Histoire
Série : Chine, puissance maritime

La Chine maritime et navale (1/7) : les aventures de Zheng He

L'Amiral chinois Zheng He lors d'une de ses expéditions. Dessin : Baptiste Condominas. (Copyright : Baptiste Condominas)
L'Amiral chinois Zheng He lors d'une de ses expéditions. Dessin : Baptiste Condominas. (Copyright : Baptiste Condominas)
En République populaire, l’amiral Zheng He est un héros utilisé par le régime pour symboliser cette « Chine millénaire » et fière de sa puissance. Il y a six siècles, l’empereur Yongle le dépêche aux confins du monde connu, de l’Inde à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient, à la tête d’une imposante flotte. Il a pour mission d’exporter l’éclat de la dynastie Ming. À l’autre bout du monde, au même moment, les navigateurs occidentaux tâtonnent. Une histoire instructive, à l’heure où Pékin se projette de nouveau sur les mers avec défiance.

Dossier spécial : La Chine, superpuissance maritime

Nouvelle série au long cours d’Asialyst ! Pour marquer à notre façon le 70ème anniversaire de la Chine populaire en 2019, nous vous proposons de comprendre la puissance maritime chinoise dans toutes ses dimensions. Premier volet: « La Chine maritime et navale : hier et aujourd’hui ».

Entre les grandes expéditions africaines et moyen-orientales de Zheng He, au XVème siècle, et le 70ème anniversaire de la marine du régime communiste de Mao, en avril dernier, la Chine a dû repenser tout entier son rapport à la haute mer pour en refaire un élément constitutif de son identité millénaire. Elle s’était un temps repliée sur le continent mais constitue de nouveau une puissance maritime majeure, et même omniprésente. C’est aussi la deuxième force navale du monde en tonnage. Un retour aux sources pour ce vieux briscard des mers, qui rêve de tisser sa toile sur tous les océans.

Retrouvez ici tous les épisodes de notre série « La Chine, superpuissance maritime »

Au XVème siècle, le Portugal se lance dans ses grandes explorations maritimes le long de la côte occidentale de l’Afrique, poussant toujours plus loin vers le Sud. Le petit pays lusitanien, revivifié par une révolution bourgeoise réussie à la fin du siècle précédent, est avide de terres, de richesses, d’épices, de découvertes. L’esprit de croisade anime encore ces chrétiens.
Des bourgeois, de la ville portugaise de Lagos notamment, participent aux expéditions pionnières organisées par le fils du roi, le prince Henri, dit « le Navigateur ». Relativement indifférents aux pays rencontrés, ces hommes poursuivent une quête : l’Inde, souvent confondue avec la Chine, contée dans Le Devisement du monde de Marco Polo. Un livre daté de 1298, et rapporté de Venise par Pierre, le frère de Henri.
Dénouer l’étau commercial de Venise et des musulmans est alors un enjeu pour les Européens de la façade Atlantique. Il faut contourner le continent africain par le Sud et plonger vers le Nord-Est dans l’océan Indien, jusqu’à la grande cité portuaire de Calicut. Pour la traversée dans ces eaux inconnues, on s’appuiera au besoin sur les connaissances d’un musulman ou d’un Indien.
Fin XVème siècle, l’affaire est bien engagée : le port de Lagos, cette fois au Nigeria, au bord du golfe du Bénin, a été fondé depuis déjà longtemps par les Portugais qui, par la suite, mettront la main sur le Brésil. Et en 1498, après avoir franchi le cap de Bonne Espérance dans le sillage du précurseur Bartolomeu Diaz, Vasco de Gama a enfin atteint l’Inde tant espérée.

Des ombres chinoises dans l’océan

En 1503, une flottille portugaise vogue à son tour vers l’Inde, et plus précisément vers le port de Cochin. Elle doit y rejoindre le navigateur Afonso de Albuquerque. À la tête d’un des navires, le capitaine António de Saldanha, qui sera le premier Européen à accoster sur le site de l’actuelle ville du Cap, en Afrique du Sud, consigne ce qu’il apprend dans l’océan Indien.
* « La voix de la prophétie : informations portugaises de la moitié du XVIème siècle sur les voyages de Zheng He », Jorge M. dos Santos Alves dans Zheng He. Images & Perceptions, éditions Harrassowitz Verlag, 2005.
Il note que les habitants de Socrota, petite île au large de l’actuel Yémen, se souviennent que bien avant les Portugais, d’autres navires sont arrivés de très loin, avec à leur bord des équipages « aussi blancs » qu’eux*. Et au moment de décrire Kollam, en Inde, il affirme qu’il y a sur place des descendants de ces expéditions, et que ces gens sont des « Chinois », des vrais, venus des confins de l’Asie.
Quelques années plus tôt, le souverain de Calicut n’est lui-même pas spécialement étonné par l’arrivée des Portugais ; juifs, musulmans, chrétiens, nombreux sont ceux qui, marchands ou religieux, les ont précédés dans sa cité-État, une escale fréquentée depuis fort longtemps. Mais, fait notable, ce râja leur propose d’installer leur comptoir dans des remparts fortifiés utilisés autrefois par les Chinois, qu’on n’a plus vus de longue date.
Bien plus loin à l’Est, dans les années 1510, Tomé Pires décrit comment le détroit de Malacca, carrefour maritime clé entre la mer de Chine méridionale et l’océan Indien depuis des millénaires, a participé dans un passé relativement récent à un « ordre chinois du monde », et comment l’ombre de la suzeraineté de l’empire plane encore sur les lieux. En 1528, le sultan de Johor, entrant en contact avec les Portugais, propose de leur payer ce qui revenait autrefois « au roi de la Chine ».
L'entrée de la nécropole de Hongwu, fondateur de la dynastie des Ming, à Nankin. (Source : Wikimedia Commons)
L'entrée de la nécropole de Hongwu, fondateur de la dynastie des Ming, à Nankin. (Source : Wikimedia Commons)
Pendant leurs « découvertes », les Européens consignent une multitude de vestiges chinois datant d’une époque révolue : du patrimoine urbain sur les côtes indiennes du Kerala et du Coromandel, mais aussi à Ceylan (l’actuel Sri Lanka), aux Maldives ou sur l’île de Tanah, dans l’Indonésie actuelle. Ils remontent le fil de cette emprunte, omniprésente en mer de Chine méridionale, jusqu’à entrevoir la tanière du dragon, à Macao.
Pour mesurer la trace que la Chine a laissé jusqu’au Kerala, plusieurs éminents chroniqueurs de l’époque, dont le naturaliste Garcia de Orta, évoquent dans leurs écrits l’existence, à Cochin, d’une stèle chinoise en pierre vieille d’un siècle. Elle semble pratiquement fonder la légitimité du pouvoir du souverain local ; un objet jalousé par ses voisins, et tout particulièrement le râja de Calicut, tant sa charge symbolique est forte.
Gaspard Correa affirmera plus tard que dans le pays de Cananor, plus au Nord, une légende racontait, en 1498, que l’Inde serait un jour « dominée par un roi venu de très loin, avec des gens blancs, qui feraient beaucoup de mal à tous ceux qui ne seraient pas leurs amis ». D’autres Blancs, confirme-t-il, venus à la fois de Chine, de Malacca et des Ryukyu, en mer de Chine orientale, sont arrivés bien avant. Mais il ne s’agissait pas des conquérants de la prophétie, selon les sorciers.
En 1622, Duarte Gomes de Solis écrit : « La Chine est le plus puissant, le plus riche, le plus commerçant et le plus fertile de tous les pays que l’on connaisse sur terre, et est si peuplé de gentils que ceux-ci semblent ne pas tenir dans leur territoire, puisqu’ils habitent sur les fleuves, sont sortis de leur pays, et ont même conquis l’Inde ; pourtant l’expérience a montré qu’il valait mieux ne pas se diviser et ils se sont repliés. » L’économiste conclut qu’ils n’ont plus jamais quitté leur lit.

« Ming », l’histoire d’un grand éclat

La Chine, pays réputé centré sur lui-même, a donc selon les Portugais « conquis » l’Inde et marqué l’océan tout autour, à des milliers et des milliers de kilomètres de ses côtes, avant les Européens. Puis elle s’est retirée. Le mot « conquête » est un peu fort, mais cette histoire est avérée. Elle prend racine au moment de la chute de la dynastie mongole des Yuan, fin XIVème siècle, plus de 100 ans avant les épopées de Vasco de Gama et Colomb.
Né paysan, Zhu Yuanzhang est le général rebelle qui, en 1368, prend le contrôle du centre décisionnel des Yuan, à savoir la ville de Pékin, que les Mongols appellent Dadu. Fondateur de la dynastie des Ming, il règne 30 ans. C’est l’ère Hongwu. Il tente déjà, entre autres tâches, de renouer des relations avec ses voisins depuis la nouvelle capitale, son fief de Nankin.
À sa mort, son petit-fils lui succède, ouvrant l’ère Jianwen. Mais cette dernière sera de courte durée. Car l’un des fils de Hongwu, jusqu’ici chargé de la défense de l’ex-capitale Yuan, dépose son neveu. Intronisé au tout début du XVème siècle à Nankin, feu le prince Zhu Di ouvre l’ère Yongle. Il a une soif insatiable de légitimité et de prestige.
Sur le continent, il parachève le Grand Canal. Dans le Nord, on lui attribue la Grande Muraille sous sa forme actuelle. À Pékin, ville où il a écrit sa légende et dont il fait de nouveau la capitale, il ordonne la construction de la Cité interdite. Et sur les mers, c’est lui qui va projeter l’empire dans une vaste aventure à travers le grand « océan de l’Ouest ». Pour l’État chinois, plurimillénaire, c’est sans équivalent.
Portrait de l'empereur Yongle/Chenzu. (Source : Wikimedia Commons)
Portrait de l'empereur Yongle/Chenzu. (Source : Wikimedia Commons)
Dès ses débuts, le troisième empereur de la dynastie Ming est dédaigné par les confucéens, qui lui reprochent son violent coup d’État et son ambition volontariste. Nombre d’entre eux le boudent, et son projet de rassembler une impressionnante encyclopédie littéraire, la Yongle dadian, ne suffit guère à les amadouer.
Yongle s’entoure d’eunuques fidèles, une « caste » que son père avait tenté d’écarter du pouvoir sans y parvenir vraiment. Ces derniers seront de tous les projets que les confucéens désapprouvent ou dénigrent. Le préféré de l’empereur s’appelle Zheng He : il est surintendant de l’office des eunuques.
* « Zheng He, héros ethnique des Hui ou musulmans chinois », Françoise Aubin dans Zheng He. Images & Perceptions, éditions Harrassowitz Verlag, 2005.
Zheng He serait né vers 1371 au Yunnan (nord du Vietnam), dans une famille musulmane nommée Ma*. Son père a effectué le pèlerinage à La Mecque. Il a 11 ans, lorsqu’en 1382, la nouvelle dynastie de Hongwu conquiert sa région. Il subit la castration avant d’être placé au service du prince Zhu Di, qu’il accompagne dans ses succès contre les Mongols à Pékin, et dans sa prise de pouvoir à Nankin.
*Le dragon de lumière. Les grandes expéditions des Ming au début du XVème siècle, Dominique Lelièvre, éditions France-Empire, 1996. Auteur également de Voyageurs chinois à la découverte du monde, aux éditions Olizane (2014) et de La transmission du savoir profane d’Alexandrie à la Chine jusqu’au XIXème siècle, éditions L’Harmattan (2018).
Des archives familiales lui attribuent une haute taille, une belle corpulence et une voix aussi sonore qu’une cloche*. À la fin du coup d’État, pudiquement appelé « guerre de succession », le nouveau Fils du Ciel lui confère, en 1404, au premier jour de l’année chinoise, le nom de Zheng. Peut-être aussi le prénom He. Il est nommé grand amiral d’une flotte de haute mer dont il va superviser la constitution.

Quand la Chine déploie ses jonques

Sur le fleuve Bleu, on applique aussitôt les techniques du Fujian et de Canton, régions côtières méridionales, pour fabriquer une multitude des navires de tailles diverses, des « jonques ». La Chine possède à l’époque une très riche connaissance maritime et fluviale ; Marco Polo, Odoric de Pordenone et Ibn Battuta en ont témoigné. Pendant des siècles, l’empire s’est en fait nourri d’échanges, avec des pays dont la science remonte à très loin.
*La marine chinoise du Xème siècle au XIVème siècle, Jacques Dars, Economica, 1992.
Les savoirs maritimes accumulés depuis plusieurs dynasties sont mobilisés. On travaille ardemment différentes sortes de conifères ; on utilise les arbres plantés sous Hongwu*. Certains navires sont renforcés d’une triple épaisseur de coque, aime-t-on préciser de nos jours. Ils abriteraient par ailleurs de multiples cloisons étanches, technique que la Chine a fait inscrire au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco en 2010.
* « The colossal Ships of Zheng He: Image or Reality ? », Sally K. Church dans Zheng He. Images & Perceptions, éditions Harrassowitz Verlag, 2005.
Notons néanmoins qu’encore aujourd’hui, lorsque les passionnés débattent des méthodes alors utilisées, ou de la taille des plus grandes jonques construites à cette époque, ils demeurent bien incapables de tomber d’accord. D’après le Ming Shi, les plus grands navires de l’époque de Zheng He, les baochuan ou « bateaux-trésor », mesurent 44 zhang de long et 18 zhang de large, soit environ 138,4 mètres sur 56 mètres*. À une vingtaine de mètres près, c’est tout de même la longueur de l’actuel destroyer 117 Xining.
De tels navires en bois étaient-ils assez solides pour affronter la haute mer et suffisamment manœuvrables dans les ports et estuaires ? Certains spécialistes préfèrent retenir des dimensions au moins deux fois inférieures, ce qui reste énorme. Ces jonques, gréées de nombreuses voiles, pouvaient parait-il, pour les plus grandes, être armées de neuf mâts.
Carte des expéditions de l'amiral Zheng He. (Crédits : Jeremy Masse pour la cartographie / Baptiste Condominas pour le dessin / Asialyst)
Carte des expéditions de l'amiral Zheng He. (Crédits : Jeremy Masse pour la cartographie / Baptiste Condominas pour le dessin / Asialyst)
En 1405, trois ans seulement après le coup d’État, Zheng He fait graver une épitaphe pour son père dans le Yunnan, puis il prend la mer, à la tête d’une armada composée de dizaines et de dizaines de jonques. Elles embarquent une multitude de marins, des artisans, des diplomates, des militaires, des religieux, des médecins, des cartographes, des herboristes et toute une suite d’esprits curieux et cultivés. Selon les données officielles, l’amiral commande plus de 27 000 hommes.
Afin de faciliter le dialogue lors de ces voyages, comme en Asie centrale au demeurant, un institut d’interprètes est remis sur pied en 1407. Des marins sont recrutés dans les communautés côtières, notamment des Arabes. Les Chinois ont des boussoles, des routiers. La nuit, ils s’appuient sur des étoiles répertoriées. Ils ne partent pas à l’aveugle, loin s’en faut.
La « Grande Flotte » est armée pour parer à toute éventualité. En sus des fantassins et autres arbalétriers, elle embarque des cavaliers et leurs montures, ainsi que des machines de guerre. Les bombardes intimideront pirates intrépides et roitelets hostiles. Il semble que les navires remontent moins bien le vent, mais cela ne pose aucun problème tant qu’il suffit de se laisser porter par la mousson. Ce que feront les Chinois pour gagner Ormuz, par exemple.
L’année du premier départ de Zheng He, en 1405, est aussi celle de la mort de Tamerlan, qui voulait marcher sur la Chine. Dix ans après, une escadre de la Grande Flotte atteint finalement la Perse dans l’autre sens, mais il n’est alors nullement question de lancer des hostilités ; grâce aux émissaires dépêchés par Yongle, les relations avec les successeurs du célèbre conquérant sont, à l’inverse, en passe de se normaliser.

Les sept voyages du grand amiral

Les experts s’interrogent encore aujourd’hui sur le pourquoi de cette épopée maritime, aventure unique dans toute l’histoire de la Chine. S’agit-il simplement de retrouver et de capturer le jeune prédécesseur de l’empereur Yongle, dont on soupçonne qu’il est encore en vie ? Les moyens mis en œuvre seraient, dans ce cas, extravagants et inadaptés. L’explication, à l’évidence, est ailleurs.
Peut-être faut-il s’assurer que le détroit de Malacca reste ouvert au commerce ? Face à l’essor des Javanais, le premier empereur mongol de Chine, Kubilai, a déjà essayé d’y envoyer des troupes par bateau, fin XIIIème siècle. Il a d’ailleurs échoué. À l’époque de Yongle, la route terrestre de la soie, par l’Asie centrale, est perturbée par des Mongols insoumis. Hongwu a déjà eu l’ambition de faire des Ryukyu un important centre de transbordement des marchandises entre la Chine et d’autres parties de l’Asie.
L’objectif est également politique et diplomatique. Sur sa route, Zheng He étale, par la majesté de ses navires, par ses présents, tout le prestige des Ming et de leur nouvel empereur. Il ramène en Chine une part d’exotisme, et des émissaires. Son père avait-il déjà initié ce mouvement de relations « amicales » à l’étranger ? Yongle va l’amplifier. Le Fils du Ciel ne demande aux dirigeants côtiers, plus faibles militairement, que d’accepter sa souveraineté.
Une souveraineté d’ailleurs toute théorique pour la lointaine Chine. Il suffit de pratiquer le système des tributs, un échange mutuel de cadeaux. C’est souvent tout bénéfice pour le roitelet qui y consent : les produits chinois, très recherchés, revalorisent son règne qui peut, en sus, profiter de la protection d’un très puissant allié. Les Chinois n’exigent aucune terre, aucun changement politique, aucune conversion. L’entreprise coûtera cher à l’empire, qui expédie des cadeaux plus raffinés que ce qu’il ramène avec lui.
Statue de Zheng He à Malacca, en Malaisie. (Source : Wikimedias Commons)
Statue de Zheng He à Malacca, en Malaisie. (Source : Wikimedias Commons)
Au total, Zheng He dirige sept expéditions, entre 1405 et 1433. Les six premières sont ordonnées par Yongle. Chacune longe les côtes orientales chinoises en direction du Sud, traverse la mer de Chine méridionale puis franchit Malacca. Le premier objectif, c’est l’Inde. Puis il s’agit, au fil des années, de rejoindre le golfe Persique, et enfin l’Afrique orientale, qui sera longée.
Encore une fois, les jonques de Zheng He nouent une diplomatie qui n’impose qu’une vassalité de principe. En comparaison, les futurs arrivants portugais auront tôt fait de se forger une réputation méritée d’agressivité. De surcroît, les biens offerts par les Portugais n’auront, au début, que bien peu de valeur, comparés aux objets de luxe apportés par les Chinois.
Malgré les intentions pacifiques, l’épopée du grand amiral ne va pas sans affrontements. On ne saurait manquer de respect aux navires et aux envoyés de l’empereur ! Sur le chemin, les pirates sont exterminés sans pitié. Quant aux rois récalcitrants, ou aux usurpateurs, ils sont chassés sans ménagement, ou amenés prisonniers en Chine. L’empereur décide alors de leur sort.
Peut-être les capitaines d’escadre prennent-ils, parfois, fait et cause pour des « colons » chinois dans leurs conflits avec les indigènes ? Peut-être tranchent-ils à leur manière des litiges locaux, la paix impériale étant à ce prix ? Quoi qu’il en soit, pacifisme ne signifie pas angélisme ; les stèles que Zheng He fait graver pour rendre compte de ses péripéties chez les « barbares » sont sans la moindre ambiguïté sur ce point (voir notre « storymap »).

Le grand repli des Chinois

Le système des tributs empêche théoriquement les officiels de commercer. Représentant l’empereur, ils ne sauraient s’abaisser à ce genre d’activités. Mais dans les faits, les fonctionnaires, tout comme les eunuques et autres membres d’équipage, ne s’en privent probablement pas. Émerveillées au retour des navires, les cours chinoises sont désireuses des produits exotiques que ne doivent pas manquer de leur rapporter, contre faveurs, tous ces marins.
Entre 1431 et 1433, Xuande, petit-fils de Yongle, lance un septième voyage, toujours dirigé par Zheng He. Il faut au moins raccompagner chez eux les ambassadeurs venus en Chine du temps de son grand-père. La flotte du vieil amiral revisite presque tous les pays rencontrés précédemment, y ajoutant peut-être les lieux saints de l’islam (Djeddah sûrement, Médine et La Mecque, c’est moins sûr). Xuande décède jeune, en 1435. Peu après l’eunuque, de ce que l’on en sait.
Le sempiternel discours confucéen – pourquoi dépenser tant d’argent et d’énergie pour quelques produits exotiques ? – reprend ensuite le dessus. D’autant que le pays n’est pas au mieux et que les Mongols redeviennent agressifs. Ils captureront l’empereur Zhengtong en 1449. Côté Vietnam, les Annamites ont, pour leur part, recouvré leur indépendance dès 1427. L’heure n’est plus au grand large.
Les bateaux-trésor et les autres jonques impériales de Zheng He n’auront, au final, parcouru les mers que 28 ans. Aussi est-il bien difficile de dresser un bilan, quand on sait que les découvertes européennes durèrent des siècles. D’autant que pour empêcher l’eunuque Wang Zhi d’entreprendre de nouvelles expéditions, un haut fonctionnaire, Liu Daxia, brûle vers 1470-80 tous les documents officiels relatifs aux expéditions de Zheng He.
Réplique de la stèle de Galle, sur l'île de Ceylan, le Sri Lanka actuel, écrite en trois langues (1409). (Source : Wikimedias Commons)
Réplique de la stèle de Galle, sur l'île de Ceylan, le Sri Lanka actuel, écrite en trois langues (1409). (Source : Wikimedias Commons)
*Le périple de Zheng He aurait notamment donné une impulsion supplémentaire à la demande chinoise d’épices avec comme conséquence une hausse des cours en Europe. Cf. Power and Plenty. Trade, War and the World Economy in the Second Millennium, Ronald Findlay et Kevin O’Rourke, Princeton University Press, 2007.
Au niveau diplomatique, faute d’être entretenus, les liens vont se distendre entre la Chine et ses anciens « vassaux ». Ce retrait favorisera sûrement les ambitions européennes, d’abord portugaises et espagnoles. Au niveau commercial, on ne sait si les expéditions eurent un réel effet d’entraînement*. Contrairement au Portugal, les marchands n’y sont guère associés officiellement. Cette aventure étatique manque singulièrement de relais sociaux.
*Piraterie et contrebande au Fujian. L’administration chinoise face aux problèmes d’illégalité maritime (XVIIème-début XIXème siècle), Paola Calanca, Les Indes savantes (2011).
Par la suite, les Ming, profitant à leur tour du trafic américain, bénéficient globalement d’un très bel essor commercial, malgré les entraves mises par le gouvernement aux échanges maritimes. Mais la marine impériale, abandonnée, périclite. L’intensification de la piraterie des Wokou*, sur les côtes chinoises, conduit à une reprise en main de l’outil, mais les finances suivent difficilement. La Chine est accaparée par le Nord, où se tient de nouveau sa capitale, et le Nord est harcelé par les Mongols. Les Mandchous s’en mêleront pour finalement renverser les Ming en 1644.
Au niveau scientifique, on sait peu de choses. Comme des érudits sont membres des expéditions, des plantes exotiques intègrent les ouvrages, des animaux sont exhibés, enregistrés, des objets sont répertoriés. Les rares récits des participants, dont celui de Ma Huan, restent toujours des sources d’informations ethnographiques très intéressantes sur les pays visités.
La cartographie en profite aussi. L’île de Timor ne serait pas inconnue. Peut-être une ou deux jonques ont-elles pu atteindre l’Australie, ou encore franchir le cap de Bonne Espérance vers l’Ouest. Mais rien n’est moins sûr. Quoi qu’il en soit, aucun élément ne permet d’affirmer qu’une escadre Ming réalisa le tour du monde, découvrant l’Amérique avant Colomb, en 1421, comme le prétend l’auteur britannique Gavin Menzies.

Matérialisme à la Chinoise

* « Sanbao taijian en Indonésie et les traductions malaises du Xiyang ji », Claudine Salmon dans Zheng He. Images & Perceptions, éditions Harrassowitz Verlag, 2005.
Malgré le mépris des confucéens, la figure de Zheng He n’a pas manqué de devenir populaire en Chine. Très tôt, des romans plus ou moins fabuleux lui ont été consacrés. Le Récit des voyages de l’eunuque Sanbao dans les mers de l’Ouest, daté de 1597, est le plus ancien. Il a été édité au moins 15 fois jusqu’à la fin du XXème siècle dans le pays, rencontrant également un franc succès chez les descendants de Chinois en Indonésie, où il fut traduit en malais et en javanais au XIXème siècle*.
L’intérêt porté au chef des eunuques de Yongle est toujours grand dans l’archipel indonésien. En 2004, un roman fleuve intitulé La première expédition de Sanbao Gong, fiction qui se déroule principalement en Insulinde, est publié par l’auteur Remy Sylado sur commande d’un admirateur sino-indonésien de Semarang. Quant au Gedung Batu, ensemble construit en l’honneur de l’amiral sur l’île de Java, il a été rénové.
En Asie, des temples bouddhistes sont dédiés à l’amiral chinois, et l’on trouve des timbres à son effigie jusqu’à Madagascar. Au Kenya, où des vestiges ont été retrouvés, des habitants de Lamu affirment qu’ils descendent eux-mêmes des expéditions de Zheng He. Mais il convient de mentionner que bien avant les Ming, des Asiatiques ont fréquenté les rives africaines. Le malgache est d’ailleurs une langue austronésienne.
De nos jours, lorsqu’un pêcheur de l’île de Hainan revendique des droits historiques sur la mer de Chine méridionale, il faut comprendre qu’il a été imprégné par le faste du 600ème anniversaire de toutes ces aventures, en 2005. Et chez les Hui, musulmans de Chine qui abritent notamment la descendance de la fratrie Ma, l’aïeul Zheng He est carrément devenu un mythe : sa filiation, ce n’est pas avéré du tout, remonte à Mahomet en personne, croit-on.
A découvrir, l’épopée de Zheng He en Storymap : sur les cartes, double-cliquez pour zoomer. Pour dézoomer : maj + double-clic. Cliquez sur ce lien pour visionner ce Storymap en plein écran.

Aucune flotte européenne n’aurait fait le poids face à Zheng He. Aussi, l’évocation de ce héros s’avère utile, non seulement en Chine mais également dans toute une partie océanique du monde actuel. L’amiral était déjà mentionné dans les années 1960 en Afrique, lorsque le PCC interférait dans la lutte armée alors en cours au sein des… colonies portugaises. En 1963, le Premier ministre chinois effectue un long déplacement sur ce continent, et dans plusieurs discours, notamment à l’OUA, Zhou Enlai fait référence au célèbre navigateur.
En 1983, le cénotaphe de l’eunuque, situé à Nankin, est restauré et plusieurs ouvrages lui sont de nouveau consacrés. Lors des Jeux olympiques de Pékin, en août 2008, les chorégraphies de la cérémonie d’ouverture s’arrêteront longuement sur les pérégrinations de l’amiral. En Chine populaire, le 11 juillet est devenu le Jour de la mer : la date, gravée dans la roche, commémore le départ de la première des sept aventures de l’eunuque.
Cette réhabilitation appuie de nos jours les ambitions de Pékin, bien moins continentales qu’à l’époque de Mao. « Ces pionniers ont gagné leur place dans l’histoire, non comme des conquérants sur des bateaux de guerre, munis d’armes ou d’épées. On se souvient d’eux comme des émissaires de l’amitié conduisant des caravanes de chameaux ou des bateaux transportant des trésors », déclarait Xi Jinping en 2017, au moment de présenter ses « Nouvelles Routes de la Soie », qui empruntent les mêmes axes maritimes que la Grande Flotte.
Face aux Malaisiens, l’ancien président Hu Jintao ne procédait pas autrement. « Voyez comme la Chine de Zheng He était pacifiste », répètent à l’envi les dirigeants communistes actuels, qui voient grand sur les océans et maintiennent des prétentions hégémoniques sur des îles et îlots où aurait pu croiser Zheng He, du Japon jusqu’à l’Indonésie. L’eunuque est devenu l’incarnation de l’appel du grand large, dans son pays. Mais il faudra attendre la deuxième moitié du XIXème siècle pour que l’empire, oscillant entre yin et yang, se laisse retenter par la compétition maritime internationale.
Par Igor Gauquelin

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A propos de l'auteur
Journaliste et responsable d'édition multimédia pour le site internet de Radio France internationale, en charge de la rubrique Chine maritime et navale à Asialyst.