Histoire
Série : Chine, puissance maritime

La Chine maritime et navale (3/7) : la défaite fondatrice contre le Japon en 1895

La bataille du fleuve Yalu le 17 septembre 1894, qui vit la défaite de la flotte de Beiyang face à la marine japonaise. (Source : CMSEC)
La bataille du fleuve Yalu le 17 septembre 1894, qui vit la défaite de la flotte de Beiyang face à la marine japonaise. (Source : CMSEC)
La plaie reste béante près de 125 ans plus tard. En 1895, après deux batailles navales sur le fleuve Yalu et la base de Weihaiwei, la flotte de Beiyang, joyau de la marine impériale chinoise, était anéantie par les Japonais. Moment fondateur où les courbes s’inversent : la Chine des Qing perd définitivement sa position dominatrice en Asie, et le Japon de Meiji commence son ascension fulgurante.

Dossier spécial : La Chine de nouveau à flot

Nouvelle série au long cours d’Asialyst ! Pour marquer à notre façon le 70ème anniversaire de la Chine populaire en 2019, nous vous proposons de comprendre la puissance maritime chinoise dans toutes ses dimensions. Premier volet: « La Chine maritime et navale : hier et aujourd’hui ».

Entre les grandes expéditions africaines et moyen-orientales de Zheng He, au XVème siècle, et le 70ème anniversaire de la marine du régime communiste de Mao, en avril dernier, la Chine a dû repenser tout entier son rapport à la haute mer pour en refaire un élément constitutif de son identité millénaire. Elle s’était un temps repliée sur le continent mais constitue de nouveau une puissance maritime majeure, et même omniprésente. C’est aussi la deuxième force navale du monde en tonnage. Un retour aux sources pour ce vieux briscard des mers, qui rêve de tisser sa toile sur tous les océans.

Retrouvez ici tous les épisodes de notre série « La Chine, superpuissance maritime »

Peu de nations commémorent leurs défaites dévastatrices. En France, pas de jour férié pour Waterloo, ni pour l’armistice du 22 juin 1940. Mais en Chine, en 2014, pour les 120 ans de la défaite de la flotte de Beiyang face à la marine nippone lors de la bataille du fleuve Yalu le 17 septembre 1894, Pékin a voulu une commémoration. C’est une « plaie toujours ouverte dans la psyché nationale », écrivait alors le China Daily. La mère des « humiliations » face au Japon.
Cette bataille navale fondatrice est le point d’orgue de la première guerre sino-japonaise en 1894-95, dont l’enjeu premier fut le contrôle de la Corée. Le royaume ermite payait jusque-là un tribut à Pékin, mais il était de plus en plus convoité par Tokyo, qui avait pour ambition de chasser les Occidentaux d’Asie à son profit.
Les hostilités commencèrent avec un affrontement naval au large de la côte ouest de la Corée fin juillet 1894, une semaine avant que la guerre ne soit formellement déclarée entre Pékin et Tokyo le 1er août. Dans les neuf mois qui suivirent, le Japon avait détruit la flotte de Beiyang, mis en déroute les troupes de Pékin en Corée et en Chine, et remporté une victoire écrasante. Les Japonais s’emparèrent de territoires chinois stratégiques, dont l’île de Taïwan, et semèrent les graines d’une dispute maritime qui dure encore aujourd’hui. Parmi ces conquêtes nippones, les îles nommées Senkaku à Tokyo et Diaoyu à Pékin. Le Japon s’en rendit maître en janvier 1895, arguant qu’elles étaient « inoccupées ». La Chine répliqua que l’archipel avait toujours fait partie de son territoire « intrinsèque » et n’abandonna jamais sa revendication.
Pourquoi cette double bataille navale eut-elle des conséquences aussi profondes ? Qu’est-ce qui explique une défaite aussi cuisante ? Remontons dans le temps.

L’illusoire « auto-renforcement »

Qu’allait faire la Chine ? Se laisser humilier sans réagir ? Coup sur coup, elle venait de subir l’impensable : des puissances étrangères « barbares » avaient forcé l’entrée de son territoire durant deux « guerres de l’opium » (1839-42 et 1856-60). D’abord le Royaume-Uni seul, puis avec lui la France, les États-Unis et la Russie. Tous unis pour imposer ensuite à l’empire via une série de « traités inégaux » le développement de tout type de commerce, dont celui de l’opium, et des comptoirs jouissant des droits d’extraterritorialité. Comment se relever d’un tel traumatisme ?
En 1861, le Prince Gong est nommé régent, grand conseiller et chef du nouveau bureau des Affaires étrangères (Zongli yamen). Il se donne pour mission de faire la paix avec les puissances occidentales. Cela ne plaît pas à tout le monde, en particulier à l’impératrice Cixi et aux confucéens conservateurs, qui forment alors la majorité de l’élite chinoise. Mais le Prince représente un groupe de hauts fonctionnaires dont l’influence est incontournable : ils appellent à se renforcer face à l’Occident et estiment nécessaire d’adopter sa technologie militaire et son armement. C’est le début du « mouvement d’auto-renforcement » (ziqiang yundong).
Mais il ne faut pas se leurrer. Ce mouvement ne ressemblera jamais à la réforme décisive initiée par la restauration Meiji au Japon à partir de 1868. « L’auto-renforcement » veut se limiter à une modernisation militaire et économique, sans toucher à la réforme politique et sociale. Erreur fondamentale. Tandis que les Japonais acceptent de tirer un trait sur la féodalité pour entrer véritablement dans l’ère industrielle à l’occidentale, la Chine des Qing finissants ne sait faire que des petits pas et ne se remet jamais vraiment en cause. Cela va miner tous les efforts pour bâtir une marine impériale à même de défendre le pays.

La « meilleure flotte d’Asie »

Pourtant, le Prince Gong a su s’entourer d’hommes remarquables, qui auraient pu changer le cours de l’Histoire s’ils n’avaient été entravés par une partie de la Cour. Parmi eux, celui qui nous intéresse s’appelle Li Hongzhang. Général, héros de la révolte des Taiping, il occupe des postes importants au sommet de l’empire, dont celui de vice-roi de Zhili. Ce territoire sous autorité directe de l’administration impériale regroupe Pékin, Tianjin, le Hebei actuel et une partie du Henan et du Shandong. Li Hongzhang, surtout de 1872 à 1885, va jouer un rôle considérable dans la refonte du système militaire chinois. À partir de son armée de l’Anhui, il crée « l’armée de Beiyang » – « l’armée de l’océan du Nord » -, dont la célèbre « flotte de Beiyang » est le joyau.
C’est l’une des quatre flottes régionales chinoises modernisées. On peut dater sa création à 1871, lorsque quatre navires des provinces du Sud furent transférés vers le Nord pour patrouiller les mers bordant les régions septentrionales de la Chine. Stationnée dans le port de Weihaiwei, la flotte de Beiyang fut au début considérée comme la plus faible. Mais cela changea rapidement lorsque Li Hongzhang lui alloua la majorité des fonds destinés à la marine. En 1884, à la veille de la guerre franco-chinoise, elle était devenue la deuxième flotte régionale. En 1890, elle était la plus importante.
*Cambridge History of China (1980), volume 11, 2ème partie, pp. 106-107.
Pour renforcer la flotte de Beiyang, Li Hongzhang acheta en 1886 et 1887 quatre nouveaux croiseurs, dont deux britanniques et deux allemands*. Lorsqu’il les réceptionna en 1888, Li réorganisa la direction de sa marine selon les Régulations de la flotte de Beiyang. Ce document mélangeait les pratiques britanniques et chinoises. Pour commander la flotte, Li avait choisi en 1875 Ding Ruchang, l’un de ses colonels de l’armée de l’Anhui, un militaire au caractère bien trempé. En 1888, Li adjoint à l’Amiral Ding deux capitaines généraux de brigade, chacun aux commandes d’un cuirassé de 7 430 tonnes. Les croiseurs, pesant de 2 300 à 2 850 tonnes, furent placés sous le commandement de deux capitaines colonels. Les capitaines, bien que devant obéir à l’Amiral, avait une complète autorité à bord de leur navire et sur leurs adjoints en charge des finances et de l’approvisionnement. Avec un total de deux cuirassés, le Dingyuan et le Zhenyuan, sept croiseurs, six canonnières et six torpilleurs, la flotte de Beiyang était assurément impressionnante.
Plans du Dingyuan, le navire cuirassé allemand livré à la Chine en 1888. (Source : Sinojapanesewar)
Plans du Dingyuan, le navire cuirassé allemand livré à la Chine en 1888. (Source : Sinojapanesewar)

Modernisation tronquée

*Cambridge History of China (1980), volume 11, 2ème partie, pp. 255.
Cependant, Li Hongzhang fut dans l’incapacité de moderniser davantage la flotte de Beiyang. D’autant plus frustrant qu’il voyait bien que les Japonais acquéraient des navires plus modernes. Premier obstacle à l’achèvement de cette modernisation, les demandes toujours plus élevées en argent de l’impératrice pour construire le nouveau Palais d’été. En 1888-89, la flotte de Beiyang bénéficia d’un revenu annuel d’1,3 millions de taels*, soit juste assez pour maintenir l’escadre existante, ses installations et ses effectifs. En 1890, l’infrastructure de la base navale de Port-Arthur fut construite et terminée par une firme française pour un coût total de 3 millions de taels. Mais Li n’avait guère plus d’argent pour acheter un navire supplémentaire.
*Dominique Lelièvre, La transmission du savoir profane d’Alexandrie à la Chine jusqu’au 19ème siècle, L’Harmattan, 2018.
Autre souci majeur du vice-roi de Zhili : la formation d’effectifs qualifiés pour encadrer sa marine. Il devait compter sur l’académie navale de Tianjin pour s’approvisionner en officiers de rang inférieur. Li réorganisa l’académie en 1888*, avec la volonté de s’aligner sur les standards occidentaux : durcissement des critères de sélection au concours d’entrée, rallongement du cursus à six ans et neuf mois, dont plus de deux ans sur des navires de formation, examens réguliers… Mais les principes ne résistèrent pas à la corruption et surtout aux ennemis de Li qui sabotèrent le programme. La méfiance envers les formateurs étrangers, souvent exclus, le manque d’argent pour maintenir et améliorer la formation, empêchèrent l’émergence d’une génération d’officiers et de sous-officiers qualifiés au moment de la guerre sino-japonaise.
La flotte souffrait par ailleurs d’une pénurie de munitions. À tel point qu’elle se trouvait dans l’incapacité d’organiser des entraînements à feu réel ! Ce qui l’empêcha d’être prête pour une bataille navale de l’ampleur de la première guerre contre le Japon. Selon Philo McGiffin, conseiller naval du Zhenyuan, l’un des navires de la flotte, un grand nombre de munitions étaient « vieilles de treize ans et hors d’usage ».
Pour couronner le tout, la flotte de Beiyang dut subir les manquements moraux endémiques au sein-même de son commandement. Li Hongzhang avait choisi ses subordonnés pour leur loyauté plus que pour leur rectitude morale. Nombre d’officiers détournèrent l’argent public pour s’acheter les faveurs du chef des eunuques, Li Lianying.
Aussi Li Hongzhang avait-il conscience de la faiblesse de sa flotte. Face aux velléités belliqueuses du Japon en Corée, le vice-roi de Zhili avait ainsi sollicité, en vain, l’entremise des Russes puis celle des Anglais et des Américains, afin d’empêcher une guerre avec Tokyo. Une guerre qu’il savait devoir perdre.
La bataille du fleuve Yalu le 17 septembre 1894, du point de vue du navire japonais Saikyōmaru. Peinture de Hasegawa Chikuyō. (Source : Wikiwand)
La bataille du fleuve Yalu le 17 septembre 1894, du point de vue du navire japonais Saikyōmaru. Peinture de Hasegawa Chikuyō. (Source : Wikiwand)

Défaite annoncée

*Cambridge History of China (1980), volume 11, 2ème partie, pp. 109.
La guerre sino-japonaise est déclarée le 1er août 1894. Alors qu’à terre, l’armée chinoise de l’Anhui est défaite à Pyongyang, en mer, l’équation est différente. Bien que la flotte chinoise soit plus importante que la Japonaise, elle n’est pas entièrement mobilisée. Seule la flotte de Beiyang combat les navires nippons. La flotte de Nanyang ainsi que les deux autres escadres provinciales de Canton et Fuzhou restent « neutres », préférant se préserver*. Mais ce n’est pas tout : les navires chinois, plus importants en tonnage que ceux des Japonais, sont cependant plus vieux et plus lents !
Les deux marines se rencontrent le 17 septembre 1894 sur le fleuve Yalu dans la mer Jaune. La confusion handicape d’emblée le côté chinois lorsque le capitaine du vaisseau amiral annule les ordres de son supérieur, l’Amiral Ding, sur la formation de combat. La première salve du vaisseau amiral fait s’effondrer le pont, blessant Ding et son conseiller britannique, le capitaine William Lang. La flotte n’a plus de tête. Un autre conseiller étranger, le major prussien Constantin von Hanneken, prend le commandement mais se révèle inefficace. Résultat : après cinq heures d’échanges de tirs, les Chinois avaient perdu quatre navires et accusaient plus d’un millier de blessés. Les Japonais, eux, n’avaient perdu qu’un seul navire.
Les survivants de la flotte de Beiyang battirent en retraite à Port-Arthur, puis à la base navale de Weihaiwei. En novembre, les Japonais occupèrent Dairen (Dalian) et Port-Arthur du côté terre, rendant les canons postés sur les remparts inoffensifs. En février 1895, la défaite fut complète lorsque l’armée nippone prit possession de Weihaiwei depuis l’arrière et retourna les canons des remparts sur les navires chinois dans le port.
L’amiral Ding se vit alors proposer l’asile politique au Japon par son homologue nippon Ito Sukeyuki. Mais Ding Ruchang refusa et préféra se suicider par overdose d’opium dans son quartier-général de l’île Liugong. Son second, l’amiral Liu Buchan, ordonna le sabordage de son navire avec des explosifs, avant de se tuer à son tour. Les restes de la flotte de Beiyang se rendirent aux Japonais.
Après sa mort, Ding fut blâmé pour la défaite par le gouvernement Qing, et tous ses rangs et positions lui furent retirés à titre posthume. Cependant, son suicide lui valut le respect des Japonais ainsi que de nombreux membres de l’armée chinoise. À la demande de généraux survivants, il recouvra tous ses rangs en 1911, et sa famille put lui donner une sépulture en 1912, après la révolution chinoise de 1911 qui renversa la dynastie Qing. La chute de l’empire avait, quant à elle, déjà commencé avec la défaite sur le fleuve Yalu.
Le suicide de l'Amiral Ding Ruchang après la défaite face au Japon en février 1895. Peinture de Toshikata Mizuno (1866–1908) (Source : Wikimedia Commons)
Le suicide de l'Amiral Ding Ruchang après la défaite face au Japon en février 1895. Peinture de Toshikata Mizuno (1866–1908) (Source : Wikimedia Commons)

La « leçon » du Général Fan Changlong

Un siècle plus tard, la Chine des Réformes lancées par Deng Xiaoping n’a toujours pas digéré la déroute de la flotte de Beiyang. C’est qu’elle se compare directement à la période de modernisation de la fin des Qing. Les défaillances institutionnelles dans la marine impériale sont l’exemple exact de ce que la Chine ne doit plus reproduire. Avec Xi Jinping, le pays s’est engagé dans de nouvelles réformes militaires pour améliorer les fondements de l’Armée populaire de libération (APL) et de sa marine. Le troisième plenum du XVIIIème congrès du Parti en novembre 2013 a été clair : il faut « opérer un certain nombre de changements profonds tels qu’une coopération interarmées plus intense, une formation plus réaliste et une meilleure discipline militaire ». À l’été 2014, lorsque le pays commémore la défaite du fleuve Yalu en 1894 face au Japon, le Général Fan Changlong, l’un des deux vice-présidents de la Commission militaire centrale du Parti, publie un essai dans Qiushi (À la recherche de la vérité), la revue officielle du Comité central du PCC.
L’essai veut tirer les « leçons historiques » de la défaite 120 ans plus tôt. La réforme de l’APL doit mettre l’accent sur « l’innovation stratégique » et ne plus se reposer sur des équipements « obsolètes » et des directives opérationnelles « idéologiquement conservatrices ». C’est la leçon des Qing, selon lui : la Chine actuelle doit se libérer du « conservatisme, du dogmatisme et de l’esprit de clocher ».
Bien que les Qing eurent tenté une modernisation pendant trois décennies avant la guerre sino-japonaise, les « sciences et technologies nationales de défense » restaient « faibles » en raison d’une « trop grande dépendance aux autres pays ». C’est encore le cas de la Chine aujourd’hui, prévient le général Fan. Il faut donc privilégier « l’innovation indigène ».
La dernière dynastie impériale, note encore Fan, a « actualisé » l’équipement de son armée mais n’a pas su changer son « organisation », son « système » militaire. La réforme fut donc « superficielle », martèle le Général qui n’oublie pas non plus le « manque de compétence » et « d’éthique » au sein de l’armée impériale.
Fan Changlong avertit : c’est aujourd’hui tout le sens de la « lutte anti-corruption » lancée par Xi Jinping en 2013 et qui a frappé de plein fouet l’APL. « Si les militaires sont corrompus, insiste le Général, ils ne pourront mener aucune bataille, et encore moins en gagner. » Ce qu’il oublie de préciser, à dessein, c’est que les « tigres » militaires capturés ces dernières années ont en réalité subi une purge politique. À l’image du Général Xu Caihou, accusé d’avoir comploté avec Bo Xilai, l’étoile déchue du Parti, pour prendre le pouvoir en 2012, à la place de Xi Jinping. L’histoire de la marine chinoise est loin d’être finie.
Par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).