Société
Série : Chine, puissance maritime

La Chine maritime et navale (5/7) : quand Pékin lutte contre la piraterie

Ces dernières années, la piraterie en mer de Chine du Sud a trouvé son hub dans l'archipel indonésien. (Source : Mikegoldwater)
Ces dernières années, la piraterie en mer de Chine du Sud a trouvé son hub dans l'archipel indonésien. (Source : Mikegoldwater)
Pirates des villes ou pirates des champs, pirates free-lance ou simples chapardeurs, ils transforment des pétroliers en « bateaux fantômes » ou jouent aux « Robins des mers ». Aujourd’hui, la piraterie en mers de Chine a trouvé son hub dans l’archipel indonésien. La Chine, elle, sans être menacée directement sur ses côtes, mène des opérations d’escorte pour les besoins de sa diplomatie navale. Et au passage, pour montrer sa puissance maritime dans une zone hautement disputée et qu’elle revendique dans sa quasi-totalité.

Dossier spécial : La Chine de nouveau à flot

Nouvelle série au long cours d’Asialyst ! Pour marquer à notre façon le 70ème anniversaire de la Chine populaire en 2019, nous vous proposons de comprendre la puissance maritime chinoise dans toutes ses dimensions. Premier volet: « La Chine maritime et navale : hier et aujourd’hui ».

Entre les grandes expéditions africaines et moyen-orientales de Zheng He, au XVème siècle, et le 70ème anniversaire de la marine du régime communiste de Mao, en avril dernier, la Chine a dû repenser tout entier son rapport à la haute mer pour en refaire un élément constitutif de son identité millénaire. Elle s’était un temps repliée sur le continent mais constitue de nouveau une puissance maritime majeure, et même omniprésente. C’est aussi la deuxième force navale du monde en tonnage. Un retour aux sources pour ce vieux briscard des mers, qui rêve de tisser sa toile sur tous les océans.

Retrouvez ici tous les épisodes de notre série « La Chine, superpuissance maritime »

C’est un bel après-midi de printemps, ce 16 avril 1998, et le capitaine Ken Blyth veille au chargement de son navire à Singapour. Le bâtiment en question ? Le Petro Ranger, un pétrolier de taille moyenne transportant 1,5 million de dollars en kérosène et en diesel, direction Hô-Chi-Minh-Ville. Les amarres larguées, le Petro Ranger se perd dans le défilé quotidien des cargos de Singapour, le port le plus fréquenté du monde. À 21h30, il dépasse le phare de Horsburgh, le dernier avant-poste de la législation nationale. Il entre alors dans le no man’s land de l’économie mondialisée : les eaux internationales.
Vers une heure du matin, un hors-bord bleu remonte le sillage du Petro Ranger. À bord, douze pirates qui s’infiltrent dans le pétrolier : sept Indonésiens, trois Malaisiens, deux Thaïlandais. Tous en jeans et T-shirts, cagoulés et armés de machettes. L’équipage du pétrolier est facilement maîtrisé, le capitaine Blyth ligoté. Des liens qu’il gardera durant treize jours. Pendant ce temps, la coque bleue du navire est repeinte en rouge et le Petro Ranger, rebaptisé Wilby, met le cap sur la Chine du Sud. Lorsqu’un bâtiment militaire chinois l’intercepte, un tiers de la cargaison a déjà été refourgué à un bateau sous pavillon chinois. Le reste sera finalement confisqué par… les autorités chinoises. La Malaisie réclame en vain l’extradition des douze pirates : ils sont relâchés le 30 mai.

Les bateaux fantômes de Chine du Sud

Le Petro Ranger est un cas d’école parmi les « bateaux fantômes ». Fausses couleurs, faux nom, vraie cargaison et gros profits : ces navires volés sillonnaient la mer de Chine du Sud pendant les années 1990. La plupart des parrains à l’origine de ces détournements étaient « très malins et souvent chinois », expliquait en 2002 Marcus Uban, un pirate reconverti dans les combats de boxe et maisons closes, dans L’Asie-Pacifique des crises et des violences de Christian Huetz de Lemps.
Le plus célèbre de ces bandits des mers ? « Mister Wong », un Sino-Singapourien qui dirigeait alors de nombreux abordages depuis Batam, une petite île de l’archipel indonésien de Riau connue pour sa vie nocturne et son tourisme de luxe. D’après l’amiral indonésien Sumardi, cité par Éric Frécon dans Pavillon noir sur l’Asie du Sud-Est: Histoire d’une résurgence de la piraterie maritime, ledit Mr Wong aurait été impliqué dans une vingtaine de disparitions, parmi lesquelles celles de l’Atlanta, du Suci, du Pendopo, du Plaju et… du Petro Ranger. Les navires disparus, comme leur cargaison, ont pour la plupart été vendus en Chine, rapporte Éric Frécon. Le réseau de Mr Wong s’étendait jusqu’aux Philippines, en Malaisie et à Taïwan.
Le 22 juillet 2019, Sept pirates sur un hors-bord attaquent le vraquier CK Bluebell près du détroit de Singapour, selon l'agence coréenne Yonhap.(Source : Fleetmon)
Le 22 juillet 2019, Sept pirates sur un hors-bord attaquent le vraquier CK Bluebell près du détroit de Singapour, selon l'agence coréenne Yonhap.(Source : Fleetmon)
Contacté au téléphone, Éric Frécon se souvient avoir rencontré le baron de la piraterie en prison, alors qu’il purgeait sa peine à Sumatra. « À l’époque, explique-t-il, les bateaux étaient détournés par des chefs de bande singapouriens, comme Mr Wong ou Winang, qui recrutaient des hommes de main indonésiens. Un bateau qui devait aller à Manille, par exemple, était donc remaquillé pour refourguer sa cargaison en Chine du Sud. Puis rebelote, il était remaquillé pour aller accoster ailleurs. »
Les couches de peinture successives, les faux noms de bateaux peints à la va-vite, les trajectoires louches : tout cela était assez évident à repérer pour un œil exercé. Un tel trafic parallèle n’aurait pas pu exister, diagnostique Éric Frécon, sans un certain laisser-aller de la part de Pékin vis-à-vis de ses fonctionnaires corrompus. Mais le 11 décembre 2001, la Chine intègre l’OMC et entreprend de se racheter une conduite. Elle renvoie les brebis galeuses des rangs de ses fonctionnaires, et signe du même coup la fin des bateaux fantômes.

La piraterie n’est jamais finie

Qu’à cela ne tienne : la piraterie se resserre vers l’Indonésie. À partir de 2012, l’archipel a été le pays le plus victime de piraterie dans le monde, selon un rapport du Bureau maritime international de 2017. « Quelque 43 événements violents en mer ont été signalés en 2017, énumère Éric Frécon. Il s’agit notamment d’un détournement, de cinq tentatives d’attaque et de 33 incidents à quai ou à l’ancre, lorsque les navires n’étaient pas en route. » Le détroit de Malacca, notamment, constitue une cible privilégiée car il offre un accès stratégique aux hydrocarbures de transport et aux marchés européens et africains pour les pétroliers et porte-conteneurs asiatiques.
Comme du temps de Mr Wong, le pavillon noir est hissé à Batam, le hotspot des « pirates freelance ». Des cafés mal famés y servent de bourses à l’emploi maritime, légal ou non. Là vivent les « pirates des villes », explique Éric Frécon, qui les a côtoyés lors de sa thèse Pavillon noir sur l’Asie du Sud-Est. Sino-Malaisiens, Sino-Singapouriens ou originaires d’îles indonésiennes éloignées comme le nord de Sumatra et Flores, ces jeunes hommes sont attirés par la promesse des ZEE des îles Riau ; ils viennent trouver un travail dans des villes côtières comme Nagoya, à Batam. Souvent sans succès.
Lieux et nombre d'attaques de la piraterie en Asie de 2014 à 2018. (Source : Chambre international de commerce)
Lieux et nombre d'attaques de la piraterie en Asie de 2014 à 2018. (Source : Chambre international de commerce)
Vivant dans des bidonvilles sur pilotis, ils vont tuer le temps au café, où ils entendent parler d’une offre pour un détournement de bateau. Les plus téméraires se portent volontaires, louent parfois quelques armes et se rendent au rendez-vous à l’heure dite. Un chauffeur les emmène alors dans un port illégal (les tikus pelabuhan ou « ports à rats »), d’où est menée l’attaque sur le bateau ciblé. Un autre équipage prend ensuite le relais pour la revente de la marchandise ou le siphonnage ; la première équipe, elle, reçoit tout bonnement sa paye avant d’être reconduite à Batam.
« Ces dernières années, Batam est devenu un peu trop connu comme hub de la piraterie, raconte Éric Frécon. Alors les pirates ont délocalisé sur d’autres îles à côté. Quand un coup est prévu, ils échangent avec un Singapourien par WhatsApp, et se rassemblent en équipe une fois que les aspects logistiques sont réglés. Ils embarquent sur un bateau-mère et vont en mer de Chine ou jusqu’au Vietnam. Et là, ils attaquent des bateaux déjà impliqués dans du trafic illégal. Comme ça, ils sont sûrs qu’ils ne vont pas aller se plaindre à la police ! » Conséquence : les chiffres officiels seraient bien en deçà de la réalité.
Et puis il y a les « pirates des champs ». « Eux sont plutôt des types de la région ou des immigrés de longue date, qui vivent sur des îles au large de Batam où la croissance démographique est incontrôlée et l’urbanisme n’est pas géré, détaille Éric Frécon. Ils sont moins ambitieux et pratiquent plutôt le chapardage, le banditisme, le vol à main armée. » Ces gangs de pirates sont dirigés par des chefs locaux, tantôt violents, tantôt généreux. L’un d’eux, sorte de « Robin des mers », a même fourni les fonds pour construire un village et une mosquée à partir de son butin. « Ces “pirates des champs” restent dans les eaux territoriales, poursuit le chercheur. Ils ne manient que les machettes rouillées (parang), les cordes à vaches ou les pieds de biche. Ils sont très opportunistes et se foutent de la nationalité de leurs victimes. »
Nombre d'attaques de la piraterie en juin 2019 par région du monde. (Source : Chambre international de commerce)
Nombre d'attaques de la piraterie en juin 2019 par région du monde. (Source : Chambre international de commerce)

Coopération et démonstration de force

Contrairement à l’Indonésie ou à la Malaisie, la Chine de 2019 vit peu dans la crainte des hold-up maritimes. Impliquée dans la lutte contre la piraterie, elle l’est certes, mais davantage sur le volet de la diplomatie navale. Protéger ses intérêts à sa porte, d’ailleurs très loin dans l’océan Indien (au grand dam de New Delhi). La Chine s’est beaucoup impliquée dans le golfe d’Aden, l’un des points les plus chauds de la carte maritime du monde, où transitent – là encore – hydrocarbures et marchandises. China.org s’en réjouit : « Pendant la dernière décennie, écrit le site, le message suivant : « Nous sommes la flotte d’escorte de la marine chinoise, veuillez nous appeler sur le canal 16 si vous avez besoin d’aide », a toujours été diffusé en chinois et en anglais aux bateaux passants dans le golfe d’Aden. » Un gage de sécurité envoyé par les émissaires de l’APL, explique le portail Internet chinois.
De même source, les flottes envoyées par la marine chinoise ont escorté plus de 6 600 bateaux dans ce golfe, et plus globalement dans les eaux situées au large de la Somalie, depuis leur première mission en décembre 2008. Début avril 2019, encore, la marine chinoise envoyait sa 32ème flotte, « la plus récente, sur zone pour une mission d’escorte ». Il s’agit aussi, au besoin, d’évacuer des ressortissants chinois ou étrangers d’urgence, comme en Libye en 2011, ou au Yémen en 2015. La Chine se veut indispensable : « En décembre 2014, relate China.org, une flotte chinoise a livré 960 tonnes d’eau douce à 150 000 personnes aux Maldives, dont l’usine de dessalement avait subi un incendie. »
Pékin est en fait réapparu dans la lutte contre la piraterie par le biais de deux organisations en prise avec le banditisme des mers : le RECAAP (heureuse abréviation de Regional Cooperation Agreement on Combating Piracy and Armed Robbery against ships in Asia) en 2006, une initiative diplomatique japonaise relayée par l’Indonésie et qui rassemble 16 pays ; et l’IFC (Information Fusion Centre) en 2009, un centre régional d’échange d’informations en continu. Des initiatives qui amènent les Chinois, les Vietnamiens, les Indonésiens et les Philippins à œuvrer de concert à sécuriser leurs espaces maritimes.
Avec une contrepartie : « Une parade militaire peut faire office de démonstration de force, en même temps que d’afficher une volonté de coopération avec les pays voisins », résume Éric Frécon. Sans compter que la piraterie, qui fait partie des ennemis désignés par Pékin dans sa lutte pour sécuriser la mer de Chine méridionale, lui fournit un argument en béton, si l’on peut dire, pour investir militairement la mer de Chine méridionale, point névralgique du commerce mondial. La Chine a-t-elle pour autant besoin d’une flotte de destroyers et d’une muraille de polders construits sur des îles et récifs coralliens naturels, dans le grand jeu de go collectif des Spratleys, pour combattre une poignée de pirates armés de machettes ? La question reste ouverte.
Par Marine Jeannin
Piraterie en mer d Chine sous la dynastie des Qing (1644-1911). Détail d'un rouleau de peinture des Qing exposé au Hong Kong Maritime Museum. (Source : Wikimedia Commons)
Piraterie en mer d Chine sous la dynastie des Qing (1644-1911). Détail d'un rouleau de peinture des Qing exposé au Hong Kong Maritime Museum. (Source : Wikimedia Commons)

La piraterie, une longue histoire

La lutte contre les « pirates » est une affaire ancienne pour les Chinois. La première mention d’un pirate remonte au début du IIème siècle. Si l’on s’en tient la lecture des écrits de Ma Huan, accompagnateur et chroniqueur-clé des expéditions de Zheng He au XVème siècle, ainsi qu’aux stèles disséminées par la Grande Flotte des Ming, comment qualifier autrement Chen Zuyi, roi de Palembang d’origine cantonaise, et adversaire de Liang Daoming, autre souverain local d’origine chinoise adoubé par l’empereur Yongle ?

Le célèbre amiral et les siens croisent son chemin en 1407, au retour de leur premier voyage chez les « barbares ». Il prennent alors l’initiative de ramener l’ordre sur l’actuelle île de Sumatra, « exterminant sans pitié » les « brigands ». Des Chinois sont à l’époque installés sur place, tout près du détroit de Malacca, depuis l’échec d’une expédition ordonnée par l’empereur Yuan Kubilai Khan plus d’un siècle auparavant.

Chen était « riche » et « se conduisait en tyran », assure Ma Huan. « Quand un bateau d’étrangers se présentait, il s’emparait de tous ses biens de valeur. » L’affrontement avec le récalcitrant fera date : selon les annales officielles Shilu, « on tua plus de 5 000 hommes de la bande des brigands. On brûla dix de leurs navires et on en captura sept. On saisit également deux sceaux de bronze usurpés et on prit vivants trois hommes dont Chen Zuyi. Quand, à son retour, Zheng He arriva dans la capitale, ordre fut donné de les décapiter tous. »

Quid des Wokou, avant tout des « bandits japonais » fin XIVème siècle, mais dont les chefs sont ensuite surtout chinois au XVIème siècle ? Ils ravagent les côtes, surtout de Chine et de Corée, entre les années 1540 et 1560. Contrebandiers, pirates, affairistes, ces marins profitent de la prohibition du commerce maritime outre-mer ordonnée par Pékin, et mènent, depuis leurs navires, des raids sur la terre ferme, pillant des villages entiers sur leur passage, empruntant les fleuves au besoin, et réglant parfois même des différends sur demande.

Le temps passe et les mêmes histoires reviennent. L’historienne Poala Calanca, spécialisée sur l’illégalité maritime et ses réponses en Chine, s’est beaucoup intéressée à l’époque des Wokou. Dans un article, elle livre ce commentaire, tout en poésie, au sujet des pirates qu’elle a étudiés : « Si les uns laissent en partie découvrir (dépositions) des bribes de leur existence, mais ont, le plus souvent, emporté leur vie au fond des mers, sur la potence ou perdue lors d’interrogatoires clos (faux aveux pour éviter les affres de la torture, vérités occultées parce qu’indicibles à l’empereur), les autres entrouvrent (correspondance administrative, écrits personnels) les différentes portes permettant de reconstituer plusieurs fragments d’une réalité complexe. »

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A propos de l'auteur
Journaliste basée à Accra (Ghana), Marine Jeannin est la correspondante de RFI, Le Monde, TV5 Monde, Géo et autres médias audiovisuelles et numériques francophones.