Politique
Enquête

Ouïghours : quand la Chine réprime jusqu'en France

Manifestation de Ouïghours à Paris, le 5 juillet 2009, le jour des émeutes interethnique d'Urumqi, qui ont fait 197 morts. (Source : Courrier International)
Manifestation de Ouïghours à Paris, le 5 juillet 2009, le jour des émeutes interethnique d'Urumqi, qui ont fait 197 morts. (Source : Courrier International)
La répression qui s’abat sur les Ouïghours ne s’arrête pas aux frontières du Xinjiang. Le gouvernement chinois tente par tous les moyens de contrôler la diaspora de cette minorité turcophone, de culture musulmane. Asialyst a enquêté sur les méthodes de Pékin pour espionner la communauté ouïghoure de France et forcer certains ressortissants à rentrer au pays.
« Ta mère est à l’école. » Lorsqu’elle reçoit cet énigmatique message téléphonique début juillet 2017, Gulhumar Haitiwaji le décode aussitôt. La jeune Ouïghoure, qui vit à Paris depuis 12 ans, voit ses craintes confirmées à l’autre bout du fil par sa tante, restée au Xinjiang, à 6000 km de là.
« L’école », une expression parmi tant d’autres pour désigner les camps de rééducation qui essaiment depuis deux ans dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang. La mère de Gulhumar est donc détenue dans l’un de ces « centres de formation professionnelle » destinés à « éduquer et transformer les personnes qui ont été influencées par l’extrémisme », comme les décrit la propagande chinoise. Selon le comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale, plus d’un million de citoyens ouïghours et autres minorités musulmanes turciques (Kazakhs, Kirghizes, Ouzbeks) seraient détenus dans ces lieux fermés qui ont fait de la région « quelque chose ressemblant à un camp d’internement, entouré de secret, une sorte de zone de non-droit ».
Gulhumar, 26 ans, qu’Asialyst a rencontrée dans une brasserie parisienne proche de l’entreprise d’horlogerie où elle travaille, ajoute des remords à sa colère. Sa mère, Gulbahar Haitiwaji, aurait-elle pu éviter le piège tendu par les autorités chinoises ? En 2006, cette ingénieure mécanique issue du nord du Xinjiang, choisit de rejoindre son mari en France, accompagnée de ses deux filles « pour leur offrir une meilleure éducation ». Elle suit à distance la vague de répression qui s’abat sur les 11 millions de Ouïghours de la région, après les émeutes interethniques de 2009 ayant fait 197 morts dans la capitale Urumqi, selon les chiffres officiels.
Les rares retours dans la province sont accompagnés d’un marquage serré des autorités. « Mes parents étaient habitués à devoir « boire le thé » avec la sécurité d’État, à être interrogés sur les autres Ouïghours de l’étranger, à être suivis dans la rue. » Mais la mère de Gulhumar ne se méfie pas lorsqu’en novembre 2016, elle reçoit un appel de son ancien patron, pour lequel elle travaillait dans une entreprise pétrolière. « Un ami de la famille en plus », s’indigne sa fille. L’homme lui explique qu’elle peut désormais toucher sa retraite, à condition de venir rapidement au Xinjiang signer des papiers. « Ma mère lui répond qu’elle préfère venir pendant les beaux jours, que la signature peut attendre. Mais son patron lui dit que c’est impossible, il la harcèle. Elle finit par céder et part quelques jours plus tard. »
Dès son arrivée dans la ville de Karamay, elle est arrêtée. En garde à vue, les policiers lui montrent des photos de sa fille, prises à Paris et récupérées sur Internet. « J’avais participé à une manifestation de la communauté ouïghoure avec ma soeur, dans laquelle celle-ci brandissait un drapeau ouïghour [du Turkestan oriental, nom donné à la région avant la Chine communiste, NDLR], reconnaît Gulhumar. C’est peut-être l’explication de son arrestation. Ma mère ne connaissait pas l’existence de cette photo. Elle m’a d’ailleurs engueulée à sa sortie du commissariat au bout de 24 heures. » Impossible de repartir en France, son passeport est confisqué. Le 29 janvier 2017, la police l’emmène vers une destination inconnue. « Depuis, je n’ai plus entendu le son de sa voix. On a appris en juillet de la même année qu’elle était en camp de rééducation. Ma tante a pu la voir à quelques reprises, mais impossible de connaître ses conditions d’incarcération. Les conversations étaient toutes écoutées. »
Gulhumar, (à gauche) aux côtés de sa mère, aujourd'hui emprisonnée. (Crédit : DR)
Gulhumar, (à gauche) aux côtés de sa mère, aujourd'hui emprisonnée. (Crédit : DR)
Au fil des mois, cette tante se montre de moins en moins disserte et supprime Gulhumar de ses contacts Wechat, le réseau social le plus utilisé en Chine. La jeune fille, qui se tait depuis deux ans, décide alors de sortir du silence.
A voir, la vidéo de Gulhumar Haitiwaji, diffusée sur Kombini :
Le 25 décembre, un ami de la famille appelle. « Il nous a annonce que ma mère vient d’être condamnée à 7 ans de prison pour « trahison d’État ». Impossible d’en savoir plus, on n’a eu aucune notification, on ne sait même pas où elle est. J’ai contacté le ministère français des Affaires étrangères, ils essaient d’avoir des informations. » Une tâche très compliquée car Gulbahar Haitiwaji était la seule personne de la famille à avoir conservé sa nationalité chinoise. « C’est probablement la raison pour laquelle elle a été ciblée », pense sa fille.
Gulbahar Hitiwaji, la mère de Gulhumar, en vacances dans le sud de la France. (Crédits : DR)
Gulbahar Haitiwaji, la mère de Gulhumar, en vacances dans le sud de la France. (Crédits : DR)

« Reviens maintenant, sinon toute ta famille ira en camp de rééducation. »

« Elle a été la première Ouïghoure de France arrêtée. Depuis la liste s’est allongée, précise Dilnur Reyhan, une sociologue ouïghoure qui suit de près les pressions subies par la diaspora de France. C’est une communauté récente qui contrairement à l’Allemagne, aux Pays-Bas ou aux pays scandinaves est principalement composée d’étudiants, destinés pour certains à revenir travailler dans la région ouïghoure. » Cette enseignante à l’Inalco refuse de parler de musulmans ouïghours « car les personnes ciblées sont surtout des laïcs ». Elle livre un constat effarant : « Depuis la fin 2016 avec la systématisation des camps de rééducation, la grande majorité des étudiants qui sont retournés dans la région ont disparu dès leur arrivée. Le phénomène concerne même les apolitiques, qui ne fréquentaient pas la communauté ouïghoure pour ne pas paraître suspectes. Aujourd’hui, absolument personne n’ose rentrer au pays. »
*nom d’emprunt.
Adili* en est la parfaite illustration. « J’ai perdu mon pays, ma famille, je me suis retrouvé tout seul du jour au lendemain », se lamente le jeune homme, joint par téléphone. Lorsqu’il arrive avec sa femme au début des années 2010 pour étudier dans l’hexagone, il met un point d’honneur à se tenir à distance de tout militantisme : « On était extrêmement prudents car on voulait revenir au Xinjiang après mes études et on se méfiait des idéologies. D’ailleurs, nous sommes non-pratiquants et on boit de l’alcool. »
Quand Adili termine ses études en 2016, se pose la question du retour. « On commençait à entendre parler des camps de rééducation. Mon épouse me dit alors : « Si on rentre, on aura plein de problèmes, donc on attend un peu. » Mais quelques mois plus tard, la femme d’Adili reçoit un coup de téléphone du Xinjiang. Sa mère se dit très malade et lui demande de venir la voir au plus vite. Nouveau piège, avec un scenario désormais rôdé. La jeune femme est interpellée dès son arrivée a l’aéroport puis assignée à résidence, chez ses parents. Le contact est coupé avec Adili : « Ma belle-famille m’a dit de ne plus appeler. »
Peu de temps après, il est contacté par la police de sa ville natale : « Reviens maintenant, sinon toute ta famille ira en camp de rééducation. » Refus du jeune homme, le couperet tombe. Sa femme est envoyée quelques jours plus tard dans un lieu inconnu. « Ton mari mène des activités politiques illégales en France, il est en contact avec des terroristes », auraient déclaré les policiers au moment de l’arrestation. « Je ne comprends pas, s’insurge Adli. En 2016, j’étais rentré au Xinjiang sans avoir trop de problèmes. En moins d’un an, je suis devenu un terroriste aux yeux des autorités chinoises. Comment est-ce possible ? »

Tradition maoïste

Ces arrestations massives ne surprennent pas Remi Castets, directeur du département d’études chinoises de l’université Bordeaux-Montaigne. « C’est la politique du grand coup de filet. L’appareil de sécurité arrête et essaie de « traiter » toutes les personnes suspectées d’être vectrices d’idées qu’il juge subversives. Dans le fil de la tradition politique maoïste, on considère qu’on pourra les rééduquer dans les centres en faisant appel à la persuasion et à la contrainte. La durée de la détention varie ensuite selon le « recadrage » qu’on estime devoir leur apporter », explique ce spécialiste du Xinjiang pour qui la surveillance de la diaspora existait déjà à la fin des années 1990, mais s’est intensifiée.
Si Adili n’a aujourd’hui aucune nouvelle de sa femme, les services de renseignement chinois, eux, ne se font pas oublier. Lors de leur dernier coup de fil, ils lui demandent d’espionner pour le compte de Pékin : « Si tu veux récupérer une certaine liberté, tu dois aller dans les manifestations de la communauté ouïghoure, t’infiltrer dans les associations françaises qui militent contre le gouvernement chinois. Tu dois aussi voyager en Europe », lui indique-t-on.
Ce vaste système de surveillance, mis en place au sein de la communauté en exil, nous a été confirmé par plusieurs sources. « Très souvent, cela commence par un appel de la famille restée au Xinjiang et mise sous pression, explique l’une d’entre elles. Nos proches nous demandent d’entrer en contact avec des inconnus sur Wechat ou Whatsapp. » A l’autre bout du fil, des agents du renseignement prennent le relais. Un éventail d’informations personnelles est demandé : photos des diplômes, contrat de travail, bail, livret de famille s’il y en a un ou encore des informations sur le conjoint français… « Certains doivent même se photographier dans les différents endroits où ils se rendent chaque jour. »
*nom d’emprunt.
Pour les personnes jugées les plus habiles, le spectre des demandes s’élargit. Munire*, installée depuis plusieurs années en région parisienne, en a fait les frais. « Ils m’ont dit que j’étais une fille de la nation communiste, et que je devais travailler pour l’État. On m’a alors demandé de me faire inviter dans un congrès lié à la culture ouïghoure et de récupérer le maximum d’informations sur les participants et les discours. J’ai refusé. »
La jeune femme qui a « l’impression de vivre dans un film de James Bond » tente désormais d’ignorer les nombreux messages envoyés en langue ouïghoure par un mystérieux interlocuteur. Les émoticônes naïves s’y ajoutent aux avertissements glaçants : « Est-ce que tu t’intéresses à la sécurité et la santé de ta famille ? Elles dépendent de toi désormais. » Depuis cette dernière menace, un message sibyllin du père de Munire lui a fait comprendre qu’un de ses frères était parti en camp de rééducation. Impossible pour la jeune femme d’aller vérifier sur place. Pour l’heure, elle fait face à une autre forme de pression exercée par Pékin. Comme Adili, elle cherche à renouveler son passeport chinois afin de prolonger son permis de séjour en France. Mais à l’ambassade de Chine à Paris, tous deux reçoivent la même réponse : « Vous êtes Ouïghours, vous devez refaire vos documents au Xinjiang. »
S’agit-il d’un piège supplémentaire pour faire revenir ces moutons noirs de la diaspora ? Munire en est persuadée et décrit une situation kafkaienne : « Si on revient au pays, on se fait arrêter. Si on demande une naturalisation en France, les autorités chinoises refusent de nous fournir le certificat de naissance nécessaire à la procédure. Enfin si on fait une demande d’asile, nos familles et même nos amis seront encore plus persécutés. » La jeune femme s’avoue épuisée psychologiquement : « Je n’en peux plus que le gouvernement chinois décide de ma vie. Parfois, je me dis qu’il vaudrait mieux mener une vraie guerre plutôt que de vivre comme ça. »
Par Baptiste Fallevoz

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A propos de l'auteur
Producteur, journaliste, actuellement rédacteur en chef et chroniqueur à France 24. Auparavant basé en Chine, il a été directeur général adjoint d’ActuAsia, à Shanghai puis Pékin, de 2009 à 2016. Il collaboré avec de nombreux médias français et internationaux (France 24, Arte, Associated Press, Canal +, BFM TV ou Mediapart).