Politique
Entretien

Remi Castets : "En Syrie, les Ouighours sont très respectés parmi les jihadistes"

Des combattants ouïghours du Parti islamique du Turkestan (PIT) en Syrie. (Source : Eurasianews)
Des combattants ouïghours du Parti islamique du Turkestan (PIT) en Syrie. (Source : Eurasianews)
La Syrie abrite depuis 2014 un contingent de jihadistes ouïghours autour duquel gravitent des combattants étrangers, dont quelques Français. Originaires de la province chinoise du Xinjiang ou de la diaspora, ces Ouïghours combattent dans les rangs du Parti islamique du Turkestan, affilié à Al-Qaïda. Les estimations sur leurs effectifs varient selon les observateurs. Mais tous s’accordent sur un point : les Ouïghours font partie des bataillons étrangers qui se sont créé une notoriété pour leur engagement dans les combats au nord-ouest de la Syrie. Le régime chinois a pris l’habitude de pointer ce réseau pour inscrire la répression du séparatisme et de l’anticolonialisme ouïghours dans la lutte contre les réseaux jihadistes internationaux. Entretien avec Rémi Castets, maître de conférences à l’université Bordeaux Montaigne et spécialiste de la question ouïghoure.

Entretien

Rémi Castets est chercheur, maître de conférence et directeur du département d’études chinoises à l’université de Bordeaux-Montaigne, où il enseigne depuis 2006. Il est aussi chercheur associé au Central Asian Program (George Washington University) et au CERI (Sciences Po , CNRS). Ses recherches portent principalement sur les phénomènes idéologiques, l’histoire politique du monde chinois, les rapports Islam-politique / centre-périphérie en République populaire de Chine (sur la question ouïghoure notamment), ainsi que sur la politique étrangère de la RPC dans le monde musulman.

Rémi Castets, directeur du Département d'études chinoises à l'université Bordeaux-Montaigne. (Crédit : Rémi Castets)
Rémi Castets, directeur du Département d'études chinoises à l'université Bordeaux-Montaigne. (Crédit : Rémi Castets)
Des Ouïghours partis faire le jihad, basés en Afghanistan, alliés de Ben Laden, et aujourd’hui installés à Idleb en Syrie… Comment en est-on arrivé là ?
Rémi Castets : Le réseau a émergé dans les zones pakistano-afghanes à l’initiative d’une poignée de militants adeptes du combat armé, dans la deuxième moitié des années 1990. Il s’est structuré autour d’Hasan Mahsum et de ses proches, issus des cellules islamo-nationalistes ouïghoures du sud du Xinjiang. Leur objectif était alors de mettre en place une base sanctuarisée échappant à l’influence chinoise. À partir de la fin des années 1990, leurs camps d’entraînement ont accueilli des Ouïghours souhaitant se former au combat contre l’État chinois. On dispose sur cette période des témoignages de ceux qui ont été internés à Guantanamo. D’après eux, un nombre non négligeable de recrues étaient aussi tout simplement des Ouïghours menacés d’être renvoyés en Chine depuis l’Asie Centrale ou le Pakistan, et qui souhaitaient trouver un refuge avant de gagner la Turquie. Accueillis par le réseau, certains ont alors été détournés de leur objectif initial.
Le groupe était protégé par les réseaux du commandant taliban Al-Haqqani et s’était rapproché du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), à la suite de son installation en Afghanistan en 1999. Il n’a été découvert par l’Occident qu’après son intervention contre l’Émirat islamique en 2001, et la capture d’Ouïghours par les forces pakistanaises et américaines. Connu sous le nom de Mouvement Islamique du Turkestan oriental (MITO), il disposait encore à cette époque de moyens limités. Il dispensait dans ses camps à la fois un enseignement religieux et un entraînement au combat et aux actions terroristes. Les témoignages des recrues font état de camps spartiates et mal équipés. Le MITO tentera sans grand succès de téléguider quelques actions terroristes au Xinjiang. Alors qu’Internet existait à peine, le réseau, certes en contact avec les milieux jihadistes étrangers et talibans, disposait d’une influence limitée au sein de la nébuleuse jihadiste. Il peinait à capter le soutien d’Al-Qaïda – Oussama Ben Laden, pour des raisons stratégiques, ne souhaitant pas à cette époque cibler la Chine.
Quand les choses ont-elles évolué ?
La situation a changé après les événements du 11 septembre 2001. Jusque-là, les autorités chinoises communiquaient très peu sur le séparatisme et l’anticolonialisme ouïghours, pour ne pas donner aux militants le retentissement médiatique à l’étranger qu’ils recherchaient. À partir de 2001, le régime chinois a utilisé l’existence marginale de cette formation pour tenter de légitimer sa double lutte contre l’opposition ouïghoure nationaliste et l’opposition islamiste. En réalité, ces deux oppositions étaient divisées sur le plan idéologique, mais Pékin a voulu en faire une seule et même nébuleuse terroriste – et ainsi, insérer sa lutte contre le séparatisme ouïghour violent et non violent dans la dynamique internationale de lutte contre les réseaux jihadistes.
Quelle est la réalité de la mouvance islamiste ouïghoure à l’époque ?
Le groupuscule est alors affaibli par l’intervention de l’OTAN en Afghanistan. Une partie des recrues perd la vie dans les combats aux côté du MIO, dans la région de Kunduz. Une petite vingtaine est capturée et internée à Guantanamo. L’ossature et les éléments les plus engagés se réfugient au Waziristan. Là-bas, ils naviguent sous la protection des talibans locaux, aux côtés des autres groupes issus de la nébuleuse jihadiste internationale. Le mouvement est travaillé à cette époque par des dissensions entre les éléments islamo-nationalistes, qui souhaitent privilégier le combat pour l’indépendance du Turkestan oriental, et ceux qui, au contact des combattants étrangers, s’alignent peu à peu sur des mouvements jihadistes étrangers et privilégient le jihad international. Ces dissensions et la mort d’Hassan Mahsum en 2003, lors d’une opération menée par l’armée pakistanaise, engendrent le retrait d’une partie des membres. Ce qui restait du groupuscule se fond dans la nébuleuse jihadiste internationale.
Quand reviennent-ils sous une forme autonome ?
Le réseau réapparaît dans les mois précédant les Jeux Olympiques de Pékin de 2008, sous le nom de Parti islamique du Turkestan (PIT). Son leader, Albulhaq Al-Turkistani, fait désormais partie de la shura Majlis [Conseil consultatif, NDLR] d’Al-Qaïda. Le mouvement développe sa communication sur les forums jihadistes, via son site Internet (Islam Awazi, « La voix de l’Islam ») et sa revue en arabe Turkistan al-islamiyya (Turkestan islamique) pour toucher les mouvements et l’opinion publique arabe. À cette époque, des militants étrangers naviguant à ses côtés ou de passage au Waziristan commencent à rejoindre le groupe qui, peu à peu, renforce ses réseaux. Il tente à nouveau de téléguider quelques attentats terroristes au Xinjiang ou à l’étranger, sans être encore massivement engagé sur les théâtres du jihad international.
Ce qui arrivera au moment de son implantation en Syrie…
La Syrie a en fait donné une immense caisse de résonance à la brigade du PIT. Elle lui a permis de prendre une ampleur que peu auraient pu imaginer il y a seulement cinq ans. On commence à entendre parler de la présence de jihadistes ouïghours en Syrie en 2012-2013, et les premières vidéos du PIT montrant cette branche syrienne sont diffusées en 2014. Elle s’illustre dans les batailles du tournant de 2015 aux côtés du Front al-Nosra, dans le gouvernorat d’Idleb, lors de la prise de la ville de Jisr al-Shughur, mais aussi lors des batailles de Sahl al-Ghab, Abou al-Dahour, Latakié Alep et Khan Touman. Elle mobilise alors des réseaux de soutien en Turquie, et en particulier dans la diaspora locale, celle des pays musulmans. Mais aussi, fait nouveau, elle bénéficie d’un soutien croissant des cercles islamistes du reste du monde musulman. La branche syrienne du PIT s’installe alors dans le gouvernorat, en particulier autour de Jisr-Al-Shugur. Les jihadistes fondent plusieurs implantations à partir desquelles ils proposent aux réfugiés ouïghours, en fuite le plus souvent via l’Asie du Sud ou transitant par la Turquie, de s’installer avec leur famille aux côtés d’autres Ouïghours désireux de faire le jihad.
Pourquoi sont-ils réputés si courageux et jusqu’au-boutistes ?
Pour ces jihadistes ouïghours, qui ont fui le Xinjiang et rejoint les combats en Syrie, il n’y a pas vraiment de plan B. Ils encourent la prison, et souvent la peine de mort s’ils sont renvoyés en Chine. Il faut qu’ils tiennent leur base en Syrie, et pour cela, beaucoup combattront jusqu’à la mort. Parmi les jihadistes de Syrie, ils sont respectés. Sans être forcément les plus aguerris, ils sont désormais bien équipés et tiennent les positions autant que faire se peut. Ils commettent des attaques-suicides prouvant leur engagement… Souvent, ils essaient de jouer le rôle de médiateurs quand des conflits émergent entre bataillons jihadistes, sans pour autant remettre en cause leur proximité avec Al-Qaïda.
Où sont-ils localisés, précisément, à Idleb ?
Les services de renseignement suivent la question de près. Mais il faut faire la différence entre les combattants sur la ligne de front, qui est assez mouvante, et leurs familles qui restent à l’arrière, dans les villages où ils se sont installés à la suite du départ d’une partie des populations locales.
Comment se passe la cohabitation des combattants ouïghours avec leurs homologues ouzbeks, tchétchènes et syriens ?
Il faudrait être sur place pour le savoir précisément, mais ce qui ressort de leurs publications sur Internet, c’est qu’ils se connaissent bien et combattent ensemble. Il y a un socle commun, pour ceux qui sont passés par la case Waziristan ou Afghanistan. Dans le nord de la Syrie, notamment, les Ouïghours mènent des opérations conjointes avec les mouvements jihadistes d’Hayat Tahrir al-Sham. Le mouvement dispose de liens privilégiés avec les Ouzbeks de la Kabibat Imam al-Boukhari, des liens qui datent du théâtre afghano-pakistanais. En Afghanistan, la branche du PIT a combattu dans les années 2010 aux côtés des Taliban avec la Katibat Imam al-Boukhari, l’Islamic Jihad Union et d’autres mouvements jihadistes liés à Al-Qaïda. En Syrie, ils sont mêmes devenus les protecteurs d’un petit groupe jihadiste à dominante française : Firqatul Ghuraba.
Cela reste-t-il toujours dans le cadre de leur affiliation à Al-Qaïda ?
Oui. Contrairement à d’autres réseaux jihadistes, le PIT est resté fidèle à son alliance avec Al-Qaïda et les Taliban à la suite de la scission entre Al-Qaïda et Daech. Quelques Ouïghours ont combattu sous le drapeau de l’État islamique, mais l’EI les a souvent utilisés comme chair à canon et beaucoup sont morts ou ont déserté. Bien que la plupart des leaders d’Al-Qaïda soient des Arabes, les jihadistes ouïghours constituent aujourd’hui un mouvement reconnu en son sein.
Quels sont leurs rapports avec les Ouïghours restés au Xinjiang ? Y a-t-il un risque de radicalisation des Ouïghours en Chine, comme le soutiennent les autorités de Pékin ?
Ces rapports sont très limités, en raison du cadre ultra-sécuritaire qui a été mis en place au Xinjiang au fil des 20 dernières années. La société ouïghoure largement sécularisée est peu encline à adhérer aux lectures néo-fondamentalistes de l’islam. Son rapport à l’islam est assez différent de celui des populations du Moyen-Orient ou de la péninsule arabique. La pratique religieuse y est ultra-contrôlée, voire dissuadée, ce qui génère aussi de fortes frustrations. La répression des revendications anticoloniales sous toutes leurs formes incite les plus désespérés à sombrer dans la violence. De fait, le contexte peut catalyser la radicalisation d’éléments galvanisés par les vidéos du PIT et ne craignant plus de se sacrifier. Il faut cependant se méfier, car l’État chinois a une lecture du radicalisme qui recouvre toute forme de pensée critique contre le Parti.
En cas d’auto-dissolution des factions d’Idleb, que vont devenir les combattants ouïghours ?
Je ne pense pas qu’il y aura d’auto-dissolution. Les Ouïghours du PIT ont résisté à la scission entre Daech et Al-Qaïda, on peut supposer qu’ils resteront fidèles jusqu’au bout. Certains seront peut-être tentés, en fonction des affinités qui se créent avec leurs frères d’armes, de rejoindre d’autres réseaux, mais cela reste un phénomène marginal. Seules des dissensions entre cadres dirigeants du PIT pourraient mettre en danger le mouvement à l’heure actuelle. Pour autant, l’avenir du PIT en Syrie comme celui des mouvements jihadistes de la poche d’Idleb semble sombre. Les principaux risques d’hémorragie des effectifs sont liés aux pertes humaines aux combat, à prévoir lorsque la poche sera réduite par la coalition pro-Assad. Pour le moment, le PIT reste fort.
Et si la poche jihadiste d’Idleb est dissoute ?
Pour l’instant, la stratégie de la Chine et de la Russie consiste plutôt à exterminer les combattants. Après, tout dépend du jeu de la Turquie, qui a été l’alliée d’un certain nombre de mouvements jihadistes mais a pris ses distances ces dernières années. Va-t-elle les laisser traverser la frontière turque ? Ou les lâcher complètement ? Il est possible aussi qu’ils parviennent à capitaliser les réseaux jihadistes et à se rapprocher d’autres théâtres d’opération – au Yémen par exemple, ou en Afrique. Le PIT dispose par ailleurs de sa base opérationnelle historique en Afghanistan, depuis sa relocalisation depuis le Waziristan au milieu des années 2010. Tant que les Taliban, certes courtisés par la Chine, ne les lâchent pas, ils pourront rester là-bas aussi.
Propos recueillis par Marine Jeannin

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A propos de l'auteur
Journaliste basée à Accra (Ghana), Marine Jeannin est la correspondante de RFI, Le Monde, TV5 Monde, Géo et autres médias audiovisuelles et numériques francophones.