Politique
Analyse

Laos : quel bilan pour les reformes de Thongloun ?

Le Premier ministre laotien Thongloun Sisoulith à son arrivée à Manille pour le Sommet de l'Association des Nations d'Asie du Sud-Est (ASEAN), le 28 avril 2017. (Crédits : AFP PHOTO / Mohd RASFAN)
Le Premier ministre laotien Thongloun Sisoulith à son arrivée à Manille pour le Sommet de l'Association des Nations d'Asie du Sud-Est (ASEAN), le 28 avril 2017. (Crédits : AFP PHOTO / Mohd RASFAN)
Comment décrire les changements au Laos ? Le Parti révolutionnaire populaire lao (PPRL), seul parti politique autorisé du pays, continue d’asseoir sa domination sur la vie politique, économique et la société. Le nouveau Premier ministre, Thongloun Sisoulith, au pouvoir depuis avril 2016, est dorénavant responsable de la mise en œuvre de l’orientation socio-économique du pays jusqu’en 2020 (8e plan 2016-2020). Homme modeste et discret, il a été élu pour véhiculer une image de stabilité et de continuité politiques, mais également pour éteindre les risques de conflits internes au sein de l’État-parti (et de la société) nés de la politique menée par le bureau politique sortant (ou Politburo) qualifiée par de nombreux observateurs de pro-chinoise et empreinte de corruption. Au-delà d’un rééquilibrage stratégique en direction de Hanoï, Thongloun mène depuis un an une politique qui s’appuie sur la rationalisation et la moralisation du Parti tout en réformant progressivement la société laotienne.

Contexte

Le Laos (ou République démocratique populaire lao) a été pendant longtemps décrit comme un pays isolé, dépourvu de projet géopolitique et géoéconomique, victime du poids que les puissants voisins – Chine, Thaïlande et Vietnam en tête – exerçaient sur le pays. Aujourd’hui, le Laos envisage désormais son destin régional avec une confiance croissante et assume ses ambitions au sein de l’ASEAN. Ce retournement de la géohistoire du Laos a été rendu possible par une redéfinition des stratégies économique, politique et géopolitique de l’État-parti, qui après une tentative marxiste-léniniste du mode de production agricole (1975-1986) s’est engagé dans une transition économique dirigée vers une économie de marché basée sur les modèles chinois et vietnamien. Pour cela, Vientiane recourt à des stratégies de hedging (couverture) comprenant des relations bilatérales, régionales et multilatérales multiples et simultanées.

Le décollage du Laos reste cependant fragile. En cause : la rapidité avec laquelle les transformations se sont mises en place et le poids économique encore faible du pays, sa structure demeurant celle d’un pays en voie de développement. De plus, la société laotienne est marquée par des niveaux de développement et des potentialités économiques très distincts, sources de frustration des populations rurales et péri-urbaines. En effet, compte tenu de ses pesanteurs historiques et politiques, pour ne pas dire de ses mauvaises habitudes (corruption), les élites et la population urbaine du Laos restent les principaux bénéficiaires du développement économique et de l’intégration régionale. Et cela au moment où une part importante de la population et les acteurs externes (ONG, États, bailleurs de fonds) se montrent de plus en plus critiques envers un gouvernement qui a dans le temps montré une faible tolérance aux remarques sur sa gestion du pays.

Thoungloun Sisoulith, le nouvel homme fort du pays

Membre du Politburo depuis près de 15 ans, Thongloun est pressenti à sa grande surprise lors du Xe Congrès du Parti révolutionnaire populaire lao (PPRL) en janvier 2016 pour devenir Premier ministre. Il est élu à cette fonction par l’Assemblée nationale le 20 avril 2016. Né le 10 novembre 1945 à Hua Phan (71 ans), province frontalière du Vietnam, Thongloun est marié à la fille adoptive de Phoumi Vongvichit, ancien président de la République démocratique populaire lao (1986-1991) et membre historique du Pathet lao. Vice-ministre des Affaires étrangères de 1987 à 1992, puis ministre du Travail et des Affaires sociales de 1993 à 1997, Thongloun Sisoulith devient membre du Bureau politique du Comité central du Parti en 2001 (VIIe Congrès) et vice-Premier ministre de 2001 à 2016 ainsi que ministre des Affaires étrangères de 2006 à 2016. Il tire de cette fonction une grande connaissance des relations internationales et des personnes les plus puissantes du monde. À ce titre, le Sommet US-ASEAN de Sunnylands (15 au 16 février 2016) où, pour la première fois, un président américain (Obama) rencontrait l’ensemble des dirigeants de l’ASEAN sur le sol américain (Californie), a permis à Thongloun de coprésider la rencontre multilatérale portant sur la coopération économique, les relations stratégiques, la sécurité, le terrorisme et, surtout, la mer de Chine du Sud.
Formé dans le bloc socialiste, il a étudié au Vietnam et a passé de nombreuses années en ex-Union soviétique où il y a soutenu une thèse en histoire des relations internationales. Cette parenthèse russe dans les études de Thongloun n’a d’ailleurs pas échappé à Vladimir Poutine (et aux Affaires étrangères russes). L’homme fort du Kremlin a rappelé, non sans un certain plaisir, lors de la célébration du 20e anniversaire des relations entre l’ASEAN et la Russie à Sotchi (19 au 20 mai 2016), que Thongloun était titulaire d’un doctorat de l’Université Herzen de Saint-Pétersbourg et, qu’à ce titre, il maîtrisait la langue russe (tout comme l’anglais et le vietnamien). De toute évidence, la Russie, autrefois acteur central en ex-Indochine durant la guerre froide, et qui souhaite désormais coopérer plus intensément avec les pays de l’Asie du Sud-Est, voit la nomination de Thongloun d’un très bon œil.
Alors que plusieurs analyses le présentent comme pro-vietnamien, Thongloun semble davantage être un partisan de l’équilibre des puissances. Premier haut fonctionnaire à se rendre aux États-Unis en 2010, il fait la promotion d’un dialogue constructif avec la Chine tout en recherchant une coopération accrue avec le Vietnam et la Thaïlande. Relativement neutre, du moins en apparence, Thongloun incarne la stratégie laotienne de couverture et prend soin de ne pas froisser les susceptibilités des puissances voisines.

Intensification de la lutte contre la corruption

En matière de lutte contre la corruption, les réalisations tangibles sont bien présentes depuis la nomination de Thongloun, même si la pratique existe à grande échelle et se développe de façon accélérée à mesure que la croissance économique se poursuit. Néanmoins, depuis la mise en place de la Commission nationale de moralisation de la vie publique, on assiste à une intensification de la lutte contre les dérives des membres du gouvernement et la corruption de certains fonctionnaires. Un constat confirmé par l’arrestation de plusieurs membres de la classe dirigeante et le limogeage de très nombreux employés des ministères et autres agences gouvernementales au cours de la dernière année.
Parmi les nombreuses décisions prises par Thongloun pour lutter contre les divers « avantages » de classe dirigeante, la plus symbolique est sans conteste le rappel de l’ensemble des voitures de luxe achetées avec des fonds publics et utilisées par les cadres du Parti en activité (ou à la retraite !). En quelques mois, le gouvernement laotien a mis aux enchères une quarantaine de Mercedes classe S et E et de BMW série 7. Pour montrer l’exemple, Thongloun a vendu aux enchères en février 2017 sa voiture de fonction, une BMW 730 IL, pour 160 000 dollars (1,3 milliard de kips) à un homme d’affaires de la province de Luang Prabang. Dorénavant, les dirigeants du gouvernement lao et du Politburo se déplacent en Toyota Camry. Dans un pays où le salaire moyen se situe à 110 dollars par mois, les voitures de luxe gouvernementales (facilement repérable avec leur plaque d’immatriculation bleue) avaient de plus en plus de mal à passer auprès de l’opinion publique et des fonctionnaires dont le versement des salaires est aléatoire depuis octobre 2012, date du début de la crise budgétaire actuelle.
Malgré ces efforts, le Laos reste très mal noté en terme de corruption. En effet, il n’est qu’au 123e rang sur 176 pays au classement international 2016, établi par l’organisation non gouvernementale Transparency International. Si le Bureau politique du Parti rappelle régulièrement à l’ordre ses cadres et les fonctionnaires des services gouvernementaux, il est tout à fait conscient qu’aucune politique anticorruption n’emporte l’adhésion de tous les acteurs. Au Laos, force est de constater que l’exemplarité n’est pas la vertu première de certains dirigeants et cadres du PPRL. Pendant longtemps, ladite exemplarité n’était pas une nécessité absolue pour garantir la coopération de la population. Les Laotiens constataient les écarts, pouvaient les critiquer, mais cela n’entravait pas pour autant leur intention de suivre le gouvernement dans son projet de développement socio-économique et d’intégration régionale. Aujourd’hui, à l’heure où la croissance économique nationale est au rendez-vous et où les richesses redistribuées vers la population sont source de divergences, la volonté de coopérer dans un contexte de manque d’exemplarité des dirigeants peut se faire rare. Thongloun et le Bureau politique ont bien compris que, comme la corruption généralisée devient de plus en plus inacceptable pour le corps social dans son ensemble, poussé par l’émergence timide d’une société civile, à terme elle constitue un frein au développement socio-économique et peut dresser un obstacle aux projets du Parti, fragiliser durablement le pays et diminuer la portée de l’affirmation laotienne sur la scène régionale et internationale.

Arrestation de plusieurs barons de la drogue

À la lutte anticorruption se superpose depuis quelques mois la lutte contre les barons de la drogue et autres gros bonnets du secteur du trafic de méthamphétamines (ou « yaba » littéralement « drogue qui rend fou »). Depuis des décennies, le territoire laotien, au cœur du fameux « Triangle d’Or », sert de plaque tournante entre les laboratoires clandestins situés en Birmanie (et en Chine) et les marchés thaïlandais, malaisiens et singapouriens, mais le yaba fait désormais des ravages dans la jeunesse urbaine laotienne âgée de 15 à 25 ans qui souhaite prolonger ses soirées ou augmenter sa consommation d’alcool. Le phénomène a été longtemps occulté par les autorités mais le gouvernement laotien semble en avoir pris la mesure et s’attaque directement aux chefs des réseaux transnationaux opérant sur le sol laotien, avec l’aide de la Thaïlande, pays frontalier où le nombre de consommateurs s’élèverait à près de 1,3 million. Entre octobre 2016 et avril 2017, quelque 74 millions de pilules de yaba ont été saisies en Thaïlande. D’après Sirinjya Sitdhichai, le chef de la lutte anti-narcotiques thaïlandais, « les drogues détruisent tout. Elles affectent notre pays, notre société, notre peuple. »*
Depuis l’arrestation spectaculaire d’un parrain de la drogue laotien Xaysana Keophimpha (ou Monsieur X) à Bangkok en janvier 2017, interpellé à l’aéroport international de Suvarnabhumi devant des touristes ébahis et les caméras des télévisions thaïlandaises, le gouvernement laotien ne semble plus vouloir fermer les yeux sur les hommes-clés du trafic de drogues de synthèse en Asie du Sud-Est, qui vivent en toute impunité au Laos.
Toutefois, l’ambiguïté des autorités laotiennes sur ce dossier est flagrante depuis des années, certains trafiquants bénéficiant de protections. Le millionnaire Xaysana Keophimpha est une célébrité au Laos, les Vientianais connaissant parfaitement l’emplacement des concessions de voitures de luxe (Ferrari, Lamborghini, Bentley, etc.) qui lui servent de couverture pour le blanchiment d’argent. En outre, durant l’enquête menée par les Thaïlandais, des soupçons de blanchiment d’argent issus du réseau de Xaysana ont été portés contre la belle-fille de l’ancien Premier ministre laotien Thongsing Thammavong, évincé du pouvoir au profit de Thongloun, sa politique ayant conduit à de fortes contestations au sein du Parti.
L’arrestation de Xaysana Keophimpha a néanmoins marqué un tournant et plusieurs autres figures de ce trafic régional ont été arrêtées depuis, certaines au Laos. Parmi elles, Sisouk Daoheoung, célébrité laotienne de second plan connu pour son amour des belles fêtes, des voitures de luxe et des chevaux de course, a été arrêté en avril 2017.
Toutefois, Thongloun est bien conscient que la lutte contre le trafic de drogue sur le territoire laotien soulève avec acuité la question d’un nettoyage en profondeur du système, qui pourrait remonter jusqu’à des responsables du gouvernement ayant protégé les trafiquants pendant des années. En a-t-il le pouvoir ou la volonté? Rien n’est moins sûr.

Moratoires sur l’exploitation des ressources forestières et agricoles

*D’après le 8e Plan quinquennal (2016-2020), l’objectif d’un couvert forestier couvrant 65 % du territoire aurait été atteint en 2015.
Contre toute attente, étant donné que l’exportation du bois transformé apporte une contribution importante à l’économie laotienne, Thongloun a pris la décision, deux mois après sa prise de pouvoir, d’interdire l’exportation de grumes (troncs d’arbres à l’état brut), de racines, de branches et de bois (transformé et non transformé), en publiant un moratoire le 13 mai 2016. Dorénavant, tous les ministères, les gouverneurs provinciaux et les maires devront mettre en œuvre des mesures strictes pour contrôler et inspecter l’abattage des arbres, le transport et la gestion des entreprises d’exploitation forestière. Ce n’est pas la première fois que le gouvernement émet une interdiction, l’exportation de bois non transformé étant interdite depuis le 18 août 2015, mais rien ne semblait empêcher le commerce illégal de prospérer, notamment en direction du Vietnam et de la Chine. D’après les premières données rendues publiques, depuis la mise en place du moratoire, le gouvernement aurait ordonné la fermeture de plus d’un millier d’exploitations forestières (pour la plupart familiales) et de plusieurs dizaines d’usines de transformation situées à proximité des zones de conservation du couvert forestier. Les Task Force Committees, en charge des inspections sur l’ensemble du territoire, auraient saisi des dizaines de mètres cubes de bois illégalement coupés (vendus depuis légalement par appel d’offres !) et une multitude d’équipements (camions de transport, bulldozers, grues, 4×4, tronçonneuses). Les comités ont également mis à jour une pratique courante de l’industrie forestière qui consiste à soustraire une très grande partie de ses revenus aux services fiscaux et douaniers du gouvernement central. Au-delà des pertes de revenus pour le gouvernement central, le Laos, soucieux de présenter aux bailleurs de fonds (et aux touristes internationaux) l’image d’un pays hautement boisé, et donc d’autant plus digne d’être aidé pour la richesse de sa biodiversité, a pour objectif, d’ici 2020, de reboiser près de 70 % de sa surface totale*.
*Dans la province d’Oudomxay, des propriétaires chinois auraient fait appel à une milice privée en armes pour obliger les ouvriers à travailler dans les plantations de bananes contaminées par les produits chimiques. **Les conditions sont si mauvaises que, semble-t-il, les propriétaires de plantations ne permettent pas aux ouvriers agricoles d’y travailler plus de trois ans. ***5,5 euros/jour.
Dans la même veine, la création de nouvelles concessions de plantations de bananes ont été suspendues dans le pays, notamment dans les provinces du Nord. Ces mesures font suite aux constatations de villageois et de fonctionnaires locaux face aux répercussions socio-environnementales visibles (maladies, décès, pollution des cours d’eau, mort de poissons, nombreux déchets plastiques) de l’utilisation massive de produits chimiques (engrais, pesticides, herbicides) nécessaires pour stimuler les rendements. Ces plantations commerciales, financées par des acteurs venant de Chine et dont la production est exclusivement pour le marché chinois, ont explosé au Laos en un peu plus de 10 ans, faisant passer la production de 90 000 tonnes en 2002 à près de 400 000 tonnes aujourd’hui, ce qui était vu il y a encore peu comme une bénédiction pour le développement rural du Nord. Les autorités ont octroyé de nombreuses concessions bananières avec, à l’arrivée, des conflits avec les ouvriers*, venant pour la plupart des provinces rurales. Les conditions de travail y sont difficiles, voire dangereuses pour la santé des travailleurs**, les salaires peu élevés (50 000 kips/jour)***, et en cas de maladie ou de décès, les indemnités quasiment inexistantes. Le sentiment anti-chinois dans le nord du pays devient un problème préoccupant pour Vientiane alors que la Chine est depuis 2014 le premier investisseur du pays.
Par Eric Mottet

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A propos de l'auteur
Éric Mottet est professeur de géopolitique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), directeur adjoint du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), codirecteur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est, et chercheur associé à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC). Il est l’auteur de nombreux livres, chapitres de livres et articles sur les questions géopolitiques en Asie du Sud-Est et de l’Est.