Economie
Entretien

"La Chine ? Je connais, j'ai déjà travaillé avec le Japon et la Corée"

Le quartier d'affaires de Luziazui à Shanghai, sur la rive est du Huangpu. (Source : The Atlantic)
Le quartier d'affaires de Luziazui à Shanghai, sur la rive est du Huangpu. (Source : The Atlantic)
L’investissement en Chine n’est plus une nouveauté. En co-entreprise ou en simple partenariat, l’aventure commerciale avec les Chinois est devenue presque une obligation dans certains secteurs d’activité comme l’automobile. Mais la connaissance de la Chine et de sa culture n’est pas devenue universelle, loin s’en faut. Et les problèmes de communication entre partenaires subsistent comme il y 30 ans. Or ignorer la culture d’une pays dans le développement stratégique d’une entreprise revient à s’exposer à des risques majeurs. Entretien avec Hugo Winckler, avocat au barreau de Paris et spécialiste en droit des affaires franco-chinoises.

Entretien

Fasciné depuis toujours par la Chine, Hugo Winckler a suivi une double formation en droit à Paris II et en études chinoises à Paris VII. Ce qui lui a permit d’obtenir une bourse pour étudier l’économie et la gestion à Taïwan. De retour en France, il a développé une pratique juridique quasi-exclusivement centrée sur l’accompagnement d’investisseurs chinois en France et réciproquement d’industriels français en Chine. Il accompagne quotidiennement des investisseurs privés, aussi bien que des sociétés cotées et des entreprises d’État chinoises, dans des projets d’investissement direct, d’acquisition d’entreprises ou de création de coentreprises.

L'avocat d'affaires Hugo Winckler. (Crédits : DR)
L'avocat d'affaires Hugo Winckler. (Crédits : DR)
En quoi la clientèle chinoise est-elle particulière ?
Travailler pour le compte de clients chinois demande de comprendre la Chine avec ses grandeurs et ses contraintes. Et pour être franc, il n’est pas rare que certains cadres français vous disent : « La Chine, je connais, j’ai déjà travaillé avec le Japon ou la Corée. » Il existe encore une vraie méconnaissance. L’histoire contemporaine de la Chine est spectaculaire. Le régime politique et économique y est tout à fait particulier. On mésestime l’importance de ces singularités. Prenons un exemple : dans les entreprises d’État, le statut des salariés est proche de celui des fonctionnaires et ils sont pour les niveaux supérieurs tous des cadres du Parti. En conséquence, ils suivent les formations des écoles du Parti, leurs rémunérations suivent les grilles de rémunération de la fonction publique et ont un grade administratif. Ainsi, le président d’une grande société étatique peut avoir le même niveau administratif qu’un gouverneur de province. Les entreprises chinoises ont souvent des bureaux politiques. Leurs approches des sujets stratégiques ressortent en conséquence d’une grille de lecture très liée à celle des autorités. Le chef d’entreprise qui a créé seul sa société dans une petite ville de province aura une perception des choses différente.
Il faut aussi garder en tête l’histoire de la Chine. Quelqu’un de 60 ans, donc né en 1959, aura vécu la Révolution culturelle [entre 1966 et 1976, NDLR], le statut des jeunes instruits, l’ouverture progressive avec Deng Xiaoping, les événements de Tian’anmen en 1989, le début des zones économiques spéciales, mais aussi les années 1990, particulièrement dures et qui culminent avec la fin du « bol de riz de fer » [l’emploi à vie, NDLR], le passage brutal à une économie compétitive puis à l’envolée la Chine et son ouverture à l’international. C’est tout à fait incompréhensible de l’extérieur, mais un tel périple historique marque indubitablement les mentalités.
A l’évidence, il y a une « géométrie » proprement chinoise. Mais au final, les affaires ne reprennent-elles pas le dessus ?
C’est généralement plus compliqué. Oui, le but, c’est de gagner de l’argent, mais l’opérateur chinois le fera toujours avec en arrière-plan les incitations et contraintes chinoises. Le plan quinquennal demeure d’un point de vue industriel, le document qui doit être sur la table de chevet de quiconque travaille avec la Chine. Il y a une dimension politique beaucoup plus forte et prégnante dans la vision sociale de la Chine – non pas simplement comme une contrainte négative – c’est là notre projection d’une culture occidentale qui tend à évincer le politique de l’économique -, mais aussi comme une force d’ordonnancement du capital concurrente – rectificative ? – au marché. Il faut aussi voir qu’il y a beaucoup de normes juridiques chinoises d’application extra-territoriales. À partir du moment où une société a une filiale en Chine ou un actionnaire chinois, elle sera soumise à des déclarations dans ce pays (taxes, autorisation d’investissement, reporting, comptabilité…). Elle devra donc respecter des impératifs chinois, principalement liés au contrôle des investissements étrangers, entrant ou sortant. La connaissance de ce contexte politico-juridique est donc essentielle.
*L’élément social qui intervient dans le comportement humain.
Enfin, quand vous créez une coentreprise avec un partenaire, les affaires ont beau être les affaires, il y a aussi une dimension humaine, avec un conseil d’administration qui se réunit pour prendre des décisions stratégiques. L’homo economicus est un mythe, qui marche peut-être dans un sérail endogame : un pays, des écoles, une culture d’entreprise. A l’international, le socius* qui motive l’homme d’affaires prend plus d’importance. Ce n’est pas un mythe, l’amour dure trois ans : dans les partenariats économiques, aussi. La place du leader, de l’autonomie, l’importance du contrôle, l’exposition aux risques, sont autant d’éléments de culture d’entreprise qui impactent directement les prises de décisions et qui peuvent frustrer de part et d’autre les attentes des parties.
Certains projets de coentreprise échouent, d’autres réussissent. Quels sont les vecteurs du succès ?
Il y a effectivement autant d’histoires heureuses que de ratés. Il ne faut pas pour autant être pessimiste. Au contraire ! J’ai décidé de dédier ma carrière à faire le pont entre des sociétés françaises et chinoises. Il serait absurde de ne pas croire en la possibilité d’une coopération ! Je pense qu’il y a un certain problème dans la perception de la Chine aujourd’hui. Elle résulte d’abord du fait que la compréhension de la culture et de l’histoire chinoises demeure assez peu répandue. De plus, les médias véhiculent une image distordue d’une Chine présentée comme un nouvel Eldorado – les journaux ne vous parlent que des super-riches chinois, ce qui représente une toute petite anomalie statistique.
C’est d’ailleurs la première plainte de l’homme d’affaires chinois en Europe : « Personne ne me comprend. » Les sociétés chinoises ont tendance après une acquisition à remplacer le personnel de direction. Non pas simplement dans un objectif de contrôle, mais aussi parce que le fonctionnement et la culture d’entreprise ne sont pas la même et qu’il est nécessaire pour la société-mère chinoise de pouvoir échanger de manière fluide. La langue n’est pas l’obstacle généralement. L’anglais joue le rôle de lingua franca. La difficulté vient de ce que les termes de business opportunities, reporting, general manager n’ont pas les mêmes sens dans l’esprit d’un cadre chinois et d’un cadre français. Savoir s’adapter à une culture d’entreprise différente n’est pas facile et ne s’apprend pas sponanément, cela relève plus d’une posture.
Qu’est-ce que la médiation « franco-chinoise » ?
Travailler à l’entre-deux de la Chine et de la France m’a beaucoup incité à réfléchir à la façon d’assurer cette communication. Comment résoudre des différends qui résultent souvent d’une mauvaise compréhension. La médiation interculturelle est une approche très intéressante et qui se développe. Il faut voir que cette médiation est un ensemble de techniques – je le souligne car c’est important : il y a un savoir-faire métier particulier au médiateur. Ces techniques procèdent de la pratique du droit mais aussi de méthodes de négociations raisonnées assorties de connaissances sociologiques et économiques, entre autres. Le but est de permettre de faire accéder les différentes parties à une position mutuellement comprise et de les aider à changer leurs points de vue. Il s’agit de comprendre que derrière un conflit, actualisé ou larvé, ne se trouve pas une simple contestation, économique ou juridique, mais plus généralement des conflits humains qui forment ce qu’Edgar Morin nomme la complexité. C’est elle qu’il faut aborder sans chercher à la réduire.
Tout se joue-t-il vraiment dans la communication ? Les questions de conformité et de reporting ne sont-elles pas aussi au cœur de la question ?
On dit quelque fois que la liberté consisterait à faire tout ce que l’on ne voudrait pas qu’autrui nous fasse. Dans le monde des affaires, la liberté est bien plus souvent faire ce que l’autre (le partenaire, le concurrent, le législateur) ne nous empêche pas de faire. Dès lors, mettre en place des systèmes de conformité opérationnels, un terme assez neuf mais très pertinent, pour vérifier sur le terrain la réalité des faits, permet de mesurer exactement la qualité des relations. Cette approche n’est pas contraire à l’idée de médiation. Les deux éléments sont totalement complémentaires. Le plus grand risque est la rupture dans le niveau de connaissance et d’information mutuelle des parties. C’est quand il y a ignorance que la perception s’éloigne des faits et qu’il devient difficile de trouver un terrain d’entente. Mettre dès le départ un cadre clair de conformité et de reporting permet d’assurer un cadre clair des enjeux de la relation, diminuer l’asymétrie informationnelle et donc le risque de conflit.
Propos recueillis par Vivien Fortat

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A propos de l'auteur
Vivien Fortat est spécialisé sur les questions économiques chinoises et les "Nouvelles routes de la soie". Il a résidé pendant plusieurs années à Tokyo et Taipei. Docteur en économie, il travaille comme consultant en risque entreprise, notamment au profit de sociétés françaises implantées en Chine, depuis 2013.