Politique
Cartes et infographies

L'Asie, royaume de la piraterie

Un membre de la Malaysian Maritime Enforcement agency dans un bateau de défense à coque rigide fabriqué au Canada, après une cérémonie de passage témoin à Malacca, à 148 km de Kuala Lumpur le 18 juin 2014.
Un membre de la Malaysian Maritime Enforcement agency dans un bateau de défense à coque rigide fabriqué au Canada, après une cérémonie de passage témoin à Malacca, à 148 km de Kuala Lumpur le 18 juin 2014. (Crédits : STR / AFP)
C’est un fléau sécuritaire qui alimente les fantasmes et excite les observateurs… La piraterie maritime empoisonne les flux commerciaux internationaux, et notamment leurs tronçons asiatiques. Une réalité que la seule évocation du « détroit de Malacca » suffit à illustrer, et qui a en partie motivé la Chine à développer les ceintures terrestres de sa « nouvelle route de la soie ». Mais au-delà des idées reçues, quelle est la véritable emprise de la piraterie maritime en Asie ? Réponse en cartes et infographies.
« Les eaux qui s’étendent de la Malaisie aux Philippines en passant par l’Indonésie ne doivent pas se transformer en un nouveau golfe d’Aden ». Le parallèle du ministre indonésien pour la Coordination politique, légale et sécuritaire est certes un peu poussif mais n’en est pas moins révélateur. Les craintes liées à la piraterie maritime en Asie s’amplifient à mesure que les vols de cargaison et les prises d’otages se multiplient dans les mers de la région.

Contexte

Qu’entend-on par « piraterie maritime » ? Un petit détour lexicologique s’impose. Il convient en effet de distinguer entre les actes de « piraterie » et les « vols à main armée contre des navires », selon la catégorisation effectuée par l’Organisation maritime internationale, elle-même fondée sur la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1982).

S’il s’agit dans tous les cas d’attaques menées contre des embarcations navales, leur qualification diffère en fonction de l’endroit où elles sont opérées. Ainsi, si l’attaque a lieu en haute mer ou dans un lieu ne relevant de la juridiction d’aucun Etat, alors il s’agit d’un acte de piraterie. En revanche, si elle est effectuée dans les eaux relevant de la souveraineté d’un Etat (eaux intérieures, eaux archipélagiques, mer territoriale ou zone économique exclusive – ZEE), alors il s’agit d’un vol à main armée contre navire.

La volonté de distinguer entre ces deux types d’attaques se justifie par la nature des poursuites juridiques entreprises à l’encontre des malfaiteurs. En effet, dans le cas des vols à main armée contre des navires, c’est à l’Etat souverain sur les eaux où s’est déroulée l’attaque qu’il incombe de mener l’enquête et de poursuivre les responsables. La procédure est plus complexe dans le cas des actes de piraterie.

Pour ne pas alourdir l’analyse, le terme de « piraterie maritime » sera employé ici indistinctement, sauf si la précision est nécessaire pour comprendre.

Quelle est la place de l’Asie en matière de piraterie maritime internationale ?

Si l’Afrique et l’Asie constituent à eux deux les principaux foyers de la piraterie maritime internationale, force est de constater que la seconde éclipse la première de manière croissante depuis 2013. C’est cette année-là qu’a été recensé un plus grand nombre d’attaques contre navires en Asie qu’en Afrique (167 contre 79). Depuis, l’écart ne cesse de se creuser entre les deux continents, comme le montre cette infographie.
(Infographie) Piraterie maritime : l'Asie éclipse l'Afrique (2011-2015).
Piraterie maritime : l'Asie éclipse l'Afrique (2011-2015).
L’Asie est non seulement l’unique région où les actes de piraterie ont augmenté ces cinq dernières années (+ 59 % entre 2011 et 2015, contre une baisse de 88 % pour l’Afrique et de 68 % pour l’Amérique du Sud), mais elle représente désormais une écrasante majorité des attaques mondiales (83 % en 2015).

La tendance baissière en Afrique s’explique par le volontarisme de la communauté internationale, déterminée à éradiquer la piraterie au large de la Somalie, dans le golfe d’Aden. Le déploiement de patrouilles internationales, auxquelles participe notamment la Chine, a porté un coup d’arrêt aux prises d’otages qui s’y multipliaient jusqu’au début des années 2010. De l’autre côté du continent, dans le golfe de Guinée, les attaques contre les navires pétroliers continuent néanmoins de prospérer même si elles ont ralenti en fin d’année dernière. La coopération entre les forces navales régionales et le partage des renseignements ont notamment permis de prendre en charge efficacement le problème. Des actions conjointes qui, jusqu’à très récemment, ont fait défaut en Asie.

Quels sont les principaux foyers de piraterie maritime en Asie ?

Une carte des attaques contre navires resserrée sur l’Asie permet de déconstruire certaines idées reçues.
(Infographie) Piraterie maritime en Asie (2015).
Piraterie maritime en Asie (2015).
Sans surprise, l’Indonésie écrase l’ensemble des autres pays asiatiques en matière de piraterie : plus de la moitié des attaques (et tentatives d’attaques) ont été entreprises au large de ses côtes en 2015, soit 108 sur 202. Une prépondérance qui s’explique, entre autres, par la fragmentation de son territoire en une dizaine de milliers d’îles, l’immensité corollaire de ses eaux archipélagiques, le passage des principaux flux commerciaux mondiaux au large de son territoire (un tiers du commerce mondial) et une force d’intervention maritime limitée.

Plus surprenant, en deuxième position du classement, on retrouve… le Vietnam, avec 27 attaques (échouées ou réussies) en 2015 – une place que l’on accorderait plus spontanément à la Malaisie (4e avec 13 attaques dont 12 réussies) ou bien aux Philippines (6e avec 11 attaques dont 8 réussies). Il faut dire que le nombre d’incidents au large du pays a quasiment triplé par rapport aux années précédentes, lorsqu’il s’établissait autour d’une petite dizaine par an. En cause, l’explosion du nombre d’attaques sur navires au mouillage dans le port vietnamien méridional de Vung Tau (15 incidents sur les 27 de 2015, soit 56 %).

Quoi qu’il en soit, l’arc asiatique de piraterie reprend bien celui décrit par le ministre indonésien pour la Coordination politique, légale et sécuritaire : Indonésie – Malaisie – Singapour – Philippines. Près des trois quarts (73,3%) des attaques contre navires en Asie s’y sont concentrées en 2015. Mais là encore, un zoom sur la région s’avère plus éclairant qu’il n’y parait.

(Infographie) Les détroits de Malacca et de Singapour, hauts lieux de la piraterie maritime internationale.
Les détroits de Malacca et de Singapour, hauts lieux de la piraterie maritime internationale.
Voilà de quoi remettre en cause les représentations vivaces d’un détroit de Malacca foyer de la piraterie internationale. Car grâce à la mise en place des Malacca Strait Patrols au milieu des années 2000 – des patrouilles navales et aériennes conjointes entre l’Indonésie, Singapour, la Malaisie et la Thaïlande – et grâce à un échange d’informations facilité entre les quatre Etats, le nombre d’attaques dans le détroit de Malacca est passé de 38 en 2004 à 5 en 2015. Une baisse drastique, certes, mais qui relève d’un déplacement plutôt que d’une éradictation pure et simple : les attaques au large de l’Indonésie et dans le détroit de Singapour ont augmenté corollairement…

Pourquoi la piraterie prospère-t-elle dans les mers asiatiques ?

L’enracinement de la piraterie maritime dans la région s’explique à la fois par des enjeux politiques et des représentations historiques. Sur le continent asiatique, la piraterie est plus prégnante là où se jouent des conflits de souveraineté ouverts ou latents et où la méfiance entre pays voisins est de mise. Pourquoi ? D’une part, cela permet aux malfaiteurs de brouiller les lignes entre « acte de piraterie » et « vol à main armée contre des navires », dans la mesure où les frontières maritimes ne font pas l’objet d’un accord entre les différentes parties ou sont remises en cause par certaines d’entre elles. Cela rend donc plus difficile leur poursuite, leur arrestation et leur jugement. D’autre part, le ressentiment que peuvent nourrir les différents Etats les uns vis-à-vis des autres freine les possibilités de coopération approfondie, et donc de lutte contre la piraterie.
(Infographie) Le tracé des frontières, terreau de la piraterie en Asie du Sud-Est.
Le tracé des frontières, terreau de la piraterie en Asie du Sud-Est.
Cette carte permet de rappeler à quel point l’arc Indonésie – Malaisie – Singapour – Philippines est marqué par de profonds ressentiments, surtout pour les trois premiers d’entre eux. La méfiance voire la défiance qui caractérisent leurs rapports tiennent en partie aux tensions nées de leur décolonisation et indépendance respective. Lors de la Konfrontasi (1962-1966), l’Indonésie de Soekarno a tenté d’annihiler la création d’une Fédération de Malaisie rassemblant la péninsule malaise, Singapour et, sur l’île de Bornéo, les colonies britanniques du Brunei, du Sabah et du Sarawak. L’objectif de Soekarno : créer une « Grande Indonésie » (Indonesia Raya) regroupant l’ensemble de ces territoires, voire l’archipel philippin, au nom d’un nationalisme pan-malais. A cela s’ajoute la revendication de Manille sur la partie orientale de Sabah.

Si la volonté de Soekarno n’a pas été exaucée, la Fédération malaise n’a pas non plus pris corps dans les contours initialement espérés : Brunei est resté colonie britannique jusqu’en 1984 et Singapour en a été exclu unilatéralement en 1965. Ces événements violents, sur lesquels se sont construites les relations inter-étatiques au sein du monde malais, aident à comprendre la réticence de chacun des Etats à coopérer de manière approfondie les uns avec les autres.

Cette réticence contribue à l’épanouissement de la piraterie. Un épanouissement également favorisé par la définition encore inachevée des frontières maritimes entre les quatre Etats. Si certains conflits de souveraineté maritime ont été réglés ces dernières années – comme celui du tracé de la frontière entre l’Indonésie et les Philippines en 2014 -, d’autres sont bien vivaces – à l’image du bloc Ambalat entre l’Indonésie et la Malaisie – et certains pourraient même être ranimés – à l’instar du détroit de Singapour, dont le dernier règlement date de 2009 mais que l’extension continue du territoire de la cité-Etat (+23% depuis son indépendance) via la construction de polders pourrait de nouveau faire éclater.

En outre, quand bien même les frontières sont clairement définies, les pirates s’en jouent en opérant de part et d’autre de leur tracé, un moyen de passer rapidement d’une souveraineté à une autre, complexifiant d’autant leur poursuite en cas d’absence de coopération approfondie entre les Etats. C’est le cas à l’extrême sud de la péninsule malaise, où se rencontrent les frontières maritimes malaisiennes, singapouriennes et indonésiennes.

Comment les pirates opèrent-ils en Asie ?

Depuis près d’un an, la piraterie maritime en Asie change de visage. Si la plupart des attaques restent « opportunistes » – vol de matériel facile à revendre comme des biens de l’équipage ou des outils et pièces de rechange, le tout récupéré sur des bateaux naviguant à faible vitesse ou au mouillage, indiquait le ministère français des Affaires étrangères début 2015 – les autorités locales font état de plus en plus d’opérations sophistiquées et violentes, visant notamment le siphonnage de pétroliers en mer.

Comment expliquer ce changement ? Si l’hypothèse du perfectionnement des pirates est parfois soulevée, grâce à l’expérience acquise après plusieurs années d’attaques, ce sont surtout les modalités de recrutement des équipages et le poids de la corruption qui sont pointés du doigt. La multiplication des contrats de court terme affaiblit les liens entre les acteurs de l’industrie navale et affecte la loyauté des employés vis-à-vis de leur compagnie maritime, déplorent certains experts. Par ailleurs, les modes opératoires, plus élaborés, impliquent de solides connaissances techniques sur le navire à attaquer et le mode de siphonnage à adopter. Tout cela incite à penser que les pirates doivent bénéficier de la complicité d’au moins un membre de l’équipage.

En fait, c’est une véritable professionnalisation de la piraterie qui s’opère en Asie du Sud-Est. Car il faut bien savoir à l’avance quel type de pétrole siphonner en fonction de la demande du marché, où l’entreposer une fois le larcin effectué et auprès de qui l’écouler. Pour ce faire, au moins trois « syndicats » (en fait, des organisations criminelles de type mafieux) se chargeraient d’encadrer les pirates qui le souhaitent en Asie du Sud-Est, révèle Vice News.

Parallèlement, et c’est ce qui alimente la comparaison avec le golfe d’Aden, les prises d’otages se multiplient sur les eaux du Sud-Est asiatique. Elles sont le fait de groupes séparatistes, notamment celui d’Abou Sayyaf, affilié à Daech depuis août 2014. Le mouvement islamique, qui lutte pour la sécession du Sud philippin, a ainsi fait la Une de la presse internationale le 25 avril dernier après avoir décapité un citoyen canadien, enlevé en septembre 2015 avec deux autres Occidentaux. Ils naviguaient alors avec leur guide sur un yacht au large de l’île de Mindanao.

Comment s’attaquer efficacement à la piraterie en Asie ?

La lutte contre la corruption et le renforcement des capacités nationales sont à la fois nécessaires et productifs. En témoigne la baisse des actes de piraterie en Indonésie dans 9 des 11 zones où les patrouilles entreprises par Jakarta ont été multipliées depuis 2014. Mais la clé réside dans l’approfondissement de la coopération multilatérale. L’instrumentalisation des frontières internationales par les pirates nécessite en effet une réponse conjointe des Etats confrontés à l’attaque des navires traversant les eaux sous leur juridiction.

Certes, l’Asie abrite déjà le siège de deux organisations de lutte contre la piraterie : l’International Maritime Bureau (IMB) Piracy Reporting Centre à Kuala Lumpur, et le Regional Cooperation Agreement on Combating Piracy and Armed Robbery against ships in Asia (ReCAAP) Information Sharing Centre à Singapour. Mais leur efficacité est limitée puisqu’il s’agit de centres d’informations ne disposant pas de force d’intervention propre, et dont tous les pays de la région ne sont pas membres. L’exemple le plus frappant est celui du ReCAAP, traité auquel ni l’Indonésie ni la Malaisie ne sont parties prenantes : Jakarta redoute la moindre délégation de souveraineté, tandis que Kuala Lumpur craint que son siège implanté à Singapour n’éclipse celui de l’IMB qu’elle abrite.

(Infographie) Lutte anti-piraterie en Asie : l'outil ReCAAP.
Lutte anti-piraterie en Asie : l'outil ReCAAP.
Les initiatives multilatérales de grande ampleur ne semblent donc pas à privilégier. Et cela d’autant plus que le schéma appliqué pour éradiquer la piraterie dans le golfe d’Aden ne serait pas transposable en Asie. Le quadrillage des mers du Sud-Est asiatique par les frontières maritimes des différents Etats riverains rendent difficile la navigation de navires militaires, là où les pirates de la corne de l’Afrique opéraient principalement dans les eaux internationales.

En réalité, il semble que le mode de réponse approprié ait déjà été trouvé dans le Détroit de Malacca. Une telle initiative multilatérale localisée a permis la quasi-éradication de la piraterie dans la région concernée. Et c’est de la même façon que l’Indonésie, la Malaisie et les Philippines envisagent désormais de mettre de côté leurs différends afin de mener des patrouilles conjointes dans les eaux qui bordent leurs pays. D’ailleurs, les efforts déjà entrepris par Jakarta et Kuala Lumpur ont permis la baisse drastique des actes de piraterie au premier semestre 2016 (6 attaques contre 30 l’année dernière), se félicite l’International Maritime Bureau. Reste à savoir si la volonté politique primera longtemps sur les ressentiments.

Par Alexandre Gandil

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A propos de l'auteur
Doctorant en science politique au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), Alexandre Gandil consacre ses recherches à la construction du politique dans le détroit de Taiwan. Anciennement doctorant associé à l'Institut de Recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM, 2016-2019) puis à la fondation taïwanaise Chiang Ching-Kuo (depuis 2019), il est passé par le Dessous des cartes (Arte) avant de rejoindre la rédaction d'Asialyst. Il a été formé en chinois et en relations internationales à l'INALCO puis en géopolitique à l'IFG (Université Paris 8).