comme le principal actionnaire de Daimler, avec 9,69 % du capital.
Geely mise sur sa nouvelle marque Lynk & Co pour tester sur le vieux continent un nouveau modèle de distribution. Les véhicules sont proposés à l’achat en ligne, sans intermédiation. Lynk & Co propose un abonnement permettant au client de changer de voiture en fonction de ses besoins, ou bien la possibilité d’un financement partiel lors de l’achat sous condition de la rendre disponible pour le service d’auto-partage de la marque. Ses véhicules sont très européens, puisqu’ils partagent la plateforme et la motorisation de Volvo.
Plusieurs autres opérations ont permis aux constructeurs chinois d’avoir un pied à l’international. Dongfeng est le premier actionnaire du groupe automobile français PSA, convertissant progressivement la marque française au « made in China ».

Le choc de l’électromobilité

Les constructeurs occidentaux dominent largement la motorisation thermique. Mais cette avance technologique est désormais fragilisée par l’accélération de la Chine dans le domaine de l’électromobilité. En 2018, plus d’1,2 million de véhicules électriques se sont écoulés sur le marché chinois, soit une augmentation de 61,7% par rapport à 2017. Le géant asiatique concentre aujourd’hui 56% des ventes mondiales. Cette tendance va s’amplifier, Pékin obligeant les constructeurs à produire un quota de véhicules électriques ou bien à acheter des droits d’émettre du carbone. Le premier objectif est fixé à 10% pour 2019 et à 12% pour 2020. Les ventes de véhicules à énergie nouvelle devraient cette année dépasser 1,6 million d’unités.
Ce mouvement participe à l’impératif de transition énergétique et à rendre plus respirable l’air pollué des mégalopoles chinoises. Mais, dans l’esprit des dirigeants, il s’agit principalement de prendre un raccourci technologique permettant de faire émerger des champions internationaux. Entre subventions et protectionnisme, le marché chinois du véhicule électrique est aujourd’hui monopolisé à 94% par les marques chinoises. Aux premiers rangs figurent BYD, BAYD et BAIC.
La Chine domine surtout la fabrication de batteries, segment clef de la guerre industrielle. Elle abrite les deux tiers des capacités de production mondiale de batteries lithium-ion. Avec le soutien du gouvernement, les fabricants CATL et BYD sont en passe de rattraper les acteurs japonais (Panasonic) et sud-coréens (LG, Samsung). En 2018, CATL a annoncé la construction d’une usine en Allemagne pour approvisionner BMW, preuve de la compétitivité de la technologie chinoise. Le pays contrôle en outre un tiers de l’approvisionnement global en matières premières (lithium), via les investissements des groupes Tianqi et Ganfeng dans les mines australiennes et chiliennes.
Plus simple à concevoir, le tout électrique permet également de faire émerger des start-ups chinoises, souvent issues du secteur numérique, comme Nio, Byton ou encore Weltmeister. Leur modèle de vente et de services en ligne, sans intermédiation d’un réseau de concessionnaires, pourraient favoriser leur future internationalisation.
Face à ce saut technologique, les constructeurs occidentaux sont contraints de revoir leur positionnement sur l’échiquier mondial. Le groupe automobile français PSA développe en partenariat avec son principal actionnaire chinois Dongfeng une plateforme globale de production dédiée aux motorisations électriques. Daimler et Geely ont récemment annoncé une co-entreprise mondiale pour électrifier la marque de petites citadines Smart. De son coté, BMW devrait produire une version électrique de sa gamme Mini en partenariat avec Great Wall.

Une mobilité connectée et partagée

La Chine compte plus d’internautes et génère plus de données d’usage que tout autre pays. L’ubiquité des paiements mobiles a permis de faire émerger un écosystème de services à la demande répondant aux besoins de la classe moyenne émergeante. Cette numérisation de la société de consommation chinoise, favorise largement la montée en puissance des solutions des mobilités partagées.
Selon une étude de Roland Berger en 2017, les flottes de véhicules à la demande (avec ou sans chauffeur) représentent environ 10% du parc automobile chinois en circulation. Cette part pourrait atteindre plus de 30% d’ici à 2025. La plateforme de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) Didi Chuxing concentre 90% du marché. Elle opère 30 millions de courses par jour pour le compte de 550 millions d’utilisateurs. A titre de comparaison, Uber effectue 15 millions de trajets quotidiens dans le monde. Valorisé à plus de 50 milliards de dollars, Didi a entamé une conquête de l’international. Outre le fait d’opérer en propre en Australie et à Mexico, le géant chinois a également investi dans les plateformes Grab, Lyft, Ola ou encore Taxify, créant un réseau couvrant 80% de la population mondiale.
Le monopole de Didi est de plus en plus contesté. Meituan, le géant chinois de la vente en ligne groupée et de la livraison de repas, a lancé en 2018 une offre de VTC. L’entreprise a également mis la main sur la solution de partage de vélo Mobike pour 2,7 milliards de dollars. A la liste des concurrents de Didi s’ajoute depuis cette année une alliance inédite. Les constructeurs automobiles Changan, Dongfeng et FAW se sont alliés aux conglomérats technologiques Tencent, Allibaba et Suning pour investir plus d’un milliard de dollars dans le développement d’une offre de mobilité à la demande. Alibaba a également investi dans Hellobike, troisième acteur chinois du partage de vélos. Rebaptisée HelloTransDev, l’entreprise propose désormais des services de covoiturage et de VTC.
En plus de se positionner sur le segment de la mobilité à la demande, les géants des nouvelles technologies investissent massivement dans le domaine de la conduite autonome. Alibaba, Baidu et Tencent disposent tous de systèmes de cartographie haute définition et testent leurs véhicules autonomes sur routes ouvertes. Baidu opère par ailleurs Apollo, une plateforme logicielle libre (« open source ») permettant aux acteurs de la filière automobile de développer des solutions de conduite autonome. Depuis son lancement en 2017, plus de 125 partenaires ont rejoint la plateforme, dont les constructeurs BMW, Daimler, Ford ou NIO. La base de données de conduite d’Apollo est déjà dix fois plus importante que n’importe quelle autre plateforme dans le monde.
L’empire du milieu ambitionne de créer un écosystème de véhicules électriques, plateformes numériques, standard de communication 5G et système de conduite autonome, qu’il pourra déployer à l’international. Le futur de la mobilité connectée, électrique et partagée s’écrit désormais en Chine, plutôt qu’en Occident.

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A propos de l'auteur
Directeur marketing basé à Pékin, spécialiste du management de l’innovation, Bertrand Hartemann se passionne pour les nouveaux modèles économiques induits par la disruption numérique. Diplômé de la Sorbonne et du CNAM en droit, finances et économie, il a plus de dix ans d’expérience professionnelle partagée entre la France et la Chine.