Politique
Analyse

De l'Inde à la Birmanie, la région poudrière de la périphérie du Bengale

Réfugiés rohingyas au Bengal-Occidental en Inde, en janvier 2018. (Source : DNA India)
Réfugiés rohingyas au Bengal-Occidental en Inde, en janvier 2018. (Source : DNA India)
Les Rohingyas, population musulmane de l’Arakan birman, en ont été expulsés en masse dans une orgie de violence, il y a peu d’années. La junte de Naypyidaw, qui tente depuis février de consolider son pouvoir, est présidée par le principal responsable de ces exactions, le général Min Aung Hlaing, et essaye de jouer sur l’antagonisme entre bouddhistes et musulmans. En Inde, les élections qui viennent d’avoir lieu pour les parlements de plusieurs États manifestent un renforcement de la droite nationaliste hindoue et une polarisation ethnoreligieuse du vote. Ces événements disparates, invariablement traités dans un cadre strictement national, sont pourtant étroitement liés les uns aux autres. Hier, une histoire commune, des frontières mouvantes, des déplacements – volontaires ou forcés – de populations (lire notre article). Aujourd’hui, des frontières militarisées et cependant poreuses, un appauvrissement presque général, des antagonismes renforcés par des migrations aussi massives qu’incontrôlées. Et, par-delà la césure classique entre Asie du Sud (le sous-continent indien) et Asie du Sud-Est, la problématique de la périphérie du Bengale, qui n’entend pas devenir un Bengale périphérique.

Le problème de la démographie

Pendant de nombreux siècles, et jusque vers la fin du XIXème, les hommes, dans l’Arakan comme dans une large part de l’Asie du Sud-Est, étaient si peu nombreux qu’ils constituaient le bien rare et précieux qu’on cherchait à s’accaparer, y compris par l’esclavage et la déportation. Sans main-d’œuvre suffisante, la terre, elle, ne valait pas grand-chose. Avec l’explosion démographique sans précédent du XXe siècle, c’est la terre qui est devenue le bien rare, source de bien des affrontements. Or, de ce point de vue, la dissymétrie est flagrante entre le Bengale, peuplé en 2020 de 253 millions de personnes (dont 162 au Bangladesh, le reste en Inde), avec la densité inouïe de quelque 1 100 habitants au kilomètre carré, et les zones qui l’entourent. Celles-ci, en Inde comme en Birmanie, sont généralement bien moins densément peuplées, surtout dans les nombreuses collines, montagnes et plateaux peu propres à la riziculture. Cela concerne, au sud-ouest du Bengale (et donc en Inde), le Jharkand et l’Orissa intérieur, au nord-est l’ancien Assam, aujourd’hui morcelé en sept États à base ethnique, les « Sept Sœurs » : Assam réduit à la vallée du Brahmapoutre, Meghalaya, Manipur, Tripura, Nagaland, Mizoram et Arunachal Pradesh. Au Bangladesh, l’Extrême Sud-Est (Chittagong Hill Tracts, aux multiples ethnies tant bouddhistes que chrétiennes) en constitue le prolongement. En Birmanie, c’est l’Arakan et l’État Chin.
Carte de la région du Bengale au nord-est de l'Inde. (Source : Wikitravel)
Carte de la région du Bengale au nord-est de l'Inde. (Source : Wikitravel)
Face à la relative homogénéité bengalie, cependant clivée entre hindous et musulmans (en nette majorité aujourd’hui), les zones périphériques sont peuplées de populations très diverses, dont aucune n’est très nombreuse. Beaucoup ont été christianisées par des missionnaires de diverses obédiences, depuis la période coloniale. Certaines sont bouddhistes (Mahayana ou Teravada) en terres hindoues ou musulmanes. Leurs traditions propres demeurent vivaces. Elles se trouvent politiquement divisées, partagées entre des pays plutôt fermés les uns aux autres. Leur capacité à réguler la pression migratoire bengalie est donc réduite, d’autant plus que leurs ressources sont généralement limitées, et leur pauvreté grande. Les trois millions (au minimum) de citoyens du Bangladesh installés dans le Nord-Est indien sont par conséquent ressentis localement comme une vraie menace – analogue à celle représentée pour les Rakhines par le million de Rohingyas qui vivait jusqu’en 2016 dans l’Arakan. Il faut dire que les musulmans d’Assam, pour la plupart d’origine bengalie, qui représentaient en 1900 5 % de la population, en composent aujourd’hui quelque 40 %, avec un taux de natalité double de celui des hindous. On compterait au total en Inde une quinzaine de millions de musulmans originaires du Bangladesh – dont une large partie au Bengale-Occidental, à la langue et l’écriture identiques, ce qui a jusqu’il y a peu atténué les tensions.

La question ethnique

Recourir à l’ethnicité comme moyen de contrer la paupérisation et les menaces pour les identités minoritaires a pu passer pour naturel, et même évident, compte tenu de la prégnance des habitus provenant de la période coloniale : classer les groupes humains en ethnies, dotées d’une personnalité vis-à-vis de l’administration, et d’une dose d’autonomie pour les plus importantes d’entre elles. L’avantage, pour les faibles et impécunieux pouvoirs coloniaux, résidait dans la délégation de nombre de leurs responsabilités aux autochtones. Après l’indépendance, ce fut, un peu partout dans les zones frontalières, une fuite en avant vers le séparatisme parfois, les revendications d’autonomie élargie toujours. Celle-ci était en outre vue par les élites de chaque communauté comme un moyen d’accéder à des satisfactions nouvelles en termes de pouvoir et d’accaparement de biens (les deux se combinant le plus souvent). Un facteur non négligeable de ce processus – à la fois sa cause et sa conséquence – fut le renforcement des idéologies propres aux divers peuples : généalogie et histoire mythifiées, propres à homogénéiser des groupes humains en réalité très diversifiés ; radicalisation religieuse (qu’elle soit bouddhiste, musulmane, hindoue ou chrétienne), conçue comme ferment d’unité et comme justification de la détestation des autres communautés.
Les États centraux crurent bon de jeter du lest pour calmer ces revendications souvent accompagnées d’actes de violence, et se concilier les élites locales en leur assurant pouvoir et prébendes. Peine perdue : dans une région du monde ethniquement aussi morcelée, chaque accord d’autonomie suscitait la jalousie et la colère de tous ceux qui n’étaient pas (encore) satisfaits. Et les groupes de taille inférieure reprenaient à l’encontre des nouvelles autorités locales le discours de victimisation et la revendication d’autonomie qui leur avaient si bien réussi. Ainsi, la formation en 1974 en Arakan d’un État Rakhine aux mains des bouddhistes locaux renforça-t-elle de manière décisive la construction identitaire Rohingya. Et l’éclatement en sept États de l’Assam poussa les feux des revendications d’ethnies telles que les Bodo de l’Assam (1,2 million de personnes, 5 % de la population de l’État), ou les Koch Rajbongshi de l’ancien royaume de Kamtapur (Nord Assam), qui n’hésitèrent pas à recourir au terrorisme pour obtenir leur État bien à eux. Le morcellement, qui a déjà plus que doublé le nombre des États de l’Inde, peut donc potentiellement se poursuivre à l’infini.
Le risque est de créer plus de mécontents que de satisfaits. En effet, plus les entités autonomes sont petites, plus l’entremêlement des ethnies devient délicat à gérer, et les rivalités entre voisins pesantes. L’Europe centrale et orientale a connu ce phénomène après l’éclatement des empires en 1918, et cela s’est soldé par de gigantesques massacres et des épurations ethniques croisées. L’immigration devient elle aussi plus sujette à conflits, ce que montra par exemple, en 2019, l’énorme levée de boucliers (grèves, manifestations, boycotts) dans tout le Nord-Est indien, quand le gouvernement central de Narendra Modi s’avisa de proposer la naturalisation aux immigrants non musulmans des pays voisins. Cela excluait les nombreux musulmans d’origine étrangère, davantage qu’avant privés de droits, mais ce n’était pas encore assez pour les petits peuples de la zone, qui s’opposaient à toute naturalisation et réclamaient le scellement complet de la frontière avec le Bangladesh.

La question des frontières

Le raidissement ethno-nationaliste s’est partout traduit par la fermeture des frontières, désormais davantage lieux répulsifs de tensions et parfois d’affrontements que lieux de communication et d’échanges. La plus hermétique est celle qui sépare la Chine de l’Inde, totalement close depuis la guerre sino-indienne de 1962. La très longue limite entre Inde et Bangladesh est comme surlignée par un mur de barbelés, avec de rares points de passage légaux lourdement contrôlés. Quant aux frontières de l’Inde et du Bangladesh avec la Birmanie, elles sont presque fermées elles aussi, sinon à un trafic local. Ce sont des zones militaires, gérées côté birman de manière discrétionnaire par l’armée (Tatmadaw), et de l’autre sous la forme de « zones restreintes », où tous ceux venant de l’extérieur sont soumis à des permis spéciaux souvent refusés, et éventuellement astreints à des escortes armées obligatoires.
Les résultats en sont funestes. Tout d’abord, les frontières séparent de nombreuses populations apparentées par la langue, la culture ou la religion. On trouve des Tibétains en Inde comme en Chine, des Naga ou des Mizo en Inde comme en Birmanie, des bouddhistes birmanophones au Bangladesh comme en Birmanie, et ce ne sont que quelques exemples. Deuxièmement, ces frontières, qui laissent quand même sur la durée passer illégalement un grand nombre de personnes, sont des machines à produire des réfugiés, des clandestins et des apatrides par millions, sans statut ni protection, et privés de contacts directs avec leur famille ou leur milieu d’origine. Troisièmement, les tensions ethniques et religieuses sont exacerbées par les frustrations des groupes humains disloqués par les frontières, et par le débordement de certains conflits sur le pays voisin, qu’elles ne parviennent pas à empêcher. Ainsi, depuis le coup d’État de la Tatmadaw, l’armée birmane, le gouvernement du Mizoram est en conflit avec celui de New Delhi sur l’accueil de milliers de réfugiés Chin de Birmanie, considérés comme des frères par les Mizo. Ainsi, ces dernières années, les centaines de milliers de réfugiés Rohingya du Bangladesh ont-ils fourni un terreau fertile aux islamistes locaux, engagés dans une guerre larvée contre le gouvernement modérément laïc de Dhaka.
Entre Birmanie et Bangladesh, on peut parler d’un effet de miroir, ou si l’on préfère d’un jeu de ping-pong délétère. Aux persécutions des musulmans par les Rakhines bouddhistes à l’est de la frontière répondent, depuis fort longtemps, les exactions commises contre l’importante minorité bouddhiste Marma (dont plusieurs temples ont été incendiés) tant par l’armée bangladaise que par les islamistes, ainsi que le délaissement complet (ni services publics, ni investissements) des zones occupées à l’est du pays par les populations bouddhistes ou chrétiennes. Enfin, la fermeture des frontières entraîne le sous-développement des zones qui, trop enclavées, souvent coupées de leurs débouchés naturels ou de leur hinterland, sont abandonnées par tous à leur pauvreté. Le port de Chittagong ne peut plus desservir le Nord-Arakan et l’État Chin ; quant au Nord-Est indien, coincé entre Bangladesh et Chine, il ne communique avec le reste du monde qu’au travers de l’étroit corridor de Darjeeling.

Le raidissement politique

En Arakan, où depuis des décennies la tension s’accroissait entre Rakhines et Rohingyas, les élections législatives de novembre 2020 ont accordé à l’USDP, parti des militaires, un de ses rares succès, sur la base de l’hostilité aux musulmans. Et, aujourd’hui, l’Arakan Army, aile militante des Rakhines, hésite encore entre le ralliement à Tatmadaw et le soutien au mouvement de désobéissance civile (CDM).
Le même type de polarisation du vote en fonction de la religion et/ou de l’ethnicité ne cesse de s’aggraver en Inde, en particulier au Nord-Est, Bengale inclus. Le parti du Congrès parvenait dans une large mesure à dépasser ce clivage. Or il est en plein déclin. Et le Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi, au pouvoir à New Delhi, a joué à fond la carte hindoue, avec des connotations antimusulmanes tout à fait ouvertes, qui sont allées jusqu’à débaptiser des villes évoquant l’islam (comme Allahabad, lieu de naissance de Nehru). Par réaction, l’opposition au BJP a beaucoup cultivé le vote musulman – en s’en rendant souvent dépendante. Or celui-ci est très important, et en pleine croissance, au nord-est du pays, par natalité plus élevée autant que par immigration, depuis le Bangladesh voisin, la naturalisation n’ayant jusqu’à récemment pas été trop difficile à obtenir. Le Trinamool Congress (TMC), parti régional majoritaire au Bengale-Occidental depuis 2011 et le Congrès se sont vivement opposés à la loi sur la citoyenneté adoptée par le BJP (Citizenship Amendment Act, CAA) visant à arrêter ce phénomène, et qui va jusqu’à menacer de dénaturaliser des millions de musulmans.
Le BJP, au Bengale de tradition laïque, et très attaché à son identité propre, demeura longtemps marginal. Or il a obtenu en 2019, au scrutin législatif national, 41 % des voix, contre 44 % au TMC. Aux élections régionales d’avril 2021, il a recueilli 38 % des voix (48 % au TMC) et 77 sièges sur 292 – au lieu de trois au scrutin de 2016 ; et ce malgré l’échec manifeste du gouvernement central à prévenir les ravages de la seconde vague du Covid-19. Le vrai séisme est l’effondrement total du parti communiste, dont c’était le bastion historique, et qui y avait gouverné 34 années durant, jusqu’en 2011 : 50 % des voix en 2006, 40 % en 2011, 26 % en 2016, 5,7 % à présent – et aucun siège. Une grande partie de ses électeurs seraient passés au BJP. La violence de la confrontation avec le TMC au cours des années 2000 rend en partie compte de ce transfert : sièges locaux attaqués, nombreux morts lors des bagarres. Mais il y a plus profond. La tradition révolutionnaire indienne, dont le Bengale a été l’épicentre, a toujours été hindoue (d’origine plus que de croyance), et rarement musulmane. Ainsi, au musée du Génocide de Dhaka, capitale du Bangladesh, dans la section consacrée au nationalisme bengali anticolonial, la quasi-totalité des noms mentionnés sont hindous. Tous les grands leaders communistes bengalis ont également été de culture hindoue. L’électorat musulman (un tiers du total) a voté en masse pour le TMC, et constitue désormais probablement la majeure partie de sa base. Les communistes eux-mêmes avaient cru bon cette fois s’allier à un petit parti religieux musulman…
Le BJP a par ailleurs renforcé sa domination sur l’Assam : la coalition qu’il dirige (National Democratic Alliance, NDA) a remporté 75 sièges sur 126. Le vote y est là totalement polarisé : alors que les musulmans représentent environ 35% de l’électorat, aucun d’entre eux ne figure parmi les élus de la NDA, alors qu’ils sont 30 des 50 élus du bloc d’opposition (Mahajot), dominé par le Congrès.

Esquisses de solutions

Il serait vain de penser que la démocratie puisse à elle seule résoudre ces graves problèmes. On le voit en Inde, au Royaume-Uni, en Espagne, en Belgique, et sous bien d’autres cieux : de graves conflits à base identitaire peuvent coexister pendant très longtemps avec des institutions démocratiques. Il reste que la démocratie peut au moins contribuer à ce que la violence demeure limitée, et ne se transforme pas en guerre civile, en épuration ethnique ou en génocide. En Inde, par exemple, la liberté de la presse limite l’impunité des bourreaux, et les élections libres offrent un débouché au moins partiel aux revendications de telle ou telle communauté. Le gouvernement et l’armée, ayant des comptes à rendre devant les assemblées élues et devant une justice indépendante, tentent le plus souvent de désarmer les plus enragés, et de réconcilier les adversaires – quoique l’évolution récente ne soit pas rassurante. L’armée, en particulier, maintient le principe d’une certaine neutralité, tout en obéissant aux autorités légitimes.
Même si le terme en apparaît très lointain, une coopération régionale très renforcée, du type de celle existant dans l’Union européenne, devrait être visée. Bien gérée, elle devrait permettre à la fois d’ouvrir les frontières (y compris celle de la Chine), de réduire les migrations définitives et de réduire les tensions entre États, dans un cercle vertueux de développement économique, d’atténuation de la pauvreté et de promotion des spécificités locales.
Last but not least, il est essentiel de chercher à surmonter la dérive identitaire et le fétichisme de l’identité. C’est la condition du développement d’un vrai sentiment d’appartenance nationale aussi bien que régionale, propre à augmenter la fraternité entre les communautés, et à faire oublier la possibilité même d’un recours à la violence pour régler les différends. Là encore, l’exemple de l’UE, sans être idéalisé, offre quelques pistes utiles.
Par Jean-Louis Margolin

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A propos de l'auteur
Jean-Louis Margolin est maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l'Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l'Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).